Rencontres philosophiques de Langres 2019 - Le temps
La neuvième édition des Rencontres philosophiques de Langres porte sur le thème du temps.
Problématique et enjeux
Nous appréhendons le temps comme la source de tout changement, comme une promesse de renouveau ou même de progrès. Mais avec lui, l'intensité de la vie se mêle aux langueurs de l'ennui comme aux esquisses de la mort. La philosophie recueille et réfléchit cette expérience contrastée. Elle tente de la décrire aussi précisément que possible, et la questionne, pour ce qu'elle peut susciter d'étonnement au regard de ce que tenons pour la réalité des choses. Il est singulier que le passé puisse être à ce point présent - ne point passer justement - et même prendre figure d'avenir ; que la durée la plus fluide et la mieux continuée vienne parfois se rompre sur des instants dont on ne perçoit ni la provenance ni la destination, mais qu'on dit volontiers et comme par défaut « éternels ». Ainsi le temps paraît tenir à l'individualité et à la labilité de nos existences, d'une part, aux tensions et aux constructions sociales dans lesquelles elles sont prises, entravées, contraintes, d'autre part.
Réduction ou tension qui, d'elle-même, interroge. N'a-t-on pas trop vite fait de rapporter le temps à l'appréhension que nous en avons, ou même à la mesure objective que les sciences nous en proposent ? Car soudain, ce sont sa réalité et son unité qui apparaissent incertaines. Or quand nous disons : « le temps », c'est bien avec l'intime conviction qu'il existe. Que serait le monde, et pas seulement notre monde, sans le temps ? Mais si le temps fait partie des évidences du quotidien, il ne se laisse pas aisément saisir ou considérer en lui-même, dans ce qui pourrait constituer sa réalité propre et susceptible d'être, sinon séparée, en tout cas distinguée. Et derechef, on est précipité dans ce halo de croyances et de représentations, acquises et fugitives à la fois, où se confondent « en temps réel » ce qui est et ce qui est dit de ce qui est.
Les Rencontres philosophiques de Langres ont permis d'explorer ces différentes frontières : celle du temps très intimement vécu et du temps socialement ou objectivement construit ; celle du temps humainement approprié, assimilé même, et celle du temps qui déplace, au point de les bouleverser parfois, nos institutions, nos représentations, nos croyances les plus assurées.
Conférences à écouter ou à lire
Conférence inaugurale
Frank Burbage, inspecteur général de l'éducation nationale, doyen du groupe philosophie.
Que chaque chose puisse ou même doive être située et considérée « en son temps » ou même « bonne en son temps » : cette maxime traditionnelle ne nous reconduit pas seulement à une expérience banale, augmentée parfois de l’idée qu’il existerait un ordre harmonieux du monde, donné par la nature ou voulu par les dieux ; elle exprime une exigence inaboutie, peut-être même un idéal inaccessible, l’un et l’autre rapportés à l’absence d’un temps qui soit pleinement approprié à chaque chose, ou à chacun. Ce temps- là manque – comme si nous l’avions perdu, ou comme s’il était encore à venir. Pascal nous le dit à sa manière dans l’un des fragments de ses Pensées, consacré au divertissement : sans cesse « nous errons dans des temps qui ne sont point nôtres ». Mais que serait le temps s’il était vraiment celui de chaque chose, s’il était vraiment le nôtre ? Serait-il encore le temps ?
Aspects du temps dans l'Antiquité
Télécharger le texte de la conférence Aspects du temps dans l'Antiquité, Jean-Louis Poirier, inspecteur général honoraire de l'éducation nationale, groupe philosophie.
Il ne s’agit pas de proposer une revue, ou un défilé, des doctrines-, mais en considérant quelques problématiques précises, de faire apparaître, dans l’Antiquité, les moments de la formation d’un concept.
Si le concept moderne du temps, articulé à une découverte de la subjectivité, émerge avec saint Augustin, on voudrait montrer que les choses ne sont pas aussi simples. Le concept augustinien du temps est certes « annoncé » chez Platon, et surtout chez Plotin. Néanmoins, un examen attentif de la question devrait nous permettre de mettre en évidence les ruptures propres à éclairer la différence des problématiques : le modèle du devenir sensible d’un côté, selon la figure cosmique des cycles et de leur répétition, et de l’autre, dans le contexte retravaillé d’une recherche de la béatitude et du salut, l’idée de l’infini, et la figure du progrès.
Jean-Louis Poirier, né en 1944, professeur de khâgne, est l’auteur de nombreuses contributions en histoire de la philosophie et en sciences humaines. Ouvrages : Les Présocratiques (en collaboration J.-P. Dumont) « Bibliothèque de la Pléiade » ; La notion d'erreur de la nature d'après Aristote, Les Études philosophiques, n° 109, Avril Bibliothèque idéale des philosophes antiques, Belles Lettres, 2017
Approche phénoménologique du temps, la temporalité dans la pensée de Heidegger
Hélène Devissaguet, professeur de philosophie en classes préparatoires au lycée Jean-Pierre Vernant de Sèvres, académie de Versailles.
La phénoménologie, depuis les Leçons de Husserl pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, repense le temps tel qu’il se montre, c’est-à-dire comme phénomène, celui de visées temporelles. Cela va conduire Heidegger à deux propositions décisives sur le temps : comme phénomène, le temps ne nous apparaît jamais tel que la métaphysique l’a toujours compris, c’est-à-dire en opposition directe avec l’éternité. Penser phénoménologiquement le phénomène du temps, c’est, pour Heidegger, commencer par « comprendre le temps à partir du temps », et non, à partir de l’éternité, dont il serait l’opposé. Le problème n’est donc plus celui de l’irréalité du temps, et ce d’autant que le temps, loin d’être ou de tendre à rien, est le sens de l’être. De tout phénomène en effet, on peut dire qu’il est parce qu’il entre présence, soit dans l’horizon du temps. Le temps est l’horizon de toute entente de l’être. Cette temporalité de l’être trouve sa source dans la temporellité du Dasein (l’homme, celui qui entend l’être). Autre proposition décisive : le temps n’est pas un phénomène de la conscience, mais de l’existence. La conférence se proposera d’articuler ces deux propositions fondamentales de la phénoménologie du temps. Qu’est-ce que la notion de temporalité nous donne à penser du phénomène du temps ?
Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, traduction Henri Dussort, PUF, Epiméthée, Paris, 2002
Heidegger, Être et temps, Introduction, §§ 5 et 6, et deuxième section : « Dasein et temporellité », traduction François Vezin, Gallimard, Paris, 1986
Heidegger, Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, §§ 19 à 22 traduction J.Fr. Courtine, Gallimard, Paris, 1985
Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, §§ 32 à 45, traduction A. de Waelhens et W. Biemel, Gallimard, Paris, 1953.
Heidegger, Temps et être, traduction J. Lauxerois et Cl. Roëls, in questions IV, gallimard, Paris, 1976
Trace et temps : Derrida lisant Freud
Francesca Manzari, maître de conférences en littérature générale et comparée, université d'Aix-Marseille.
De l’écriture d’une Esquisse d’une psychologie scientifique de 1895 à celle de la Note sur le bloc magique parue en 1925, Freud s’intéresse à la description du mécanisme de la mémoire. Pour ce faire, il emploie l’image du Wunderblock, une merveilleuse machine d’écriture. Jacques Derrida emprunte à Freud ce modèle scripturaire pour interroger la lignée « Platon-Rousseau-Saussure » quand à la définition de l’écriture. Celle-ci ira alors de pair avec la figure de la trace toujours disséminée, itérative, défiant l’oubli, conférant au passé un effet de futur, donnant forme à un topos-outopos, entre le déjà-écrit et le à-écrire.
Francesca Manzari est Maître de Conférences en Littérature Générale et Comparée à L’Université d’Aix-Marseille. Elle travaille sur les rapports entre Littérature et Philosophie et sur les théories de la traduction littéraire. Elle a écrit plusieurs articles sur des questions liées à la French Theory, un ouvrage intitulé Écriture derridienne entre langage des rêves et critique littéraire (Peter Lang, 2009) et codirigé, avec Michèle Gally et Elodie Burle-Errecade un ouvrage intitulé Modernité des Troubadours (Presses de l’Université de Provence 2018).
La médecine et les temps du soin
Paula La Marne, inspectrice d'académie - inspectrice pédagogique régionale de philosophie, académies de Reims et d'Amiens, membre de l'Espace éthique d'Amiens.
L’urgence, la maladie chronique, la prévention, le pronostic, l’expérience acquise du soignant, le temps du curatif, le temps du palliatif, la fin de la vie (acharnement thérapeutique ou obstination raisonnable, par exemple ?) ... autant d’exemples qui font du temps un aspect indissociable de la pratique et de la réflexion médicales, ou de l’expérience vécue du patient. Quelles significations tirer de ces dimensions temporelles, qui sont inséparables de la médecine, tant sur le plan de la relation individuelle que sur le plan collectif ? Le temps est-il une dimension parmi d’autres, voire secondaire, qui accompagne inévitablement une pratique qui opère dans une certaine durée ? Nous permet-il au contraire de saisir quelques dimensions essentielles de la relation médicale, de la maladie, de la santé ? Quelle place donner au temps, voire quels concepts mobiliser avec celui de temps, pour saisir les enjeux éthiques et politiques du soin ?
Penser le temps social
Télécharger le texte de la conférence Penser le temps social, Laurent Perreau, professeur de philosophie contemporaine, université de Franche-Comté, membre du laboratoire des Logiques de l'Agir.
Dans l’histoire de la philosophie, la réflexion sur la nature du temps a souvent été conduite en privilégiant deux approches majeures. Une première approche considère la réalité physique, matérielle ou cosmologique du temps : le temps appartient à l’ordre naturel des choses, il est objectif, mesuré et devient lui-même mesure de toute chose. Une autre approche consiste à faire droit au point de vue de la conscience individuelle : c’est alors l’expérience subjective du temps qu’il s’agit de penser.
Or ces approches présentent l’inconvénient de négliger la dimension proprement sociale du rapport au temps, quand celle-ci n’est pas tout simplement niée. S’efforcer de penser la dimension sociale du temps, c’est donc envisager une troisième approche, où le temps n’est pas une donnée naturelle, ni un pur vécu, mais le produit complexe d’un ensemble de relations, d’interactions et d’institutions. Le temps social ne se confond pas avec l’histoire, il est irréductible aux rythmes sociaux : il s’agira de comprendre comment des conceptions du temps, des pratiques, des constructions ou des dispositifs temporels déterminent la vie sociale et comment celle-ci, en retour, peut user du temps.
Conférence de clôture : Les temps de l'art
Bernard Sève, professeur émérite en esthétique et philosophie de l'art, université de Lille, rédacteur en chef de la revue Methodos.
Tous les arts usent du temps comme d’un matériau, même les plus « spatiaux » d’entre eux : un tableau religieux doit être « lu » comme une histoire (Poussin), et le peintre peut exprimer la successivité des événements sur une surface pourtant immobile. Mais certains arts usent du temps comme de leur matériau propre : la musique en premier lieu, mais aussi les arts du langage, la danse ou le cinéma. La confrontation des différents usages artistiques du temps présente un triple intérêt cognitif, philosophique et éthique.
Nous traiterons trois problèmes : celui de l’incipit (le commencement d’une sonate n’obéit pas à la même logique que celui d’un roman) ; celui de l’articulation des temps hétérogènes dans les œuvres mixtes ou synthétiques (Stanley Kubrick utilisant de façon non-diégétique la musique de Ligeti introduit dans la logique filmique de l’action et des images une logique temporelle toute différente) ; celui du lien entre temps et narrativité : tout temps humain est-il, par essence, racontable ? L’examen des usages artistiques du temps conduit à formuler une réponse négative, et cette réponse négative est une bonne nouvelle.
Ces trois problèmes ne sont pas séparés. Ils expriment ensemble une question : non pas « Qu’est-ce que le temps ? », mais « Quels usages pouvons-nous faire du temps ? ».
Bernard Sève a été professeur de philosophie en khâgne, puis professeur en esthétique et philosophie de l’art à l’Université de Lille. Son travail concerne la philosophie de la musique (L’Altération musicale, Seuil, 2002 ; L’Instrument de musique, une étude philosophique, Seuil, 2013). Il a également publié Montaigne, des règles pour l’esprit, PUF, 2007 et De Haut en bas, philosophie des listes, Seuil, 2010.
Séminaires
Télécharger la brochure de présentation des séminaires
Télécharger le texte de présentation du séminaire Présences sensibles et temporalités. Autour et à partir de l'œuvre de Jean-Christophe Bailly, philosophe, essayiste, poète (texte de Dimitri Derat)
Télécharger le texte de présentation du séminaire Battre la mesure (texte de Martine Gasparov et Nicolas Dubuisson)
Télécharger le texte de présentation du séminaire L'internet et le temps (texte de Paul Mathias)
Télécharger le texte de présentation du séminaire Le temps et son irréversibilité : texte de Bernard Piettre (pdf)
Télécharger le texte de présentation du séminaire Métaphysique contemporaine du temps et le diaporama associé (texte et diaporama de Muriel Cahen)