Lire, voir, créer en classe de français : l’interprétation en tous sens
Dans le cadre du programme national de formation, la direction générale de l’enseignement scolaire a organisé, en collaboration avec le groupe des Lettres de l’inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche, un séminaire intitulé Le Rendez-vous des Lettres - Lire, voir, créer en classe de français : l’interprétation en tous sens.
Le séminaire s'est déroulé du lundi 3 avril (9h00) au mardi 4 avril 2023 (16h00), à la Bibliothèque nationale de France, 11 quai François-Mauriac, 75013 Paris puis au lycée Jean Zay, 10 rue du docteur Blanche, 75016 Paris.
Programme du séminaire
Si les relations du texte et de l'image sont aussi anciennes que les arts et la littérature, les usages culturels et les renouveaux technologiques les ont considérablement renouvelées, en même temps qu'ils les ont démocratisées. Depuis l'apparition de mots dans la peinture, les emblèmes ou les gravures illustrant la Délie ou les Fables de La Fontaine, les deux derniers siècles, et la révolution numérique, ont bouleversé et multiplié la culture visuelle, non sans enjeux pour les constructions de compétences de lecture des élèves du XXIe siècle. Surtout l’accès à l’expression et la production sur ces supports nouveaux s’est développée au point de devenir un geste courant.
Dix ans après le Rendez-vous des Lettres consacré aux « Métamorphoses du texte et de l'image à l'heure du numérique », il est nécessaire de tirer un bilan et de relancer la réflexion didactique et pédagogique dont les avancées en classe demeurent à repenser. L’action de formation propose d’éclairer les questions vives suivantes :
- Comment faire dialoguer dans les classes le lisible et le visible, au profit d’une affirmation de l’enseignement des Lettres comme une pratique artistique ? Comment assurer que l'image ne se substitue pas au texte, mais en stimule l’appropriation ? Que les parts de la langue et de l'écrit demeurent nodales dans la discipline ?
- La part de l'étude de l'image, constamment inscrite dans les programmes de français du collège comme du lycée, constitue-t-elle, comme c'est le plus souvent le cas, un complément culturel, ou une véritable ouverture intellectuelle et didactique, à la source de nouvelles compétences ?
- Comment construire la complémentarité des compétences de lecture construites dans la langue ou dans les langages visuels ? Comment poser leurs spécificités sans les opposer ?
Problématisation de l’action de formation
Lire, voir, créer en classe de français : l’interprétation en tous sens
Les relations du texte et de l'image sont aussi anciennes que les arts et la littérature. A-t-on assez dit à quel point elles pouvaient être tumultueuses ? Texte et images : entre amours imaginaires, passion déçue et désamour. Cependant, jusqu’ici, les partenaires ont su assumer une manière de conjugalité. Soit que texte et images se partagent le sensible en vue d’une collaboration pacifiée (l’illustration, l’adaptation, le livre objet), soit qu’ils cherchent à s’éprouver mutuellement (l’excphrasis, l’hypotypose, ou l’aphorisme horacien « ut pictura poesis »), soit encore qu’ils se résolvent à une spécialisation sélective sous la pression de l’autre. Me viennent en mémoire les lignes de Gide dans Les Faux Monnayeurs qui nous invitait via le journal d’Edouard à « dépouiller le roman de tous les éléments qui n’appartiennent pas spécifiquement au roman » en laissant aux images et aux images animées « les évènements extérieurs, les accidents, les traumatismes », ce qui quoiqu’assez juste – au regard de la tournure actuelle des images – n’est pas très gentil pour les images, vous en conviendrez.
Mais voilà, depuis une quinzaine d’années, depuis que la génération Y – celle des digital natives - arrivent à l’âge d’élève puis d’homme, tout s’affole, s’emballe. Car l’assaut des images se fait déloyal. Leur manière de suprématie, consciente ou inconsciente, dans la sphère médiatique et culturelle, bouleverse, chamboule tous les équilibres auxquelles 3000 ans de culture humaniste était parvenu. Jamais autant que maintenant la « détonation de l’évidence » a été unilatéralement le fait des images – n’en déplaise aux surréalistes qui avaient tenté en leur temps d’en importer la qualité en poésie. Je crains en effet que lorsque l’on parle de « détonation » et « d’évidence » l’on songe désormais plus à Tiktok qu’à Paul Eluard. Jamais autant que maintenant la consommation a supplanté la fréquentation intime, jamais autant la quantité a tenu lieu de qualité (que dire des plateformes dont le flux nous prive de l’acte de choisir une œuvre que l’on décide d’aller voir en salle ou dans un musée). Jamais autant la tyrannie du Panopticon – tout voir – menace le Lire.
Alors, sans se donner des airs de citadelles assiégées, l’École, et principalement les Lettres, doivent tenir un certain nombre d’exigences, de promesses.
- Celle de Vérité bien sûr. Puisque les images contribuent de manière exponentielle au « nuage informationnel » diagnostiqué par Edgar Morin, nous revient – avec une urgence certaine – la question épistémologique posée U Eco : comment « s'élaborent des Savoirs construits dans ce nouveau contexte » (Entretien avec U. Eco, "Je suis un philosophe qui écrit des romans", Le Monde, 12 octobre, 2010, p.27).
- Ensuite, exigence de construction des fondamentaux anthropologiques de l'entrée dans l'écrit. La raison computationnelle ne doit pas s’imposer en lieu et place de la raison graphique. S’y articuler sans doute, mais pas l’abolir. Le signal ne doit prévaloir sur le signe. "Le signal s'épuise dans son impact", selon Ricœur. Le signe et l'écrit sont autre chose. Ils supposent : le sursis (pas tout de suite, on relit), la pérennité (on ne peut plus corriger), l'interaction, et surtout le fait de découvrir et d'éprouver le fait que les contraintes de la langue sont des ressources pour la pensée.
- Enfin et surtout, exigence de construction du symbolique que la multiplication des images ne doit pas flétrir. Les images risquent de devenir l'abolition du symbole. Le Symbole suppose la fabrique d'un objet représenté et sa manipulation. Quand tout est montré il n'y a plus rien à penser. Il n'y a plus qu'à s'adonner à la sidération.
Il nous faut donc prendre acte de ces évolutions et déplacer notre attention. Car il est loin, très loin déjà, le temps du PNF de 2013 consacré aux « Métamorphoses du texte et de l'image à l'heure du numérique » où la Dgesco et l’Igen – sous l’égide de nos collègues Catherine Bizot et Paul Raucy – avaient courageusement imposé ce sujet comme un objet d’étude plein et entier – et ce faisant, en se montrant presque transgressifs par rapport aux attentes de l’Institution. Loin aussi le temps où le programme de Lettres de TL faisait emblématiquement droit à l’image avec l’objet d’étude « Littérature et langages de l’image », si bien nommé avec son –S à langage, sous l’impulsion de mon collègue Philippe Le Guillou, Doyen du groupe à ce moment, à qui l’on doit la formule « humanités numériques ».
Déplacer le curseur cela suppose plusieurs gestes et partis pris raisonnés qui sont ceux de cette édition et qui lui donne son sens. Permettez-moi de m’y arrêter.
- Premier geste.
D’abord intégrer les usages des élèves, leurs pratiques culturelles, leur réception des images, leur activité imageante (passive et active), c’est-à-dire créative ; et les intégrer comme une matière première à partir de laquelle il nous faut désormais travailler.
Sans renoncer à l’exigence des œuvres patrimoniales ou contemporaines, cela suppose de varier les corpus, d’accueillir des formes issues des pratiques culturelles des jeunes gens. Et Notamment la BD, dont le statut artistique n’est plus en débat.
Cela suppose surtout de donner toute son importance à un troisième terme pour renouveler le face-à-face entre « voir » et « lire » : créer. « Créer » c’est-à-dire rejouer, réinventer, retrouver par le geste ou la démarche artistique. D’où l’importance dans le titre de ce PNF de la formule « l’interprétation en tous sens » : comprendre, mais aussi actualiser à travers la remise en jeu créative. Car au fond c’est ce qui a le plus changé depuis 10 ans, depuis le PNF de 2013. Les élèves désormais produisent des images, plus que des textes d’ailleurs, plus que leurs professeurs également, et plus que jamais ne le fit une seule et même génération. La plupart de nos élèves ont l'habitude de filmer et d'éditer dans le double sens anglo-saxon de monter et de publier, ce qui modifie en profondeur le rapport aux autres et à l'image de soi. Pour paraphraser Hugo (« il se fait plus de figures de rhétorique en une heure de Halles qu’en trois jours d’Académie »), on pourrait dire qu’il se fait plus d’images en un clic d’i-movie ou de skitbot qu’entre deux grèves à Hollywood. Bien sûr, si les compétences opératoires et fonctionnelles existent chez nos élèves dans ce domaine, leurs aptitudes stratégiques, organisationnelles et réflexives sont en jachère. Ils créent des images sans savoir ni pourquoi ni comment, mais peu importe, c’est là. Ils créent des images – comme ils respirent. Nous ne pouvons le méconnaître. Mais plutôt en tirer profit et faire de nécessité vertu. C’est cela qu’a posé notamment le rapport d’IG « Bilan et perspective de l’enseignement des Lettres », conduit par le groupe sous l’égide de mon collègue Olivier Barbarant : que dans ce contexte, les Lettres doivent aussi s’enseigner comme une discipline artistique. Sur le plan de la Création, nous n’avons à nous en laisser conter par le théâtre, les arts plastiques ou le cinéma.
- Deuxième geste.
Penser d’autres rapports qu’ontologiques ou sémiotiques entre texte et images. Renouveler notre corps de doctrine afin de privilégier des rapports fonctionnels entre texte et images, en invitant aux maillages sémantiques, symboliques, culturels et anthropologiques. Car il ne s’agit plus seulement d’enseigner aux images, mais par les images. La nuance est d’importance.
Ainsi, il s’agit moins de se demander ce qu’est le texte % aux images, mais comment les articuler, les faire jouer, comment les comparer, les éclairer de leurs feux réciproques, pour manifester des réserves de sens corrélatifs – sans s’encombrer de la machinerie sémiotique ou du surmoi de l’histoire de l’art. C’est à proprement parler, se saisir des stimulations produites par leur rapprochement, leur montage. Monter c’est déjà penser. Une typologie peut être esquissée à grands traits, du plus simple au plus complexe. On peut viser :
A – La comparaison des langages et l’acquisition de clefs de compréhension connexes
« à travers les images, offrir l’occasion de confronter les élèves à des clefs sémantiques proches de celles utilisés pour les textes, jusqu’à développer des attentions d’analyse spécifiques pour chacun d’entre eux »
B – La construction de la référence et de ses jeux
« Les images proposent aux yeux des élèves des figurations du monde et facilitent ainsi leur perception des textes littéraires », j’ajoute dans les deux sens : que le texte ré-éclaire l’image sous un jour nouveau, car tout n’est pas exposé dans l’étant donné du visible dans l’image.
C – Le développement d'un champ culturel complexe
« Les images leur donnent accès à une culture complémentaire qui dialogue avec la culture littéraire et l'enrichit, et réciproquement. »
D – La valorisation d'une cohérence anthropologique
Redonner leur complexité anthropologique à des gestes d’écriture transcendant tous les arts. C’est notamment le cas avec les écritures de soi, et l'interaction qu’elles postulent entre la définition du moi, les modèles et les choix de support pour se dire ou se peindre.
- Troisième geste qu’assume cette édition du PNF.
Se situer sur le terrain des pratiques de classe : pour paraphraser le titre d’un célèbre ouvrage d’Antoine Compagnon : « voir – lire – créer » pour quoi faire en classe ?
Dans cette perspective, nous vous proposons un cheminement qui fait jouer deux à deux les termes de notre programme, en manifestant une gamme de possibles théoriques et didactiques. Le parcours n’est pas vectoriel. C’est plutôt une circum navigatio.
Voir – Lire : pouvons-nous entrer par l’image pour mieux envisager le texte et construire des compétences connexes de lecture, d’interprétation ? Stéphane Lojkine nous ouvrira la voie, « en lisant les images, en imaginant les textes », et nous montrera que l’on peut sacrifier la fausse idée d’un primat du texte pour accueillir d’autres protocoles.
Lire – Voir : pouvons-nous travailler à partir de la réception des images pour réinvestir l’interprétation littéraire ? Comment mobiliser « l’activité fictionnalisante » des élèves au service de la compréhension et de l’interprétation ? Sans négliger, bien sûr, celle suscitée par les images que produisent les textes eux-mêmes, parfois ardues pour les élèves, comme chez certains romanciers du XIXe siècle. Car, comme le montrera Philippe Le Guillou sous ce beau titre claudélien, « La main à plume voit ». Comment accueillir ces images ?
Créer – Lire : ou si vous préférez : En créant, en lisant. Comment encourager la création, engager le geste et le corps, pour vivre et appréhender autrement une œuvre ? Comment incarner la création dans une praxis pour nouer expérience sensible et intellectuelle ? Je n’oublie pas que Claudel osa la formule « chair spirituelle » pour décrire la peinture espagnole et sa manière d’ « ouvrir le monde de l’esprit à notre désir sous les espèces de l’affection ». La BNF entretiendra ce désir et nous invitera dans sa « fabrique à BD » et ensemble nous tracerons nos traits à travers différents projets imageants jusqu’à accueillir en fin de journée ceux de l’artiste François Place.
Je remercie chaleureusement la BNF (Anne-Elizabeth Buxtorf, Pascale Buquet), la Dgesco (Sylvain Saint-Pierre, Florence Bernigole), mes collègues du groupe des Lettres, les inspecteurs, formateurs, professeurs, animateurs, qui se sont engagés dans l’élaboration de ce séminaire.
Aidons les professeurs à oser emprunter ces pistes, et même s’ils ne sont pas spécialistes des images, qu’ils se débarrassent de faux scrupules. Que l’envie créer l’organe et le besoin de formation. Mais d’abord que l’on suscite l’envie. Et là c’est à vous de jouer.
Renaud FERREIRA DE OLIVEIRA, Igésr, Doyen du Groupe des Lettres
Ressources issues de l’action de formation
En complément de la capsule vidéo d’ouverture du séminaire, un espace m@gistère dédié au Rendez-vous des Lettres 2023 est accessible en auto-inscription.
Cet espace m@gistère contient les ressources de formation suivantes :
- Sous forme de capsules vidéo, l’intégralité des interventions qui ont eu lieu à la Bibliothèque nationale de France ;
- Les supports de formation utilisés par les intervenants (diaporamas, fichiers audiovisuels, articles) ;
- Les ressources utilisées à l’occasion des ateliers thématiques (conducteurs d’ateliers, relevés de conclusions) ;
- Des perspectives de formations pour les académies.