Sylvie, Gérard de Nerval. Introduction

« Je suis du nombre de ces écrivains dont la vie tient intimement aux ouvrages qui les ont fait connaître »

Cette phrase de Nerval nous invite à commencer par poser quelques jalons biographiques qui éclaireront son œuvre.

 

Quelques jalons biographiques

1. Enfance 1808 — 1826

Séparé tout jeune de ses parents : son père était médecin aux armées, et sa mère le suit jusqu’en Pologne, où l’avaient mené les guerres napoléoniennes. Elle y meurt en 1810. L’enfant fut confié à une nourrice à Loisy dans le Valois. Il n’a donc pas connu sa mère. Et il n’a  jamais vu aucun portrait d’elle. Il n’a dans ce Valois mythique de son enfance, pour tout parent qu’un oncle, jusqu’au retour de son père, qui s’installe à Paris avec lui. Il continue à passer ses vacances dans le Valois, dans ce « vert paradis des amours enfantines » qui sera à la source de Sylvie. C’est pour le moment un jeune bourgeois (son nom est Gérard Labrunie) et il passe son baccalauréat en 1826.

2. La vie littéraire 1826 — 1840

Sa traduction du Faust de Goethe en 1827 lui vaut une renommée immédiate. Il a alors la vie d’un Romantique « mineur », participant au mouvement romantique (comme à la bataille d’Hernani). En 1836, il tombe amoureux de l’actrice Jenny Colon. Il fait aussi de nombreux voyages avec Th. Gautier, avec A. Dumas. Il visite l’Italie, publie beaucoup dans les journaux. Il va mener pendant cette période la vie d’un littérateur sans génie. Mais l’année 1840 va le marquer : coïncidences troublantes, émotions, soucis matériels…

3. La lutte contre la folie 1840 — 1855

En 1841 : sa première crise de folie. Une semaine plus tard Jules Janin, dans le « Journal des Débats » fait « l’épitaphe » de son esprit (Nerval jusqu’à sa mort en gardera un douloureux souvenir). Il va se faire soigner à la clinique du docteur Blanche à Montmartre. Il en sort quelques semaines plus tard. Peut-être est-ce dans ce séjour qu’il parvient à l’idée que la folie peut être plus vraie que le vrai, favorisant cet « épanchement du rêve dans la réalité ». Il est attiré par les sciences occultes.

En 1842, la mort de Jenny Colon le renforce dans cet état d’esprit, il croit dans la possibilité d’une liaison spirituelle avec les êtres disparus.

En décembre 1842, il part pour l’Orient, et il publiera dans les revues le récit de son voyage.  Il retourne aussi quelques années plus tard se promener dans les environs de Paris. Malgré une nouvelle crise en 1849 sa production reste abondante (opéra, pièces de théâtre…)

En 1851, il connaît quelques déboires littéraires : ni la version définitive du Voyage en Orient, ni l’Imagier de Harlem (son « Faust ») ne sont des succès. Il a une nouvelle crise, et retourne chez le docteur Blanche se faire soigner.

En 1852, sans argent, il est hébergé chez des amis, quand il n’est pas hospitalisé. En dépit de sa folie, il publie de nombreuses œuvres : par l’écriture, il entend garder la maîtrise de son délire. Il écrit Sylvie, prépare Les Filles du feu, publie les Petits châteaux de Bohême. Mais il connaît de nouvelles crises (de délire furieux)

Entre 1853 et 1854, il alterne les voyages et les séjours chez le docteur Blanche. Les Filles du feu paraissent en 1854.

Le 25 janvier 1855, on le trouve pendu rue de la vieille Lanterne. Il faisait cette nuit-là un froid glacial à Paris (-18°). Aurélia paraissait en feuilleton ; la fin du livre paraîtra le 15 février après sa mort.

L’importance de Nerval tient à deux éléments :

Il est, comme l’a dit G. Picon, « le seul poète romantique qui ait vécu rigoureusement et exclusivement ce que toute l’époque a senti de façon désordonnée et diffuse : la détresse d’une religiosité sans objet, le regret du paradis perdu, l’espoir d’une renaissance du sacré », donc on peut comprendre à travers lui les principaux mythes romantiques.

Le second élément est le rôle que joue l’écriture dans la folie. Il tient à sa vie personnelle mais à ce qu’elle a aussi d’exemplaire. A la recherche de lui-même, de son âme, ou de son identité, ce nouvel Orphée est descendu aux Enfers. Il en est remonté vainqueur. L’écriture lui procure le salut, et lui permet de maîtriser sa folie. C’est ce rôle, vital, de l’écriture, qu’il va falloir faire apparaître dans Sylvie. Pour plus d’approfondissement sur ce problème, on consultera le livre de M. Jeanneret « La lettre perdue », qui sera la base de notre travail.

 

SYLVIE : présentation

Cette « nouvelle » fait partie des Filles du feu parues en 1854, accompagnées des Chimères. Sept nouvelles dans lesquelles Nerval veut chanter la femme « fille du feu ». Pour lui, les enfants du feu sont ceux du monde mystique, ils s’opposent aux « enfants du limon », ils sont d’une race maudite et prométhéenne. D’où l’importance, dans ces nouvelles  de l’Italie (le Vésuve, la Campanie), mais aussi celle des autres terres sacrées et en particulier le Valois.

Sylvie avait déjà paru dans la Revue des deux mondes en 1853. Nerval en parle dans Aurélia : « Peu à peu, je me remis à écrire et je composai une de mes meilleures nouvelles. Toutefois je l’écrivis péniblement, presque toujours au crayon, sur des feuilles détachées, suivant le hasarde de ma rêverie. » Dans une lettre écrite au fils de G. Sand, envisageant de faire éditer Sylvie avec des illustrations, voici comment il parle de son œuvre : « J’ai écrit un petit roman qui n’est pas tout à fait un conte… le sujet est un amour de jeunesse : un Parisien, qui, au moment de devenir épris d’une actrice, se met à rêver d’un amour plus ancien pour une fille de village. IL veut combattre la passion dangereuse de Paris et se rend à une fête, dans le pays où est Sylvie, à Loisy. Il retrouve la Belle, mais elle a un nouvel amoureux, lequel n’est autre que le frère de lait du Parisien. C’est une sorte d’idylle… J’ai voulu illustrer mon Valois… ».  Le sujet ici est donné, et il importera de voir en quoi le livre va plus loin que ces simples données qui ne pourraient être qu’une représentation allégorique d’une réalité plus profonde.

Le genre de cette œuvre n’est donc pas très défini. Nerval parle ici de roman, de conte, d’idylle, il parlera plus loin de « nouvelle ».

- « Ce n’est pas tout à fait un conte » mais un conte tout de même : l’œuvre emprunte au conte un climat de merveilleux, des personnages magiques (le père Dodu, la vieille tante), des lieux enchanteurs ou maléfiques (le voyage à Cythère, bien différent de l’étang près d‘Ermenonville qui exhale « un air perfide » ; il  y a aussi les mythes de l’ancienne France, avec la tradition des feux de la Saint-Jean, et les traces d’un culte du Soleil.

- « Un petit roman » : non plus ici le merveilleux du conte, mais la réalité dans son prosaïsme : Sylvie est bien enracinée dans la réalité de l’époque, des personnes et des lieux : époque Louis-Philippe, période où la monarchie se survit, où la révolution industrielle se développe, où Paris grandit. Gérard est « le petit Parisien ». Le théâtre joue dans l’œuvre un grand rôle, conformément aussi au rôle qu’il avait à l’époque. On voit aussi dans Sylvie le reflet de l’état d’esprit des jeunes romantiques, le rôle de l’argent. A la campagne, au contraire, il y a des fêtes, une vie plus conviviale. Le Valois semble être resté en dehors du progrès, ou plutôt, c’est le héros qui cherche à en bannir les transformations réelles (cf. Sylvie la dentellière qui est devenue gantière). Nerval projette sur la campagne une vision passéiste.

- Mais cette œuvre est aussi une « nouvelle », car c’est une histoire très courte (cf. à la fin : « lisant quelques pages de ces livres si courts qu’on n’en fait plus guère », une histoire fondée non sur un récit de voyage (ce qui serait l’objet d’un roman), mais sur une anecdote où le voyage tient une place très brève : quelques heures pour retrouver une amie d’enfance, un voyage où le narrateur, parti pour retrouver cette amie, la perd définitivement.

- Mais cette œuvre est aussi une « idylle », dans un genre donc proche de la pastorale : le mode de vie décrit par Nerval a donc à voir avec le sacré de la tradition. Or le mot « idylle » (qui apparaît dans l’œuvre elle-même à deux reprises) est repris dans la lettre citée. On pense à Daphnie et Chloé, ou Paul et Virginie, c’est-à-dire, des œuvres qui réunissent l’amour, la nature et l’innocence :

Le Valois effectivement tient une grande place : espace d’un temps révolu, temps de l’âge d’or, de l’enfance, lieu sacré par excellence où viendra même l’actrice parisienne à la fin du livre. Il donne une coloration particulière au texte, avec ces noms de village dont les tonalités en « i » et « l » rappellent constamment le nom de Sylvie : Montagny, Loisy, Châalis, Othys…

L’Amour , ou plus exactement cette harmonie rousseauiste des êtres, d’où toute différence aurait disparu, monde de l’abolition des sexes, ou peut-être de l’homosexualité qui fait aussi penser à cette autre idylle qu’est l’Astrée où l’on trouve le même enracinement dans un lieu, la même homosexualité latente, le même désespoir aussi au fond de ce « paradis » car Sylvie aussi est l’histoire d’un amour manqué, et l’œuvre est de ce fait une idylle qui oscille de ce « désespoir » du roman pastoral au bonheur édénique  d’un Clarens rousseauiste retrouvé (« mes bosquets de Clarens perdus au nord de Paris » dit Nerval) et l’on retrouve aussi cette même atmosphère avec le style léger, les tons pastels prédominants.

Pourtant le jugement de Proust va nous permettre  d’introduire  l’analyse de ce texte : « La couleur de Sylvie c’est une couleur pourpre, « une rose pourpre en velours pourpre ou violacée, et nullement les tons aquarelles… À tout moment ce rappel de rouge revient. Et ce nom, lui-même pourpre de ses deux « i », Sylvie, la vraie fille du feu. Et l’œuvre, poursuit-il « loin d’être un modèle de grâce mesurée, est un modèle de hantise maladive » (Contre Sainte-Beuve).  Qu’est-ce qui justifie ce jugement ?

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