Virgile, Énéide IV, 595-629 : La malédiction d’une reine blessée

présentation

Persuadée par sa sœur Anna, Didon a renoncé à rester fidèle à son premier époux Sychée ; avec l’aide de la déesse Junon, elle s’est finalement unie à Énée. Jupiter envoie alors Mercure au héros troyen, pour lui rappeler que son destin l’appelle en Italie : insensible aux prières de la reine, Énée quitte aussitôt Carthage pour rejoindre sa flotte. Lorsque l’aube se lève, Didon découvre que les vaisseaux s’éloignent et se laisse aller à la colère. Regrettant de s’être abandonnée à l’amour, elle énumère les vengeances qu’elle aurait aimé faire subir à l’infidèle, avec une démesure et une fureur dignes d’une héroïne tragique. Elle invoque les dieux, pour le maudire, de manière prophétique, non seulement de la suite de l’Énéide, mais de l’histoire romaine qui vit les sanglants affrontements entre Romains et Carthaginois lors des guerres puniques.

texte latin

Quid loquor ? aut ubi sum? Quae mentem insania mutat?

Infelix Dido, nunc te facta impia tangunt ?

Tum decuit[1], cum sceptra dabas. En dextra fidesque,

Quem secum patrios aiunt portare penatis,

Quem subiisse umeris confectum aetate parentem !

Non potui abreptum diuellere corpus, et undis

Spargere ? Non socios, non ipsum absumere ferro

Ascanium, patriisque epulandum ponere mensis ?

Verum anceps pugnae fuerat[2] fortuna. Fuisset[3] ;

Quem metui moritura ? Faces in castra tulissem,

Implessemque foros flammis natumque patremque

Cum genere exstinxem, memet super ipsa dedissem.

Sol, qui terrarum flammis opera omnia lustras,

Tuque harum interpres curarum et conscia Iuno,

Nocturnisque Hecate triuiis ululata per urbes,

Et Dirae ultrices, et di morientis Elissae[4],

Accipite haec, meritumque malis aduertite numen,

Et nostras audite preces. Si[5] tangere portus

Infandum caput ac terris adnare necesse est,

Et sic fata Iouis poscunt, hic[6] terminus haeret,

At bello audacis populi uexatus et armis,

Finibus extorris, complexu auulsus Iuli,

Auxilium imploret, uideatque indigna suorum

Funera ; nec, cum se sub leges pacis iniquae

Tradiderit, regno aut optata luce fruatur,

Sed cadat ante diem mediaque inhumatus harena.

Haec precor, hanc uocem extremam cum sanguine fundo.

Tum uos, o Tyrii, stirpem et genus omne futurum

Exercete odiis, cinerique haec mittite nostro

Munera. Nullus amor populis, nec foedera sunto.

Exoriare[7] aliquis nostris ex ossibus ultor,

Qui face Dardanios ferroque sequare[8] colonos,

Nunc, olim, quocumque dabunt se tempore uires.

Litora litoribus contraria, fluctibus undas

Imprecor, arma armis ; pugnent ipsique nepotesque.

traduction

Que dis-je ? et où suis-je ? Quelle folie dérange mon esprit ?

Infortunée Didon, c’est maintenant que tes agissements impies te touchent ?

C’est avant qu’ils auraient dû le faire, lorsque tu donnais le sceptre à Énée. Voilà le serment et la parole,

De celui qui, dit-on, a emporté avec lui les Pénates paternels,

Qui a placé sur ses épaules son père, accablé par l’âge !

Je n’ai pu arracher son corps et le déchirer en morceaux, puis le disperser

dans les eaux ? Je n’ai pu anéantir par le fer ses compagnons,

Ni Ascagne lui-même, et le poser en festin sur la table de son père ?

Mais l’issue du combat aurait été incertaine. Elle l’aurait été !

Qui aurais-je craint, au moment de mourir ? J’aurais emporté des torches dans son camp,

J’aurais empli les ponts des vaisseaux de flammes, et quand j’aurais fait disparaître

Le père et le fils avec leur race, moi-même, je me serai jetée au-dessus de ce bûcher.

Soleil, qui répands tes flammes sur toutes les œuvres de la terre,

Et toi, Junon, médiatrice et témoin de mes tourments,

Hécate, dont on crie le nom par les villes, la nuit, aux carrefours,

Les Furies vengeresses, et vous, dieux de la mourante Elissa,

Écoutez ces paroles, tournez vers nos malheurs votre puissance, que je mérite

Et entendez nos prières. S’il faut que cet être criminel

Touche le port et aborde à terre,

Si c’est ainsi que la volonté de Jupiter le demande, si le terme est fixé en cet endroit,

Que du moins, malmené par la guerre et les armes d’un peuple audacieux,

Chassé de ses frontières, arraché des bras d’Iule,

Qu’il implore un secours, et qu’il voie les funérailles indignes

Des siens ; et, après s’être soumis aux conditions d’une paix honteuse,

Qu’il ne jouisse pas du pouvoir royal ni de l’agréable lumière,

Mais qu’il tombe avant l’heure, et reste sans sépulture, au milieu d’un lit sablonneux.

Voici ma prière, voici la dernière parole que j’exhale avec mon sang.

Quant à vous, Tyriens, poursuivez de vos haines sa famille

Et toute sa descendance à venir, et faites ces offrandes à mes cendres.

Qu’il n’y ait nulle amitié entre nos peuples, ni alliances.

Lève-toi, vengeur de nos ossements,

Pour poursuivre les colons Dardaniens par la torche et le fer,

Maintenant, à l’avenir, en tout temps où la force le permettra.

Je prie pour que les rivages s’opposent aux rivages, les vagues aux flots,

Les armes aux armes ; qu’ils combattent, eux et leurs descendants.

Pour aller plus loin

Démesure et fureur tragiques

Le passage s’ouvre sur quatre interrogatives, qui montrent l’égarement de la reine Didon. Aux deux rapides dactyles du début du vers 595 s’opposent les spondées qui les suivent dans le vers et au vers suivant ; ralentissant le rythme, ils donnent plus de place à l’expression de la souffrance de l’« infortunée Didon » (infelix Dido), ainsi qu’elle se désigne elle-même. Avec lucidité, elle se reproche d’abord son infidélité envers Sychée, décrivant son union avec Énée comme des « agissements impies » (facta impia). Elle s’en prend ensuite au héros troyen, en ironisant sur les serments qu’il a prêtés, et sa fides (« parole ») ; elle remet également en question l’image traditionnelle du pius Aeneas fuyant Troie en portant les Pénates et son père Anchise par le aiunt (« dit-on »), qui vient introduire le doute.

Didon exprime ensuite son désir de vengeance, que sa souffrance rend démesuré et monstrueux. Les deux interrogatives des vers 600 à 603 sont construites autour du verbe potui, marquant ici le regret. Elle aurait voulu égaler Médée, découpant son frère Absyrtos en morceaux pour retarder son père, ou Atrée, faisant manger ses enfants à son frère Thyeste : Didon devient ainsi un personnage tragique, aveuglée par une passion qui la conduit à la monstruosité. Elle s’imagine ensuite détruisant par le feu le camp d’Énée avant de se donner la mort, dans une phrase dont le rythme s’élargit avec l’enjambement du vers 605-606, pour donner plus d’intensité à sa vengeance.

L’invocation divine

Après cette menace d’apocalypse, elle invoque solennellement les dieux : le Soleil d’abord, pour la lumière qu’il apporte au monde, puis Junon dont la haine des Troyens fait une ennemie d’Énée ; en désignant cette dernière comme l’interpres, (« médiatrice ») de ses tourments, elle rappelle le rôle qu’a joué la déesse dans son union avec Énée : en effet, c’est elle qui, pour empêcher le Troyen de gagner l’Italie, a causé l’orage qui les a séparés des autres lors d’une partie de chasse et les a conduits dans la grotte où ils se sont aimés. Elle nomme ensuite Hécate, déesse infernale associée à la magicienne Médée, déjà invoquée un peu avant ce passage, au cours d’un sacrifice magique destiné à faire revenir Énée ; enfin, de manière assez attendue, elle en appelle aux Furies et aux dieux qui la protègent, dans un vers qui met en parallèle la vengeance, et sa mort. L’invocation aux dieux se conclut par l’appel à leur protection formulée sur un rythme ternaire autour des trois impératifs accipite, aduertite et audite (« écoutez », « tournez » et « entendez »).

La malédiction prophétique

La malédiction lancée par Didon sur Énée constitue une seule longue phrase de plus de huit vers, construite en deux temps : la triple concession à la volonté de Jupiter (si … necesse est, …poscunt … haeret) et la série de subjonctifs d’ordre imploret, uideat, fruatur et cadat qui énumère les maux dont elle souhaite couvrir le Troyen. La reine le désigne avec mépris comme un infandum caput (« être criminel »), périphrase qui souligne sa monstruosité (infandus signifie, étymologiquement, ce dont on ne doit pas parler) et lui dénie son humanité. En se laissant aller à son désir de vengeance extrême, Didon prophétise surtout la suite de l’Énéide : la guerre contre Turnus et les Rutules au vers 615, le départ d’Énée du camp troyen pour aller chercher de l’aide auprès du roi Évandre aux vers 616-617 ou la mort de son allié Pallas aux vers 618-619. Elle annonce ensuite la « paix honteuse » (pacis iniquae) obligeant, à la demande de Junon, les Troyens à renoncer à leur nom et la mort d’Énée, disparu après trois ans de règne dit-on, dans les eaux du fleuve Numicius – d’où harena, « le lit sablonneux » du fleuve.

Les vers 621 à 629 constituent un élargissement de la malédiction, rendue solennelle par l’emploi de l’impératif futur sunto, forme rare empruntée à la langue juridique. S’inspirant de Naevius qui, le premier, avait fait de la rupture entre Didon et Énée la cause mythique des guerres puniques, Virgile place dans la bouche de Didon un appel à une haine éternelle entre les deux peuples : elle demande ainsi aux Tyriens, c’est-à-dire les habitants de Carthage venus de Tyr avec elle, de haïr « toute la descendance à venir » d’Énée (omne genus futurum) et à les combattre « maintenant, à l’avenir, en tout temps » (nunc, olim, quocumque tempore). Au vers 625, marqué par une allitération en -s, elle utilise la 2e personne pour s’adresser à « un vengeur » (aliquis ultor) dans lequel il faut reconnaître Hannibal ; sa « torche » (face), au vers 626, rappelle celles qu’elle aurait voulu brandir elle-même contre Énée au vers 604. Le caractère inextinguible de la haine entre les deux peuples est souligné par la double négation du vers 624 et, de manière spectaculaire par les vers 628-629 : l’affrontement inévitable y est rendu par les polyptotes litora litoribus et arma armis (« rivages contre rivages », « armes contre armes ») et élargi aux éléments (fluctibus undas, « les vagues aux flots »). Prophétique, la malédiction de Didon n’annonce pas seulement le sort que connaîtra Énée dans le Latium, mais celui du peuple auquel il donnera naissance, « ses descendants » (nepotesque) sur lesquels se conclut le passage.

 

[1] Decuit : parfait à valeur d’irréel du passé.

[2] Fuerat : plus-que-parfait à valeur d’irréel du passé.

[3] Fuisset : subjonctif plus-que-parfait à valeur impérative.

[4] Elissae : Didon

[5] Si introduit necesse est, poscunt et haeret.

[6] Hīc, adverbe de lieu

[7] Exoriare = exoriaris (subjonctif d’ordre)

[8] Sequare = sequaris (relative au subjonctif)

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