Sur le statut paradoxal de l’image dans « Misères »

  • J.R. Fanlo « Tracés, ruptures : La composition instable des Tragiques » (Champion 1990)
  • J.L. Borgès  « Neuf essais sur Dante » (Gallimard 1887)

Si l’on a souvent constaté l’importance des images visuelles dans « Les Tragiques » il y a dans « Misères » deux sortes d’images bien différentes : soit des tableaux allégoriques, destinés à donner une représentation visuelle et intelligible d’un sens, soit des instantanés pris sur le vif, de la réalité, violents et beaucoup plus difficiles à ordonner.

J.R. Fanlo montre bien comment seule la perspective religieuse permet de retrouver dans la réalité un sens qu’elle semble avoir perdu, et comment précisément les deux tableaux allégoriques de la France qui se terminent d’ailleurs tous deux par des prosopopées, la France en mère affligée et la Terre protégeant ses enfants) supposent l’intelligibilité d’une sens informant à proprement parler le réel (en l’occurrence, ici, la certitude d’appartenir à la race du Peuple élu). Ainsi la mère qui veut protéger son Jacob du méchant Esaü et qui, blessée elle-même dans le combat qui les oppose ne peut plus les nourrir puisque son lait s’est en quelque sorte transformé en sang, et la Terre, protectrice de ceux qui travaillent à la rendre plus belle et qui les invite à se « cacher sous sa robe » et à rentrer « dans l’obscur de son ventre » pour échapper aux misères des « fainéants ingrats », qui détruisent « leurs labeurs », ainsi donc ces deux images allégoriques désignent-elles clairement le camp des élus et leur promettent-elles avec le châtiment des méchants le rétablissement de la justice. L’image de la mère, présente dans les deux cas, sert moins à frapper l’imagination qu’à faire comprendre une réalité supérieure : c’est une propédeutique au sens, qui permet de visualiser un sens intelligible, dont elle ne constitue qu’une des représentations possibles.

Sans cette perspective religieuse au contraire, la réalité s’offre telle quelle, dans sa brutalité terrifiante. D’Aubigné montre le chaos engendré par la guerre civile, la confusion des valeurs et des catégories habituelles de l’entendement : les victimes deviennent des bourreaux, les hommes « allouvis » se transforment en bêtes sauvages mais nulle part la confusion n’est aussi grands que lorsqu’il s’agit de montrer ce sommet de l’horreur que constituent les crimes d’anthropophagie commis pendant les longs sièges qui affamaient les populations. D’Aubigné évoque dans deux passages différents deux actes horribles  de cannibalisme : dans le premier, deux enfants morts de s’être entre-dévorés, et dans le second, comble de l’horreur, une mère qu’une faim monstrueuse pousse à dévorer son propre enfant. Le traitement de l’image non seulement est à l’opposé de celui de l’allégorie, mais diffère dans les deux exemples que nous évoquons.

L’horreur de la première image dépasse tellement l’entendement qu’elle n’est que suggérée : après avoir suscité la pitié en décrivant les efforts désespérés d’une femme quasi-morte (les limites de la vie et de la mort sont confuses dans ce monde chaotique) pour allaiter son nourrisson et ne lui offrir en guise de lait que le sang de ses blessures, le témoin épouvanté qu’est d’Aubigné lui-même ne peut se résoudre à voir directement l’intégralité du spectacle horrible qu’il a devant les yeux (les cadavres de deux autres enfants qui se sont entre-dévorés) ; il en ménage le dévoilement par un brusque retour sur ses propres sensations(cheveux hérissés d’effroi, terreur…) puis par des imprécations véhémentes et cantonne à deux vers bâtis sur une interrogation rhétorique l’objet de sa vision affreuse :

Quel œil sec eût pu voir les membres mi-mangés
De ceux qui par la faim étaient morts enragés ?

Avec une formule de prétérition qui d’une part retarde encore un peu l’apparition de la vision,  et d’autre part met l’accent sur l’impossibilité de soutenir la vue d’un tel spectacle, suggéré, par conséquent , plus que décrit. Et du reste le sens n’est pas évident puisque  le lecteur doit faire effort pour comprendre exactement ce qui s’est passé, tant l’économie de la narration est flagrante. Ainsi l’horreur semble presque excéder les pouvoirs de l’image, et le témoin, pour la dire, fait une plus large part à ses sensations qu’à la description de ce qui les suscite, et laisse deviner le drame si difficile à imaginer (le lecteur sait qu’il y avait dans la chambre plusieurs enfants, et déduit que ceux dont il s’agit dans les deux vers cités ne peuvent être que ceux dont il voit les cadavres). Ainsi la volonté de s’adresser aux sens et d’émouvoir par l’image est battue en brèche, au moment précisément où l’émotion devrait naître presque d’elle-même ; il est impossible de montrer l’horreur.

Ou alors l’horreur perd de sa force et sombre dans le répugnant : c’est l’horreur des histoires sanglantes, telles qu’elles apparaissent dans les « histoires tragiques » à la mode de l’époque ou aux tragédies qu’on représentait (comme celles de Sénèque). Bref, des formes d’écriture ou de représentation où s’affiche complaisamment le goût de l’hémoglobine. Or dans la scène où est décrite la mère anthropophage, d’Aubigné, non content de montrer la décision mûrir lentement dans l’esprit de la mère (et le texte figure dans sa lettre même l’hésitation de la mère qui au moment où elle dénoue les liens qui attachent l’enfant au berceau ne saut pas encore si c’est pour le nourrir ou s’en nourrir, par amour ou parce qu’elle a faim) s’attarde plus qu’il ne devrait, ensuite, sur le meurtre lui-même (auquel, contrairement à la scène précédent, il n’a pas assisté) et sur la dévoration de l’enfant... Et pour cette scène plus fantasmatique que réelle la même formule de prétérition resurgit (« Qui pourra voir le plat où la bête farouche…) mais cette formule n’est plus qu’une figure servant au contraire à mettre l’accent sur une description qui se poursuit sur quelques vers que termine un arrêt brutal :

Le soleil ne put voir l’autre table fumante
Tirons sur celle-ci le rideau de Thimante 

Le narrateur, ne pouvant venir à bout de sa description de l’horreur allègue les exemples du soleil (qui disparaît pour ne pas voir le festin d’Atrée, « l’autre table fumante ») et de Thimante (ce peintre qui faute de pouvoir exprimer sur le visage d’Agamemnon toute l’horreur qu’il voulait peindre préfère présenter son personnage avec la face voilée). On pourrait croire que cette fin abrupte va dans le même sens que notre premier exemple, et conclure à l’impossibilité de dire l’horreur ; pourtant il n’en est rien, car d’Aubigné consacre une trentaine de vers à décrire… par le menu le repas de la mère, en ne nous épargnant aucun détail, et en ne lésinant ni sur l’horreur ni su le pathos (les pouces de la mère pressant la gorge qui gazouille, les petits doigts cuits qui restent toujours « les jouets de sa bouche », les yeux éteints qui continuent à la dévisager et à lui renvoyer sa terrible image de criminelle…). Contrairement à ce qu’il prétend d’Aubigné n’est pas Thimante, il en a déjà tellement dit, trop dit, que s’il s’arrête c’est que peut-être l’effet recherché n’est pas atteint : à être ainsi exhibée, la scène ne suscite ni terreur ni pitié, mais dégoût et répugnance.

Sur ce « théâtre » du livre où sont représentées les horreurs de la vie même, comme d’Aubigné le dit dans l’exorde de Misères, l’horreur est à proprement parler « obscène » : soit en effet elle reste dans les coulisses, et il n’y a pas d’images possibles, (c’était le cas de notre premier exemple), soit, à se dire, elle se transforme en obscénité intolérable et perd son caractère proprement épouvantable en engendrant une réaction de dégoût et de répugnance.

Résumons notre propos : ce goût de l’image, répandu dans les œuvres baroques de la fin du siècle, conduit, en ce qui concerne l’émotion que veut avant tout susciter le poète devant l’horreur, à une impasse. En effet, l’image qui montre l’horreur, qu’elle soit allégorique ou qu’elle soit réelle, ne peut jamais s’imposer au lecteur : soit elle s’efface devant un sens qu’elle aide à déchiffrer et dont elle n’est qu’une des représentations possibles (c’est le cas des deux allégories que nous avons signalées) soit elle ne peut suffire à exprimer une réalité dont l’horreur excède le pouvoir de représentation de la langue (nos deux autres exemples). C’est que le recours au visuel détermine un certain usage, pictural, du langage, qui n’est pas fait essentiellement pour cela, car si un spectacle est fait pour être vu, sa représentation en mots s’adresse moins à l’organe de la vue qu’à l’imagination du lecteur, à sa faculté de prolonger par l’imagination ce qui lui est donné à lire.

Dans ces conditions on est en droit de penser que l’esthétique purement visuelle de la contre-réforme (et qui influence même les poètes réformés) nuit en réalité à la représentation de l’horreur. L’application des techniques picturales à la littérature équivaut à entretenir une confusion entre l’art (ici dans la capacité évocatrice du langage) et la réalité (l’impact même de l’image dans sa représentation réelle ou picturale).

Dans un de ses essais sur Dante et précisément à propos d’une autre scène de cannibalisme, Borgès montre comment l’incertitude d’une simple suggestion peut mieux qu’une image révéler le fait atroce : il s’agit de la fameuse scène de l’avant-dernier chant de l’Enfer, quand le poète voit Ugolin ronger indéfiniment la nuque du traître Ruggieri et essuyer sa bouche pleine de sang aux cheveux de son ennemi. Et Ugolin, sur une question du poète, sans lever le visage, raconte comment Ruggieri l’a trahi, et l’a tenu prisonnier dans une tour dont il a condamné l’entrée, et que, les jours passant, lui, Ugolin, poussé par la douleur, se mord les mains, et ses enfants, pensant que « c’était par désir de manger » offrent leur chair à manger. Puis Ugolin les voir mourir un à un, il devient aveugle, parle avec ses morts, pleure ; il les palpe dans l’ombre, « ensuite la faim fut plus forte que la douleur » fait dire Dante à Ugolin. Vers mystérieux pour lequel on se demande si Dante a voulu que nous pensions qu’Ugolin avait mangé la chair de ses enfants. Borgès répond à la question en disant que « Dante a voulu non pas que nous le pensions mais que nous le soupçonnions… L’incertitude fait partie de son dessein » et Dante, après avoir dit ce vers ambigu, montre Ugolin recommençant à ronger le crâne de Ruggieri. « De tels actes suggèrent ou symbolisent un fait atroce ; ils ont un double rôle : nous pensons qu’ils font partie du récit et ils sont prophétiques » ? Ainsi sur le plan du langage (et non de la réalité) « il est moins terrible d’affirmer ou de nier le monstrueux délit d’Ugolin que de le soupçonner ».

La vision d’Ugolin rongeant la nuque de Ruggieri loin d’être une image réelle de son crime en est peut-être une allégorie qui permettrait d’élucider un sens énigmatique. L’allégorie ici (celle de l’époque médiévale, et non plus celle, affaiblie, du XVIè siècle qui établit simplement une relation de correspondance entre deux réalités connues) n’est pas là comme une fiction destinée à représenter un sens clair (comme la tableau de la France dans Misères) mais au contraire elle constitue le seul accès à un sens qui reste opaque : la réalité à représenter n’est pas préexistante à la représentation, c’est au contraire l’image qui en est le pressentiment. Ainsi l’allégorie ici n’est pas une méthode intellectuelle, encore moins un simple recours à une pratique proprement picturale, mais un moyen spécifiquement poétique pour approcher l’horreur indicible du cannibalisme exercé sur ses propres enfants.

Résumons notre propos : chez d’Aubigné, l’horreur est représentée soit dans un tableau intelligible (allégorie) qui ne fait de l’image que la simple illustration d’un sens, soit dans des images qui ne peuvent l’épuiser sans la transformer en complaisance de mauvais goût, dans tous les cas, la force de l’image s’en trouve paradoxalement amoindrie. Dans l’exemple de Dante, au contraire, l’image est une vision poétique qui permet d’atteindre à tâtons un sens entrevu avec épouvante. Il y a ici un fonctionnement plein de l’allégorie dont la chair matérielle en quelque sorte (le signifiant) est liée de façon inextricable à la signification. Nous retrouvons là le fonctionnement proprement poétique du signe, mais aussi la problématique théologique concernant la nature du signe dans sa relation avec ce qu’il signifie : J.R. Fanlo a bien montré comment, chez Calvin, comme chez d’Aubigné, le signifiant (l’aspect matériel du signe, le vin par exemple dans la messe) est uni par une certaine continuité métonymique au signifié (le sang du Christ) : le signifiant ne se confond pas avec le signifié, il en est une sorte de représentation métonymique, comme par exemple, la couronne pour dire le Roi) : on retrouve le fonctionnement de l’allégorie tel que nous l’avons défini chez d’Aubigné. Ainsi on pourrait dire que le paradoxe de l’image, c’est-à-dire ce constant recours à elle et en même temps sa mise hors jeu vient de la définition du signe dans la théologie protestante, qui en définitive pourrait bien être contradictoire avec une perception poétique de l’image. On dira que d’Aubigné renvoie lui-même les Muses de la poésie à leur « Parnasse natal » et qu’il lance un appel solennel à Melpomène, muse de la tragédie. Et précisément, ce qui fait la force exceptionnelle de cette œuvre, c’est qu’elle se situe délibérément en dehors de ce que nous appelons maintenant la « littérature », et qui renvoie à un mode d’approche commun à tous les poètes depuis l’origine des temps : cette perception approximative de la réalité, par le biais d’une image heuristique. Il n’en est rien chez d’Aubigné : soit il se place du point de vue de l’Élu, et sa langue est aussi claire que « la langue de Canaan » de même que le sens est tangible dans sa représentation, soit il décrit un monde livré à Satan, et l’image ne peut servir à la formation d’un sens. C’est pour cela peut-être que son œuvre a tant de force : sa plume n’est que le prolongement de son épée, ses vers sont autant d’assauts qu’il veut livrer, autant de brèches qu’il veut ouvrir dans ce corps appesanti de la France que l’édit de Nantes a pacifié.
Ainsi notre réflexion sur le statut contradictoire de l’image de l’horreur dans Misères nous a conduit à montrer que le recours à l’image quand il est sous-tendu par la vision calviniste ne peut aboutir qu’à une impasse poétique ; mais cette impossibilité du poétique fonde la grandeur, hors du commun, de cette œuvre, décidément « à côté » de la littérature.

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