
Rendez-vous de l'Antiquité - Les Métamorphoses d’Apulée (Lyon, 2021)
Le séminaire de formation, Les Rendez-vous de l'Antiquité : festival européen latin-grec, consacré aux Métamorphoses ou L’âne d’or d’Apulée s’est déroulé à distance, via M@gistère, le mercredi 3 février 2021, le mercredi 24 mars et le jeudi 25 mars 2021.
Retrouvez le programme, les enregistrements vidéos des conférences et de l’entretien avec Isabel Allende, ainsi que le programme et les ressources préparatoires.
2e Rendez-vous de l'Antiquité de Lyon
Les Rendez-vous de l'Antiquité de Lyon, inscrits au plan national de formation (PNF) 2020-2021 du ministère de l'Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports et le festival européen latin-grec consacrent pour une large part leur édition 2021 aux Métamorphoses d'Apulée, leur fil d'Ariane. De ce Carthaginois du IIe siècle ap. J.-C., outre une partie de son œuvre rhétorique et philosophique, nous est parvenu un étonnant roman à la modernité stupéfiante : Les Métamorphoses, ou l'Âne d'or.
Le séminaire de formation du PNF
Les modalités pédagogiques du séminaire de formation ont été repensées en raison de la crise sanitaire :
- les participants se voient proposer un parcours magistère articulé autour de deux temps forts : le mercredi 3 février 2021 (14h-17h) et du mercredi 24 au jeudi 25 mars 2021 ;
- ils bénéficient de modalités de formation asynchrones et synchrones, et disposent des ressources issues des conférences, master class et de l’actualité de la discipline.
Les inspecteurs, formateurs et professeurs peuvent, lors de ce séminaire, mieux appréhender le dialogue d'une œuvre comme Les Métamorphoses d'Apulée avec des œuvres contemporaines afin d'en poursuivre l'étude. C'est également à une réflexion sur l'intertextualité et les techniques romanesques que sont invités les enseignants, au travers de la découverte des nombreuses variations, commentaires et réécritures des Métamorphoses au cours de l'histoire, dont celle de Charles Nodier avec Smarra ou les démons de la nuit, ainsi qu'à leur transposition didactique dans les classes. L'art et les représentations visuelles sont aussi largement présents dans les musées lyonnais, les expositions, les conférences et les rencontres scientifiques qui jalonnent et enrichissent ce séminaire.
Entretien avec Isabel Allende, écrivain
Isabel Allende s'entretient avec Yann Perron et Fabrice Poli, inspecteurs généraux de l'éducation, du sport et de la recherche.
Entretien avec Isabel Allende le 26 janvier 2021
Visio-conférence entre Isabel Allende, écrivain (depuis San José, Californie), Matthieu Ausseil, attaché de coopération éducative auprès de l’Ambassade de France à Washington (depuis New York), Fabrice Poli et Yann Perron, inspecteurs généraux de l’éducation nationale et Philippe Young (Dgesco) (depuis Paris)
Y.P. : Isabel Allende, bonjour !
I.A. : Merci à vous d’avoir lu mon roman !
Y.P. : Un grand merci à vous d’avoir accepté cet entretien avec le ministère de l’éducation nationale français que nous représentons Fabrice Poli, inspecteur général de lettres classiques qui est à l’initiative de cette rencontre, et moi-même, Yann Perron, inspecteur général de langues vivantes. Nous vous parlons depuis le ministère de l’éducation nationale à Paris, grâce à la collaboration de la Direction générale de l’enseignement scolaire. Ce moment que vous nous consacrez si aimablement à travers cette visioconférence est en réalité un temps, comme vous le savez, destiné aux élèves et aux professeurs de l’enseignement secondaire français qui étudient ou qui vont étudier pendant deux ans un point du programme : la dimension magique dans deux romans que sont Les Métamorphoses d’Apulée et La Maison aux esprits. Précisons que le volume de pages que représentent les deux œuvres implique que nous n’ayons sélectionné que les quatre premiers chapitres de votre roman pour l’étude littéraire détaillée, mais évidemment ces étudiants et professeurs connaissent l’intégralité du roman et, au-delà, très souvent, d’autres écrits de votre plume.
I. A. : Merci !
Y.P. : Alors peut-être une première question, Isabel Allende, sur le roman La Maison aux esprits, ou tout du moins sur les quatre premiers chapitres étudiés dans le secondaire comme je viens de le préciser, ce roman est associé à l’un des romans les plus célèbres de la littérature latine, Les Métamorphoses d’Apulée, dont le thème central est la magie. Pouvez-vous nous dire ce que vous pensez de ce lien entre les deux romans ?
I. A. : Il est vrai que dans chacun de ces deux romans figurent des éléments magiques, mais ils sont différents. Je crois que dans le roman d’Apulée, la magie s’apparente plutôt à du fantastique. Lucius se transforme en âne. Cela n’arrive pas dans La Maison aux esprits. Dans La Maison aux esprits, la magie est présente dans le monde réel ; personne ne se transforme en âne, mais y apparaissent des phénomènes que les gens, en Amérique latine et dans beaucoup de pays du monde, voient comme une manifestation mystérieuse. Par exemple, les rêves prophétiques : qui peut dire s’ils relèvent de la vérité ou non ? L’idée d’invoquer les esprits pour qu’ils viennent résoudre les problèmes du quotidien, tous ces éléments qui semblent magiques, en vérité ne transforment pas la réalité comme dans le cas du roman d’Apulée, mais effectivement, il y a des éléments intéressants à comparer ; on a pu dire que le roman d’Apulée était l’un des premiers romans picaresques ; La Maison aux esprits ne peut pas être considéré comme un roman picaresque comme pourrait l’être Eva Luna, mon troisième roman. Car on n’y trouve pas le personnage pauvre qui vit diverses aventures, montrant dans chacune des aspects négatifs de la société. La Maison aux esprits est dans son intégralité un contraste entre les classes sociales de ce qu’était le Chili d’une époque. Le Chili est maintenant transformé, mais j’évoque dans le roman le Chili d’avant, l’Amérique latine d’avant, du début du XXe, puis de tout le XXe siècle. La Maison aux esprits, c’est 70 ans de l’Histoire du Chili, vue à travers les différentes classes sociales, et la magie c’est plutôt une manifestation de la superstition plutôt que du fantastique. Il y a une différence, comme vous le savez, entre le fantastique et le réalisme magique, et García Márquez l’explique très bien à propos d’une scène de Cent ans de solitude, dans laquelle une jeune fille s’élève vers le ciel, corps et âme ; il n’était pas content de cette image, il l’a réécrite vingt fois, mais cela ne marchait pas à ses yeux, jusqu’au moment où il a placé la jeune fille dans le jardin, à tendre le linge pour le faire sécher, et un coup de vent emporte la jeune fille et les draps deviennent ses ailes. Sans les ailes, c’est du fantastique ; avec les ailes, c’est du réalisme magique.
Y.P. : Je voulais vous poser une autre question au sujet de l’envoi, la dédicace qui précède le roman. Je cite : « À ma mère, ma grand-mère, aux femmes extraordinaires de cette histoire ». Comme si cette phrase réunissait la réalité (votre famille) et la fiction (les personnages féminins du roman). Cela suppose-t-il qu’une partie de votre inspiration vient de votre famille ?
I. A. : Toute mon inspiration. Avec une famille comme la mienne, on n’a même plus besoin d’imagination. Tous ses membres sont tellement fous qu’il y en a assez pour beaucoup d’autres romans supplémentaires ! Les personnages féminins du roman sont ma mère, ma grand-mère, mon arrière-grand-mère. Ce sont des femmes, les nounous qui m’ont élevée, les femmes de la campagne que j’ai connues, les femmes qui ont lutté pendant l’époque de l’Unité populaire, et ensuite contre la dictature. Ce sont des femmes réelles. En fait, j’apporte dans le roman des personnes du réel. Je l’ai toujours fait, cela fait 40 ans que j’écris, et je fais toujours cela, je cherche des personnes de la vie réelle qui m’inspirent pour créer le personnage fictif. Pourquoi ? Parce que dans la vie réelle, les gens sont complexes, incohérents, surprenants. Ils commettent des folies qui n’ont pas d’explications. Quand quelqu’un crée un personnage à partir d’un modèle humain, le personnage devient tridimensionnel. Ce n’est pas une caricature parce qu’il a sa condition humaine. C’est pourquoi cela m’est beaucoup plus facile de créer des personnages à partir d’un modèle humain. Et j’en trouve plein. Je regarde autour de moi ; le monde est plein de personnages extraordinaires.
Y.P. : Dans le roman, le réalisme le plus authentique côtoie, parfois dans une même phrase, le merveilleux le plus inattendu. L’on pense, par exemple, à la description physique de Rosa (avec sa peau aux doux reflets bleutés, ses yeux jaunes et ses cheveux verts) ou au chien Barrabás. Comment expliqueriez-vous votre projet aux élèves français qui découvrent votre roman et sont tout à la fois captivés et surpris par cette alliance du vrai et l’étrange ? Le merveilleux, présent dans votre roman, a-t-il, par exemple, vocation à alléger la dureté de la réalité ?
I. A. : Parfois, mais involontairement. Mon intention est plutôt de donner du relief à une réalité qui parfois peut être sordide voire déprimante, et lui donner de la lumière, de la couleur, du rythme. C’est aussi le choix des mots, pour définir les choses ; je mets souvent ensemble un substantif et un adjectif qui ne vont pas ensemble, personne ne les associerait. Mais en les associant, je crée une image qui est un peu surprenante. Alejo Carpentier, l’un des premiers créateurs du réalisme magique en Amérique latine, dit qu’il s’est inspiré des surréalistes européens. Il vivait alors en France alors que le grand mouvement de la littérature latino-américaine n’avait pas encore commencé ; on ne parlait pas de réalisme magique en Amérique latine, même si on en parlait déjà en Allemagne ; il dit que le surréalisme, c’est mettre deux choses du quotidien, ou trois ou quatre objets, ensemble, dans une situation qui n’est pas celle du quotidien, une situation non habituelle, et c’est comme cela qu’est né le surréalisme ; et l’exemple qu’il donne, c’est celui de la machine à coudre et du parapluie sur une table de dissection. Cela crée, un spectacle, disons, surréaliste. Et il ajoute : « En Amérique latine, je n’ai pas à mettre ensemble la machine à coudre et le parapluie sur la table de dissection parce que tout est déjà là ; tout ce que je dois faire c’est trouver un langage pour l’exprimer qui soit crédible ». Et c’est ce qu’on trouve en Amérique latine, c’est l’union de l’ordinaire avec l’extraordinaire. Le substantif ordinaire avec un adjectif superlatif. García Márquez dit (et pardonnez-moi de le citer à nouveau, mais c’est l’exemple le plus abouti) : il dit qu’il peut décrire dans un langage complètement plat une situation absurde comme celle de croire que la terre est plate, qu’elle n’est pas ronde, et qu’il peut utiliser une langue très riche et extraordinaire et magique pour décrire une scène aussi ordinaire que faire du pain. Voilà comment ce contraste surprend le lecteur et le maintient son attention.
Y.P. : Passons, si vous le voulez bien, à une autre question : la scène de la baleine de corset qui blesse Nivea laisse entrevoir vos préoccupations sociétales et féministes, omniprésentes dans le roman. Ces allusions au combat des femmes pour l’égalité sont-elles autobiographiques ?
I. A. : Écoutez, je viens de publier ce livre en espagnol, qui s’intitule « Femmes de mon cœur » et c’est mon parcours en tant que femme et en tant que féministe. Le livre commence par affirmer que je suis féministe depuis l’âge de 5 ans, depuis l‘école maternelle, parce, depuis toujours, depuis que je suis toute petite, j’ai toujours eu très présent à l’esprit l’inégalité entre la situation de ma mère et celle des hommes de la famille, la vulnérabilité des employées de maison qui travaillaient, l’injustice dans la façon de traiter les femmes, le manque de respect, la façon dont la femme était réduite au silence. La génération de ma mère, les femmes de la classe sociale de ma mère, étaient totalement dépendantes, d’un père pour commencer, d’un mari par la suite ; et, une fois veuve, des enfants. Moi je n’ai jamais voulu être comme cela, je voulais être complètement indépendante, et cette obsession pour le féminisme, je l’ai depuis toute petite. Plus tard, j’ai travaillé pour une revue féministe et féminine, au Chili, entre 1967 jusqu’au coup d’État militaire en 1973. Et là j’ai reçu une formation beaucoup plus construite du féminisme grâce à toutes mes lectures, à tout ce que j’ai écrit, et tout mon travail dans ce sens. J’ai écrit La Maison aux esprits de nombreuses années plus tard, pendant mon exil au Venezuela, où j’ai ressenti très profondément la différence entre être homme et femme - pour l’obtention d’un emploi par exemple, le respect que l’on accorde à la profession d’un homme et le manque de respect vis-à-vis des compétences d’une femme. De telle sorte que quand j’ai écrit La Maison aux esprits, j’étais déjà une féministe accomplie, et cela apparaît dès le début du roman. Car Nivea appartient à la génération des femmes chiliennes qui ont lutté pour leur droit de vote, les suffragettes ; ces femmes portaient un corset, et c’est en se débarrassant du corset et en se coupant les cheveux que le féminisme pouvait arriver.
Y.P. : Revenons un moment sur le thème de la magie et des pouvoirs extralucides de Clara, en particulier, qui fait danser les salières à table, prédit les catastrophes et interprète les rêves. On pense aussi aux trois sœurs Mora qui se font photographier avec un fantôme. Quelle lecture faut-il faire de ces évocations ? Qu’est-ce qui a motivé dans ce cas votre projet littéraire ? Est-ce une stratégie d’égarement et de mise à l’épreuve du lecteur qui est ainsi amené à douter ?
I. A. : Non. En vérité, le personnage de Clara est basé sur ma grand-mère, Isabel Barros. Ma grand-mère est une légende. Elle est morte assez jeune, quand j’étais petite, mais elle nous a laissé tout un héritage d’anecdotes. Très jeune, elle a commencé s’intéresser à la parapsychologie et aux phénomènes paranormaux. Elle suivait les travaux de Gurdjieff, elle apprenait l’espéranto, elle s’intéressait aux esprits, à l’astrologie, à la télépathie, à la télékinésie ; et les trois sœurs Mora ont bien existé au Chili, elles s’appelaient Morla ; j’ai juste changé une lettre à leur nom. Et l’une d’elles est la grand-mère de ma meilleure amie aujourd’hui, et toutes deux nous nous souvenons de nos grands-mères comme des personnages magiques. J’ai chez moi une grande table, en fait pas très grande mais très lourde, espagnole, en chêne sculpté, et qui a quatre pieds à têtes de lions, un vrai monument que cette table ! Il faut deux hommes pour la bouger, mais la légende la concernant est que ma grand-mère posait la main dessus et la table se mettait à danser, deux coups pour oui, trois coups pour non… bref. J’ai essayé, moi, de faire bouger cette table, et cela fait bien longtemps que je l’ai, mais je ne l’ai jamais vue tourner, cette table. Mais l’idée qu’il y a d’autres dimensions de la réalité, que le monde est très mystérieux, et que nous n’avons pas d’explications pour chaque chose, que nous ne contrôlons presque rien ; cette possibilité, je l’ai héritée de ma grand-mère et elle m’a servie dans la vie, pour accepter l’inacceptable, pour accepter la magie de la vie quotidienne, des émotions, des sensations, de la nature, les mystères qui nous entourent. Et elle m’a servi dans la littérature, mais pas comme astuce littéraire, mais plutôt comme la manifestation de la façon dont je vis ma vie.
Y.P. : Certaines scènes du roman (je pense à l’autopsie de Rosa, à la description de la mère d’Estéban, doña Ester, à la recherche de la tête de Nivea) évoquent, par leur réalisme cru et leur authenticité clinique, Gustave Flaubert qui allait observer les malades dans les hôpitaux afin de se servir de ses observations pour écrire son roman. Avez-vous procédé de la même façon ?
I. A. : Pas intentionnellement. Flaubert fréquentait les hôpitaux à la recherche du sordide qu’on y trouvait. Moi, c’est plutôt que, dans ma vie, j’ai eu l’occasion de voir, d’assister à certaines choses que j’ai pu écrire dans mes romans. On croirait que je les ai inventées, mais elles sont vraies, par exemple les scènes de la morgue et des cadavres. Après le coup d’État militaire, la morgue à Santiago était bondée de cadavres, et plus d’une fois, j’ai dû aller récupérer quelqu’un sans le trouver dans cette morgue, et voir un grand nombre de cadavres de gens qui avaient été torturés, des gens assassinés ; il y avait des cadavres dans le fleuve Mapocho, pendant les premiers jours de la dictature militaire. J’ai eu des amis assassinés, morts sous la torture, de telle sorte que pour cette partie du roman je n’ai pas eu à faire des recherches, c’est la vie qui me l’a mise devant moi. L’histoire de la tête de Nivea : une amie à moi, d’une famille de 14 frères et sœurs ; les parents sont morts dans un accident de voiture, au cours duquel une plaque de métal a glissé de la benne d’un camion qui les précédait et les a décapités. L’une des têtes a été éjectée par la fenêtre. L’idée selon laquelle la tête n’a été retrouvée que plusieurs jours plus tard est une exagération de ma part. Mais les faits sont réels. C’est pourquoi, mon travail en tant qu’écrivain, c’est de me saisir de ces choses, parfois de les exagérer, parfois les diminuer, parfois les suggérer à peine. Et c’est comme cela que les histoires se créent, mais il y a presque toujours une base réelle. Mon troisième roman, Eva Luna, c’est une sorte d’hommage au Venezuela. Presque tout ce qui figure dans ce roman, ainsi que les contes qui apparaissent dans le second tome qui forment Les contes d’Eva Luna, sont extraits de la presse vénézuélienne, de la presse à scandale, dans laquelle apparaît une personne avec deux têtes, une tête noire et une tête blanche, dans laquelle apparaissent des animaux à six pattes, des choses de cet ordre-là que je n’invente pas, mais que je tire des journaux.
Y.P. : Pour en revenir à la question de l’écriture que vous avez déjà un peu évoquée précédemment, elle ressemble, pour ainsi dire, à la nappe brodée par Rosa (elle y dessine en brodant des animaux hybrides) car on trouve tout à la fois dans votre écriture des mots courants et des termes rares (ainsi l’homme qui rapporte le cadavre d’oncle Marcos est décrit comme un « homoncule melliflu »). Là encore s’opère chez vous une nouvelle dualité, cette fois lexicale : pourriez-vous nous parler un peu de cet aspect ambivalent de votre écriture ?
I. A. : Oui, c’est ce que je disais, mais cette idée d’associer des mots peu usités est aussi un élément d’humour car on obtient souvent l’humour à partir de l’inattendu, comme dans le cas de « l’homoncule melliflu » qui n’est en aucun cas une façon de décrire quelqu’un, mais on imagine immédiatement le personnage. L’idée de la nappe se répète au long du roman, un peu plus loin avec les animaux en glaise, les nativités, les crèches façonnés par Blanca, et ensuite avec les peintures d’Alba sur les murs, quand elle peint une fresque sur un mur avec tous ses rêves, ses angoisses et ses peurs, c’est encore l’idée des animaux inventés, d’une réalité inventée, pour échapper à une réalité ; c’est le cas de la grand-mère - car il y a une grande monotonie dans l’existence des femmes de cette génération, et elle s’en échappe en brodant cet univers inventé. Sa petite fille échappe à travers la broderie à la terrible oppression de son foyer et de son père, de la société dans laquelle elle vit, en créant ces êtres en argile. Et l’autre personnage peint sur le mur toute sa solitude, toutes ses peurs de petite fille.
Y.P. : Un autre thème : celui de la mort, qui est très présente dans votre roman. Parfois, on dirait qu’elle se confond avec la vie, par exemple, dans la fausse mort de l’oncle Marcos, mais aussi dans la scène où Esteban converse avec Rosa dans le cimetière pour l’aider à quitter le monde des vivants. Pourriez-vous évoquer avec nous ce thème de la mort ?
I. A. : Le thème de la mort se retrouve dans tous mes livres. Il y a des thèmes obsessionnels : la mort, la violence, l’amour, la loyauté, la justice ; ce sont des thèmes qui, d’une façon ou d’une autre, apparaissent régulièrement dans mes romans parce que ce sont mes démons, mes obsessions. Dans le cas de La Maison aux esprits, la mort est constamment présente. Pour Clara, c‘est une amie. Clara est toujours dans l’attente de la mort et essaye d’imaginer ce que doit être « l’autre côté », la vie après la mort, car elle est certaine qu’il y a une vie, une transcendance, raison pour laquelle elle invoque les morts. Cette amitié permanente avec la mort et avec les esprits des morts, c’est très latino-américain. Voyez ce qu’est le Jour des Morts au Mexique, c’est une fête nationale ; les gens vont au cimetière, en apportant de la nourriture et mangent avec les morts, ils font un pique-nique avec les morts ; ils apportent au défunt les plats qu’il appréciait. Cette idée d’accepter que la mort fait partie de la vie de façon inexorable et d’être en communication avec les êtres qui sont partis, je crois personnellement que cela nous est très utile, parce que c’est cela la réalité. Les gens, en Amérique latine, il y a peu encore, mouraient très jeunes. Beaucoup d’enfants mouraient ; parfois sur dix enfants d’une famille, cinq mouraient. Il fallait alors avoir cette proximité avec la mort pour pouvoir vivre sans la terrible douleur de la perte d’un être cher. On doit toujours penser que l’on n’est pas séparés. Ma fille est décédée il y a 28 ans, et je vis entourée de photos de ma fille, partout autour de moi, et je la sens très présente. C’est un exercice d’imagination, de mémoire et d’amour. Rien à voir avec un fantôme, mais je l’imagine avec moi. Je supporte bien mieux sa mort, son absence, en l’ayant présente de cette façon, que si je devais fermer une porte et dire : elle est morte, elle est partie et c’est fini.
Y.P. : Vie et mort réunies… en effet. Et une autre dualité du roman : celle du personnage de Esteban, un homme dur, qui ne respecte pas les femmes, qui ne manifeste guère de sentiments envers sa propre mère, pas davantage envers sa sœur, Férula. Néanmoins, il semble très affecté en voyant sa mère qui meurt atrocement dans son lit. Même chose quand il fait la connaissance de Clara, sa future épouse qui, malgré son plus jeune âge, et malgré la tradition également, prend l’initiative de la demande en mariage ; et cette décision semble troubler profondément et positivement Esteban. Comment interpréter cette dualité dans le personnage d’Esteban ?
I. A. : Comme je le disais tout à l’heure, presque tous mes personnages ont un modèle humain. Pour ce personnage, le modèle humain a été mon grand-père Agustin, qui était un homme bien meilleur que Esteban Trueba : ce n’était ni un violeur ni un assassin. C’était un patriarche, à l’ancienne, autoritaire, conservateur, catholique. En de nombreux points, il ressemblait à Esteban, le grand protecteur, mais en même temps, il contrôlait tout. Pour lui, le rôle de l’homme était très clair. L’homme pourvoit, protège et commande. La femme sert, obéit et se tait. Mais, en même temps, elle est entretenue et protégée. On n’attend pas que la femme parte travailler à l’extérieur. Elle est totalement dépendante, et elle dépend de l’homme. Telle était la conception de mon grand-père. J’adorais mon grand-père. Nous avions ensemble de terribles disputes politiques, d’ailleurs, quand j’ai commencé très jeune avec le féminisme, imaginez ce que c’était tenir tête à mon grand-père ! Lui, il appartenait à une autre génération ; il est né au XIXe siècle, mon grand-père... C’est pourquoi, je dois penser au fait que si mon grand-père avait lu mon roman, il n’aurait absolument pas pu s’identifier à Esteban Trueba, parce qu’il ne se serait jamais vu de cette façon, et moi je ne le voyais pas comme cela non plus. C’est une caricature, une exagération de ce patriarche autoritaire qu’il était. Maintenant, j’en connais beaucoup qui sont comme Esteban, des latifundistes chiliens des familles aristocratiques chiliennes, privilégiés depuis le berceau, depuis des générations, qui aujourd’hui n’existent quasiment plus parce que les temps modernes les ont balayés, mais quand moi j’étais enfant, il y en avait plusieurs dans ma famille qui n’avaient ni la générosité ni la grandeur d’âme de mon grand-père.
Y. P. : Voyons maintenant, si vous le voulez bien, quelle est votre vision du clergé, pas de la religion, mais du clergé, qui ne paraît pas très positive dans le roman : le père Restrepo qui terrorise ses fidèles lors de ses sermons, le portrait du curé qui célèbre le mariage de Clara et Esteban n’est guère flatteur non plus. Cette peinture correspond-elle à votre propre image du clergé ?
I. A. : Un peu plus loin dans le roman, il y a un autre curé qui s’appelle Dulce María ; il est l’inverse du premier. Il y a en Amérique latine, traditionnellement, disons deux tendances de l’Église catholique, pour ne parler que de l’Église catholique. L’une qui est toujours aux côtés du pouvoir, de l’establishment, de l’argent ; et le rôle de cette partie de l’Église a été de mettre le peuple sous son joug pour qu’il obéisse et se taise. Et il y a eu une autre partie du clergé rattachée à la théorie de la libération, incarnée par les prêtres-ouvriers, curés et religieuses, un clergé activiste, un clergé qui est avec le peuple, qui vit avec le peuple et qui dénonce les abus de la société. Ces deux tendances coexistent. Et au-dessus de tout, on trouve le grand parapluie de l’Église catholique. En tout cas, moi, je suis une personne absolument antireligieuse. Je respecte le fait que ces personnes puissent avoir ces croyances, mais, personnellement, cela me semble encore plus invraisemblable que le réalisme magique. De plus, je m’identifie absolument avec l’Église du peuple parce que c’est une Église de la rue, pragmatique, qui comprend la souffrance et la partage, et on n’a pas besoin d’être prêtre ou religieuse pour cela, mais parce qu’ils existent dans l’Église catholique, ils sont dans mes livres et je les respecte énormément. Et j’en connais plusieurs comme eux. Mon meilleur ami au Chili est le Père Felipe Berríos qui est un jésuite qui travaille avec les pauvres dans le nord du Chili. C’est un ami, un frère pour moi, mais il pourrait ne pas être curé ; le fait qu’il le soit, c’est le hasard.
Y.P. : Parlons un peu d’architecture. La maison de Esteban et de Clara, la maison que Esteban fait construire quand ils se marient…
I. A. : Cette maison est une métaphore de la famille. Il y a la partie du mari, du patriarche, structurée, classique, lourde ; on y trouve des œuvres d’art, un ameublement raffiné, tout ce qui a l’apparence de l’ordre ; et puis, il y a l’autre partie de la maison, qui est la partie féminine, celle de Clara, où la maison se développe selon des formes organiques comme un animal vivant dont les tentacules sont les passages et corridors, des portes sans sorties. Il y a une maison à San José (Californie) qui a plus ou moins ces caractéristiques, mais quand j’ai écrit La Maison aux esprits au Venezuela en 1981, je ne savais pas que cette maison de San José existait. Cela a été une pour moi une énorme surprise. Cette maison est devenue ce qu’elle est pour les mêmes raisons, on lui a ajouté progressivement des extensions, sans aucune logique, et c’est ce que fait Clara dans La Maison aux esprits ; ce sont donc deux façons de voir la vie, une manière organique, bohème, fantaisiste, féminine, ouverte, pas structurée, c’est sa partie à elle ; et sa partie à lui, c’est la façade, c’est cette maison qu’il veut voir durer un millier d’années, pour sa dynastie, son héritage. Clara ne croit ni à l’héritage ni à la dynastie, à rien de tout cela.
Y.P. : Isabel Allende : réalité et fiction, mélange du réel et du merveilleux, simplicité et complexité. On pourrait dire qu’Isabel Allende, vous incarnez en définitive la dualité permanente, une oscillation constante entre deux pôles. Cette image vous convient-elle ?
I. A. : C’est ce que ma vie a toujours été, de telle sorte que je dois l’accepter comme une part de ma réalité et finalement c’est une part de ma personnalité. Je ne suis pas une personne particulièrement superstitieuse, mais je suis ouverte, comme j’ai pu le dire tout à l’heure, au mystère de l’existence, à toutes les merveilles que nous offrent le monde de l’imagination, la nature, les relations ; et tout ce qui s’incorpore à la littérature, ce qui s’incorpore à ce que je fais, c’est aussi dans ma vie. Ma vie est vraiment comme cela. Je ne veux pas vivre dans un monde absolument réaliste parce qu’il est sordide. J’ai une fondation et je travaille avec les femmes et les enfants extrêmement vulnérables ; nous essayons d’aider dans de nombreux domaines des organisations qui travaillent déjà au secours des femmes, et j’ai l’occasion de voir des choses absolument incroyables ; j’ai l’occasion de voir des cas de femmes qui ont été mutilées, torturées, violées, qui ont tout perdu, jusqu’à leurs enfants ; et elles se relèvent et repartent, je ne sais comment ; elles sont capables de chanter et de danser parce qu’elles ont un esprit extraordinaire. Qu’est-ce que cet esprit ? Je l’ignore, mais c’est comme une force intérieure, une énergie énorme, pleine de lumière qui est ce que j’essaie de mettre dans ma vie parce que, elles, elles l’ont et peuvent me la donner. C’est cela que je veux offrir aussi à mes lecteurs lorsque j’écris, la sensation que la vie peut être lumineuse, que tout ne peut pas être obscur et terrible. Cette année de pandémie, une année sordide, une année sombre ; en plus, ici aux États-Unis une année avec Trump ! Il faut lui apporter de la lumière à cette année, d’une façon ou d’une autre, il faut essayer d’imaginer que la pandémie va prendre fin et que nous allons avoir une année meilleure, plus belle qu’avant, plus supportable ; et ma vie et ma littérature, c’est cela.
Y.P. : C’est ce message que vous voudriez transmettre aux professeurs et aux élèves français qui sont dans la lecture ou l’étude de votre roman, n’est-ce pas ?
I. A. : Non, je voudrais leur dire que ce livre, je l’ai écrit avec une immense innocence. Je n’avais aucune idée de ce qu’est l’industrie du livre. Je n’avais jamais lu aucune critique, je n’avais pas étudié la littérature, j’écrivais rarement sans fautes d’orthographe ; cela a été un exercice d’énorme liberté que celui de m’asseoir pour écrire et raconter, raconter, raconter, sans plan, sans schéma, sans bien savoir quelle direction prenait le livre, ni qui était qui, ni comment il allait finir. Cela a vraiment été une orgie d’histoires et de mots. Ce que je voudrais demander aux élèves et aux professeurs, si cela leur est possible, c’est qu’ils lisent ce livre avec cet esprit d’innocence, qu’ils prennent les histoires pour ce qu’elles sont, sans essayer de les décortiquer, car en disséquant le texte, on le tue. Il faut, je crois, comme pour chaque livre, le lire à cœur ouvert et l’esprit libre.
Y.P. : « À cœur ouvert et l’esprit libre » … Isabel Allende, nous sommes arrivés au terme de notre rencontre et je vous remercie très sincèrement et très respectueusement du temps que vous nous avez consacré. Cela a été un plaisir de vous écouter commenter votre œuvre de façon si agréable et généreuse. Au nom du Ministère de l’Éducation nationale français, au nom de Fabrice Poli à mes côtés, au nom de tous ceux qui ont participé à l’organisation de cette rencontre, je vous souhaite le meilleur pour cette année qui n’a pas commencé de la façon attendue pour ce qui est de la situation sanitaire, mais qui nous apportera, j’en suis sûr, à toutes et à tous, de bonnes nouvelles et beaucoup de bonheur. Merci beaucoup, Isabel Allende.
I. A. : Merci beaucoup à vous !
Allocutions et conférences
Texte de présentation
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Texte préparatoire
- Télécharger le texte de la conférence 1
Enregistrements vidéos
Les enregistrements vidéos des allocutions et des conférences sont regroupés dans une liste de lecture proposée sur la chaîne Dailymotion d'éduscol.
Master class et ateliers liés
Présentation
- Télécharger le texte de présentation des master class et ateliers liés
Textes préparatoires
- Télécharger les textes de la master class 2
- Télécharger les textes de la master class 3
- Télécharger l’annexe de la master class 3
- Télécharger les textes de la master class 4
- Télécharger les textes de la master class 6
- Télécharger les textes de la master class 7
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D'autres ressources sur les Métamorphoses
- Consulter Apulée, Les Métamorphoses, Livres I à III sur Odysseum.
- Consulter les cours en ligne sur la plateforme Lumni. Préparés par des professeurs de l'Éducation nationale, ils portent sur les deux œuvres intégrales au programme.