Pensée de midi et juste mesure aristotélicienne une « dette » grecque

Mots concepts des cultures grecque et latine : LA MESURE

Lorsqu'on parle des origines grecques de la Pensée de Midi chez Camus, on songe surtout, et c'est une bonne chose, à la beauté de l'art grec ou à la mystérieuse profondeur des Présocratiques. Or, je me propose d' évoquer devant vous une autre source qui est, en apparence, plus austère et bien moins poétique : quitte à jouer le rabat-joie, je vais vous parler d'Aristote !
Vous vous doutez bien que pour s'éloigner un temps d'Héraclite, de Sophocle ou de Char quand on évoque la Pensée de Midi, il faut avoir de bonnes raisons : je vais donc devoir justifier mon choix en expliquant pourquoi ce sérieux Aristote, auquel Camus fait rarement référence, peut pourtant donner à cette Pensée de Midi un éclairage nouveau.

Pour nous guider mon fil conducteur sera simple : Camus, ainsi qu'il l'a toujours déclaré, connaît notre dette à l'égard de la Grèce, tout particulièrement en ce qui concerne l'idée de mesure.
Aristote, quant à lui, se savait également « débiteur » à l'égard d'une tradition grecque qui lui était antérieure et qui faisait l'éloge de la mesure. De cette célébration de la juste mesure, de ce qui était devenu un poncif, un lieu commun, il fit une notion philosophique dont les enjeux, les conséquences et les risques entrent en résonance avec la pensée de notre temps.
Camus, me semble-t-il, procède de même : dans L'exil d'Hélène, ou à la fin de L'homme révolté , pour montrer l'urgence et la fragilité de la mesure, il doit partir d'une quasi banalité, de quelque chose qui pourrait ressembler au centrisme tiède d'un juste-milieu petit bourgeois, et c'est de là qu'il va faire éclater la conviction que célébrer la mesure n'est pas, comme il l'écrit, faire preuve
d'une « pauvre sagesse », mais qu'à l'inverse c'est sans doute, comme Aristote le savait déjà, la seule voie de salut pour échapper aux dangers des extrêmes.

LA DETTE D'ARISTOTE À L’ÉGARD DE LA JUSTE MESURE GRECQUE

Je l'ai déjà dit, la juste mesure est, bien avant Aristote, un leitmotiv en Grèce. Il nous suffit de considérer l'image que nous avons de cette civilisation : c'est le « miracle » de la mesure, un art tout d'équilibre et de sérénité.
Il faut attendre Nietzsche pour que ce « cliché » soit complété : la belle mesure issue d'Apollon n'est pas le seul aspect et La naissance de la tragédie nous montre qu'elle est contrebalancée par l'instinct de démesure, l'ivresse de Dionysos. Nietzsche élargit ainsi notre champ de vision et révèle la part d'ombre de la mesure, mais, quand on observe la culture grecque, il faudrait être sourd, aveugle ou obtus pour ne pas percevoir l'importance donnée à la juste mesure. Certes, c'est le cas de nombreuses civilisations de faire ainsi de la mesure le rempart contre les excès censés conduire à la barbarie, mais la spécificité des Grecs est que s'ils évoquent tant la mesure, c'est qu'ils sont, plus que les autres, fascinés par la démesure. La mesure, à l'évidence, n'est pas leur première nature mais celle qu'ils ont acquise, par leur labeur. Comme une danseuse qui semble évoluer avec une aisance et une grâce naturelles, la Grèce ne laisse pas transparaître les efforts qui lui furent nécessaires pour atteindre cette juste mesure qui, chez elle, paraît innée.
Voyons donc comment elle se présente.

Notons d'abord que, si elle se manifeste très aisément elle est toutefois particulièrement difficile à traduire en français : le mot « mésotès » qui la désigne est un casse-tête pour les traducteurs. Qu'à cela ne tienne, prenons cette difficulté pour une chance puisqu'elle nous évite les risques d'un accès trop facile par les mots. Certains choisissent de traduire par juste-milieu. Je ne les suis pas car je me demande comment ce synonyme de centrisme petit-bourgeois pourrait rendre compte d'une notion aussi belle et aussi nuancée. D'autres traducteurs tentent le néologisme et parlent de « médialité ». Entre ces deux extrêmes, je préfère traduire par « juste mesure » puisque cela fait apparaître une notion chère à Camus, la justice. Toutefois cette traduction n'est pas parfaite, car elle met en sourdine les idées de « centre », d'«intermédiaire », de médiation et de moyen qui résonnent dans le grec « mésotès ». Aristote lui-même avait noté ces difficultés terminologiques puisqu'il indique que tout ce qui relève du « centre », le « méson » de la juste mesure, sont des mots qui se disent en plusieurs sens. Cette polysémie donne à la notion de mesure un caractère protéiforme et insaisissable.

Délicate à traduire, la mesure est en revanche parfaitement visible en Grèce, puisque c'est dans l'art, d'abord, qu'elle se donne à voir.
Juste un exemple très arbitrairement choisi parmi une infinité : la juste mesure du Parthénon. Tout le monde a en mémoire le monument et pourtant, chaque fois qu'on a le bonheur de le voir, ce qui étonne c'est sa parfaite juste mesure : plus petit ou plus grand que dans notre souvenir, il surprend toujours par son extrême équilibre. Comme le dit Aristote, ce qui permet de dire qu'une œuvre d'art est parfaite c'est qu'on ne peut rien lui ajouter ou rien lui retirer sans en corrompre la nature : en elle, rien n'est en excès, rien ne fait défaut, peut-on dire en reprenant les deux extrêmes qui encadrent la juste mesure.

Autre exemple, celle qu'on appelle l'Athéna pensive du musée de l'Acropole. Cette déesse est , comme on sait, symbole de mesure et de sagesse et, selon Hegel, la chouette qui la caractérise a l'habitude de prendre son envol au crépuscule. Athéna la mesurée prend le temps nécessaire pour réfléchir et sait ainsi s'éloigner du cœur de l'action. Elle prend du recul par rapport aux excès de ceux qui agissent. Or, regardons-là, cette Athéna est minuscule, mais on a parlé à son propos du parfait équilibre de la mise en page de cette œuvre : la déesse occupe un espace très exactement mesuré, délimité par la double ligne de la lance et de la borne sur lesquelles elle s'appuie pour penser.

Comme nous n'en finirions pas de trouver des exemples de juste mesure dans l'art grec, je vais laisser faire votre imagination : les statues et les parfaites proportions qu'elles donnent du corps humain, les monuments entre l'immense et le trop petit, les temples, et justement celui de Delphes. Arrêtons-nous un instant dans ce sanctuaire qui, disait le mythe, était situé au centre du monde, à égale distance des extrêmes. C'est en ce lieu mesuré que se trouve le temple d'Apollon, dieu du juste équilibre. Sur le fronton étaient inscrites des devises qui illustraient la juste mesure : « Rien de trop », « La mesure est la meilleure des choses », et le célèbre « Connais-toi toi-même », repris par Socrate qui en fit sa devise personnelle. Nous savons que ce n'est pas une invitation à une introspection strictement psychologique, mais l'idée qu'il faut connaître sa juste mesure, c'est-à-dire savoir jusqu'où on est capable d'aller sans trahir sa nature en se donnant des limites, ni trop élevées ni trop basses.

En un temps où nous avons tendance à aduler le dépassement, ces rappels à la mesure sonnent comme des rappels à l'ordre. Prenons un exemple que Camus pratiqua : le sport. On voit aujourd'hui les excès des « dieux du stade » : ce qualificatif est une illustration de ce que les Grecs appelaient l'Hybris, cette démesure qui fait que les hommes risquent toujours de se prendre pour des divinités en oubliant leur mesure humaine, jamais « trop » humaine. Les corps de nos jours, par nature ou par artifice, sont démesurément sollicités, et cela nous conduit à un autre domaine où les Grecs faisaient de la mesure la voie médiane qui conduisait au salut : la médecine.
Qu'on relise Hippocrate : la santé est juste mesure car elle est équilibre mesuré entre le corps et l'esprit, entre ce que le corps ingère et ce qu'il dépense en exercices physiques, entre le corps et son environnement immédiat, entre le corps microcosme et le macrocosme où il se situe.
C'est à cette source hippocratique qu'Aristote puisa de nombreux exemples pour son apologie de la mesure car la Grèce mettait souvent en relation deux domaines : la médecine et la politique, puisque le corps social, comme le corps de chaque homme, devait être équilibré par un bon politique qui est ainsi un bon médecin.
Ici, il faut être précis pour ne pas idéaliser notre vision de la démocratie en Grèce : quand on parle du corps politique, il faut rappeler qu'il n'incluait que les citoyens, c'est-à-dire les hommes libres de participer à la vie politique, ce qui excluait les femmes, les métèques, les esclaves.
Dans ce corps, à nos yeux scandaleusement limité, la juste mesure consistait en un juste équilibre entre obéissance et commandement, harmonie qui se réalisait par l'alternance, pour chaque citoyen, du rôle de Souverain quand il décide des lois et de Peuple, quand il obéit à ces lois qu'il a librement édictées. C'est en ce sens, et en ce sens seulement, qu'on peut voir dans ce système dont Aristote célèbre la mesure, ce qui deviendra, à partir de Rousseau, la démocratie du Peuple Souverain.

Nous avons vu la médecine et la politique, voyons à présent le dernier volet de ce triptyque, et c'est encore un domaine où Camus excella : la scène tragique. Le théâtre a en Grèce une dimension politique qui n'est plus à démontrer. Comme le pensait Hugo, comme le prouvera la génération de Camus et de Vilar, le théâtre est le creuset où le grand nombre devient le Peuple. C'est aussi le lieu de la très médicale « catharsis », c'est-à-dire la purgation qui élimine les excès des passions en les donnant à voir. Dans ces deux rôles, la juste mesure est à l'œuvre : par le chœur tragique, la voix de la Cité tempère les excès des héros solitaires, par la catharsis, elle rétablit un sain équilibre des passions. La scène est le lieu du triomphe des Justes, pourrait-on dire en reprenant le titre de Camus : que justice soit rendue, que l'équilibre de la mesure règne, même si cette divine justice excède souvent notre humain entendement.

Nous venons de le constater, la juste mesure est un idéal qui traverse la Grèce, mais qu'est-elle exactement ? Elle est la résultante de deux excès, de deux forces simultanées qui, comme en physique, s'équilibrent en se contrebalançant. Si elle paraît tranquille, c'est qu'elle a la sérénité très particulière que l'on trouve dans l'œil du cyclone. Chez les Grecs, il ne s'agit pas de la double tentation entre le le bien et le mal, mais de la double attirance pour l'excès et pour le défaut, pour l'ivresse et pour l'apathie, pour la raison trop sage et la folle déraison.

Voilà donc l'héritage que la sagesse grecque de la mesure laissa. Voyons à présent comment Aristote élabora ce lieu commun pour en faire un concept philosophique. Tel est l'intérêt d'Aristote, et c'est en cela qu'il éclaire Camus.

Aristote repart, comme l'auteur de la Pensée de Midi, d'une valeur qui s'était perdue dans les sables de la banalité et qui ressassait l'idée qu'il fallait éviter les affres de l'excès. Or, comme Camus, il va « réfléchir » ce poncif et faire en sorte que ce leitmotiv « devienne ce qu'il est » pourrait-on dire en reprenant l'expression de Pindare. En termes aristotéliciens, le philosophe fait passer l'apologie de la mesure de « la puissance à l'acte », c'est-à-dire qu'il repart de ce qu'elle contenait virtuellement dans la tradition grecque et qui n'était encore qu'à l'état de potentialité pour la faire « passer à l'acte », pour, au sens propre, la « réaliser » en une notion philosophique.

C'est ainsi qu'Aristote créé le concept de « mésotès », de cette médiété qui, comme la Pensée de Midi, est lestée d'un passé.

Pour comprendre cette médiété, il faut la resituer dans l'ensemble de la pensée aristotélicienne, et pour cela je vais m'appuyer sur celui qui, dès les années 60, a fait redécouvrir la complexité et l'actualité de la pensée d'Aristote, mon « bon maître » Pierre Aubenque.
En effet, le monde d'Aristote, pas plus que celui de Camus, n'est un univers tranquille. Il est tragiquement scindé : d'un côté, le supralunaire, le monde des astres au cours régulier, le cosmos au sens grec, où tout « n'est qu'ordre et beauté », de l'autre, le sublunaire, notre bas monde. C'est là le lieu de l'irrégularité, de l'aléa et de la contingence : rien n'est ici parfait.

Or, précisément parce que ce monde n'est pas celui de la perfection mathématiquement programmée, il peut devenir l'espace où va se déployer la possibilité d'une liberté.

Puisqu'ici-bas tout n'obéit pas à la belle ordonnance des lois qui régissent le supralunaire, puisque tout n'est pas écrit, alors l'homme va pouvoir écrire les règles de son action. Dans le champ de l'éthique, il va donner la juste mesure de ses actes, et édicter ce qui doit être reconnu comme une valeur.

Ici, pas de valeur transcendante comme il pouvait y en avoir dans le monde de Platon. Pour le comprendre, voici une image : le tableau de Raphaël qui représente l'École d'Athènes.

école d'Athènes
L'École d'Athènes, Détail, Raphaël 
© Wikimedia Commons
 

On y voit Platon, l'index dressé vers le ciel des Idées : il brandit Le Timée, ouvrage qui décrit l'harmonie mathématique du monde. A côté, Aristote tient L'Éthique à Nicomaque, texte dans lequel précisément il présente la juste mesure. Or, la mesure d' Aristote ne peut avoir la rigueur mathématique de celle de Platon le géomètre, c'est la mesure variable d'un spécialiste des sciences du vivant, d'un penseur qui sait ce que l'humain a d'aléatoire. A la règle rigide du géomètre, Aristote préfère la règle souple des maçons de l'île de Lesbos, cet outil qui en suivant les anfractuosités d'un mur sait rendre compte des irrégularités du réel. Aristote vit dans un monde du pis-aller, dans ce qu'il appelle la « navigation seconde ». Chez les Grecs, lorsque la « navigation première», c'est-à- dire la navigation à la voile, était impossible par manque ou excès de vent, la « navigation seconde » consistait à sortir les rames, à ramer ou à fonctionner en « mode dégradé », comme nous disons aujourd'hui.

Est-ce à dire qu'Aristote est le père d'un empirisme à l'anglo-saxonne, d'un « débrouillons-nous en oubliant les grands principes » ? Absolument pas, et c'est en cela qu'il s'apparente à Camus.
Ce n'est pas parce que le monde d'Aristote est scindé que son sublunaire sombre dans l'irrationnel et que notre bas-monde pourrait être le lieu du « laissez-faire », comme le souhaiteraient empiristes et libéraux, si influencés par les « valeurs » anglo-saxonnes, si éloignés de la Pensée de Midi.

Or, c'est précisément parce qu'Aristote ne bascule ni dans l'empirisme ni dans le subjectivisme que sa pensée devient pour nous actuelle. Pour ne pas succomber aux sirènes de l'irrationnel, pour savoir naviguer entre les excès de Charybde et ceux de Scylla, il faut un Ulysse, un marin émérite, un rusé qui sait mettre l'intelligence au service de l'action, qui va essayer de saisir toutes les opportunités, sans pour autant devenir un cynique « opportuniste ».

Cette navigation, on le voit, est difficile, et j'entends ici résonner le célèbre « et pourtant nous sommes embarqués » du Discours de Suède. Pour l'homme d'Aristote aussi « le cap est mal pris », mais on ne peut se désintéresser du monde et de cette liberté de créer qu'il nous laisse, ou nous impose, c'est selon.

Cette « divine liberté », chez Aristote, on la trouve du côté des valeurs que l'homme doit créer et faire respecter.
Là encore, la lecture de Pierre Aubenque nous éclaire : plutôt que d'avoir, comme chez Platon, un philosophe qui a les yeux braqués sur le Bien idéal, on a une collectivité qui a le regard rivé sur les faits et gestes de celui qu'Aristote appelle le Prudent. En d'autres termes, il n'y a plus la transcendance du Bien, mais la supériorité de l'homme de bien, de celui qui va devenir un modèle, un « patron » pas seulement au sens de chef d'entreprise, mais au sens des couturières qui ont un gabarit pour donner les bonnes mesures.

Ce « prudent » chez Aristote est un « spoudaïos », c'est-à-dire en français un « homme de valeur », un « valeureux », au double sens de « celui qui a des valeurs » et de « celui qui dit la valeur des choses ». Pour aller vite et être claire, je dirai que Camus est un bon modèle de
« valeureux », un homme qui dans un monde en crise reste un « juste » et dit l'infini complexité de la justice, quand les contingences de l'Histoire font que notre monde peut produire des « meurtriers délicats ». Et oui, tout cela est moins simple que chez Platon, ou chez les idéalistes de tout bord, pour qui le Bien s'impose, rationnel et indiscutable.

Pourtant, le Prudent chez Aristote n'est pas on ne sait quel bricoleur irrationnel, travaillant à l'instinct : la juste mesure qui est présentée dans L'éthique à Nicomaque est l'objet d'un calcul précis. Ce n'est pas cette justice simpliste et arithmétique pour qui 2 = 2, mais une juste mesure qui relève de la justice distributive et de l'égalité dite « géométrique ». En termes plus simples, quand Aristote parle de justice, il intègre plusieurs paramètres et, ce qui est juste, ce ne sont pas deux nombres égaux mais l'analogie de deux rapports. On dirait aujourd'hui que, ce qui est juste, ce n'est pas que tous paient les mêmes impôts, mais que chacun contribue en proportion de ses revenus.

Pour résumer, disons que, dans l'ensemble de la pensée d'Aristote, la juste mesure est toujours juste proportion, celle qui préside à l'art, celle qui devrait régner dans la société.

MESURE ET PENSEE DE MIDI CHEZ CAMUS

Nous venons de rappeler en quoi la juste mesure chez Aristote n'avait rien de la célébration d'un juste-milieu tiède, au même titre que, chez Camus, la Pensée de Midi est le contraire d'un insipide centrisme.
La Pensée de Midi, elle aussi, est comme l'équilibre en physique, tension entre des opposés puis dépassement de leur contradiction.

Si on admet, comme j'ai essayé de le montrer, qu'Aristote permet à la pensée grecque de la mesure de « devenir ce qu'elle est » en permettant une prise de conscience de ses enjeux, alors il est logique de le rapprocher de Camus qui affirme la dette de la Pensée de Midi à l'égard de la mesure grecque.

Relisons les textes. C'est dans le recueil Permanence de la Grèce, publié en 1948 par les Cahiers du Sud, que Camus présente « L'exil d'Hélène ». Ce bref et admirable article sera repris dans L'été en 1959. Rappelons l'époque : dès le lendemain d' Hiroshima, Camus a été le premier, et longtemps le seul, à dire vers quelle démesure, vers quelle « hybris », on s'aventurait. En 1948, cette dérive du monde occidental était devenue à ses yeux si sensible que le titre, « L'exil d'Hélène », est plus qu'un hommage à la Grèce, c'est une exhortation à écouter un sens de la mesure et de la beauté qui, si on ne se laisse pas « rappeler à l'ordre » par eux s'exileront loin de l'Europe, comme Hélène.
Les mots de Camus disent tout ce que la mesure a d'essentiel, quand on la conjugue au respect des limites :
« La pensée grecque s'est toujours retranchée sur l'idée de limite. Elle n'a rien poussé à bout, ni le sacré ni la raison, parce qu'elle n'a rien nié, ni le sacré, ni la raison. Elle a fait la part de tout, équilibrant l'ombre par la lumière. »
Face à cet héritage, fragile comme tout équilibre, Camus se demande ce que nous avons fait de ce patrimoine. Sa réponse est brutale :
« Notre Europe au contraire, lancée à la conquête de la totalité est fille de la démesure (...) Elle n'exalte qu'une seule chose qui est l'empire futur de la raison. Elle recule dans sa folie les limites éternelles et, à l'instant, d'obscures Érinyes s'abattent sur elle et la déchirent. Némésis veille, déesse de la mesure, non de la vengeance. ».
Sa conviction est que l'empire de la raison est devenu démesuré et qu'il met en péril ces hommes qui ont perdu tout sens de la mesure dès qu'ils ont commencé à « déplacer les bornes ».
L'excès contre lequel Camus met en garde n'est pas celui de la déraison, mais celui de la raison quand il peut détruire les valeurs et l'équilibre que la Grèce avait su maintenir entre l'action et la réflexion.
Or, même si la beauté du sens grec de la mesure reposait sur l'idée de limite, pour Camus les Grecs n'ont jamais eu la naïveté de croire que les limites ne pouvaient être franchies. Ce sens des limites est l'apanage des grands, et Camus rappelle qu'Ulysse, quand il eut le choix entre l'immortalité et la vie limitée dans sa patrie, choisit de mourir sur sa terre, « par fidélité à ses limites, amour clairvoyant de sa condition».
Nous savons aujourd'hui que l'homme a perdu ce sens de la mesure humaine, et, dès 1948, le verdict de Camus était sans appel : « Il est indécent de proclamer que nous sommes les fils de la Grèce. »

Ce dont nous sommes ainsi déshérités par nos excès, c'est précisément de la Pensée de Midi. En 1951, quand il écrit L'homme révolté, Camus choisit cette expression pour en faire le titre du chapitre dans lequel il revient sur la mesure grecque. Il montre comment l'homme a répudié la pensée des limites après avoir trahi la pensée de la Révolte, puis abandonné la raison pour la remplacer par le rationalisme effréné venu de la Pensée du Nord.

Pourtant, les avancées des sciences auraient pu selon lui éclairer les hommes de 1951 : la physique des quanta, la relativité, les relations d'incertitude montrent pour Camus un univers qui n'a de réalité qu'à la mesure de ces grandeurs moyennes qui sont celles de l'homme. L'immensité de nos actuels accélérateurs de particules lui aurait probablement donné à penser qu'il ne suffit pas de travailler sur l'infiniment petit pour être infiniment mesuré.

Selon L'homme révolté, il y a une « ivrognerie de l'âme » qui s'exhibe dans le vertige de la démesure, et il remarque que les héros grecs n'ont jamais eu cette « face d'ilote ou de procureur ». En 1951, la démesure est devenue « confortable », et l'on peut même « y faire carrière ». A l'inverse, la mesure reste « pure tension », « sérénité crispée » écrit-il en citant son ami René Char.
Loin de la tranquillité bourgeoise du juste-milieu, la mesure est bien née de la Révolte et ne peut vivre que par elle, refusant le dogmatisme et les excès de ceux qui ont prétendu être les maîtres de la révolution.
Cette mesure camusienne est une « pensée solaire », et l'on pourrait dire en citant Le cimetière marin qu'elle est celle de « Midi le juste ».

L'homme révolté oppose les « rêves allemands » et la « tradition du Midi », c'est pourquoi quand Camus évoque cette nuit dans laquelle l'Europe est plongée, il espère encore que : « la pensée solaire, la civilisation au double visage, attend son aurore ».
Pour lui, la sagesse européenne n'invite pas seulement à penser la mesure, elle fait réfléchir à la notion de moyen, et l'on peut rappeler ici qu'Aristote avait mis en évidence la relation entre le «moyen » (« méson » en grec) comme intermédiaire et comme ce qui permet d'atteindre une fin, et la juste mesure (« mésotès »).
Camus, avant de mettre en scène cette relation dans Les justes, déclare dans L'homme révolté :
« La fin justifie les moyens ? Cela est possible. Mais qui justifiera la fin ? A cette question que la pensée historique laisse pendante, la révolte répond : les moyens ». Devant l'admirable complexité de cette formule avouons que, pour un « philosophe de Terminale », Camus sait l'art des questions dérangeantes.

C'est pourquoi, notre temps et ses confortables certitudes auraient grand profit à le relire, en particulier tous ceux qui évitent les questions, par exemple ceux qui vivent sans s'interroger dans le culte d'une mesure qui pour eux n'est qu'une norme standardisée. Ils verraient qu'on ne peut parler de mesure sans rappeler que la justice et la liberté lui sont apparentées, et que ces dernières, pour être fécondes, doivent trouver l'une dans l'autre leur limite. Liberté et justice selon Camus se « mesurent » mutuellement. Certes, c'est là un paradoxe dérangeant, mais chaque conviction de Camus est ce que la langue grecque appelle une « aporie », c'est-à-dire un « embarras » pour la pensée, un nœud de la réflexion dans lequel l'intelligence trouve la seule voie de passage. Toutes les contradictions auxquelles fut confronté Camus, et dont souvent il ne sortit pas indemne, sont autant d'opportunités pour la pensée de notre temps. Comme le défectueux sublunaire pour Aristote, c'est parce que l'époque de Camus fut imparfaite que l'homme révolté a la liberté de la parfaire. La contingence de ce monde, qu'il commença par appeler « absurde », exigea le sens d'une raison mesurée et non l'outrance nordique d'un rationalisme sans finesse et sans mesure.

Camus savait que la fascination de la démesure pouvait s'exercer aussi dans le domaine de la pensée, et, comme les Grecs, il n'ignorait pas que celui qui veut savoir avec excès court toujours le risque de perdre la raison. Il a, par lui-même, pu constater que celui qui aspire à une pensée mesurée, que celui qui connaît les limites de l'intelligence, est accusé d'avoir une « sagesse
pauvre ».

Laissons donc pontifier les intelligences faussement riches qui méprisent le « penseur deTerminale » et écoutons Camus décrire, pour notre temps, cette « pauvre sagesse » : « Elle est ce déchirement lui-même, l'esprit qui plane sur des volcans de lumière, la folie de l'équité, l'intransigeance exténuante de la mesure ».

ENJEUX ACTUELS D'UNE PENSEE DE LA MESURE : ENTRE RISQUE DE DEMESURE ET PARADOXE D'UNE MESURE DEVENUE « EXCESSIVE »

Nous venons de voir brièvement l'analyse prémonitoire de Camus sur les risques qu'encourait la mesure. Qu'en est-il en 2013 ? Visiblement, nous n'avons pas su prendre conscience du patrimoine, aussi immense que fragile, que nous ont laissé les Grecs. Camus nous a rappelé notre dette à l'égard de cet héritage, mais nous n'avons rien fait, pour faire fructifier, dans nos actions et nos réflexions, les leçons de cette Pensée de Midi et, ce qui est pire encore, nous les avons dilapidées en dévoyant hypocritement l'idée de mesure.

Expliquons-nous : au sortir de la guerre, l'on s'était juré de ne plus jamais succomber à l'appel de la déraison totalitaire et aux excès des dictateurs fous. Par un terrible retour de balancier, au lieu de nous stabiliser dans une situation médiane, nous nous sommes précipités vers l'excès de raison, sous prétexte que cette dernière nous avons fait défaut avec l'irrationalisme. Nous sommes devenus des fous de la mesure, des obsédés de la norme. Pourtant, à la même époque que Camus, dans le même village de Justes, Canguilhem avait posé ces questions dans Le normal et le pathologique. Lui aussi, citant les Grecs et se fondant sur la médecine hippocratique, avait mis en garde : si la juste mesure à laquelle nous aspirons devient une norme dictatoriale, un chiffre unique auquel tous doivent se conformer, alors nous n'atteindrons pas l'équilibre. Canguilhem est lui aussi prémonitoire : il décrit très exactement les dérives normatives de notre médecine actuelle. Juste un exemple : nous redoutons tant les risques cardio-vasculaires que des protocoles médicaux ont abaissé les mesures au-dessus desquelles une tension ou un taux de cholestérol pouvaient être considérés comme « pathologiques ». Alors que Canguilhem nous avait montré que la santé était cette norme souple et équilibrée qui permet au corps de s'adapter et non un taux unique, nous sommes devenus des fous du chiffre. Tel Platon dans le tableau de Raphaël, nous avons cru que la santé pouvait être mathématisée et nous avons oublié Aristote, Camus et Canguilhem, ces spécialistes du vivant qui savent que les réalités humaines ne se mettent pas si facilement en équation. Leur monde, nous l'avons vu, n'a pas la perfection aseptisée des idéalistes et des dogmatiques. A la perfection des corps obéissant au canon des mensurations dans une sorte de Meilleur des Mondes, ils opposent les imperfections du charnel. Or, ce n'est qu'en prenant en compte de telles contingences que s'ouvre la possibilité de l'action libre. Nous retrouvons donc ici la juste mesure d'Aristote : comme la médecine ne doit pas avoir les yeux braqués sur on ne sait quelle mensuration parfaite, c'est nous qui devons avoir le regard fixé sur le médecin prudent, sur ce valeureux qui, au cas par cas, et sans sombrer dans l'empirisme, dira les valeurs repères entre lesquelles le patient est « équilibré », sans aller vers le pathologique.
Toutefois, n'oublions pas qu'Aristote nous avait mis en garde : ce médecin qui édicte la valeur puisqu'on ne dispose plus d'un chiffre sans appel pour mesurer ce qui est sain, ce médecin court toujours le risque de devenir un « dictateur ». Pour contrebalancer la dictature des mathématiques ou de la subjectivité, les Grecs avaient une solution, un garde-fou : la démocratie. En effet, le médecin grec, quand il est devant un cas difficile à « évaluer », fait ce que nous appelons une réunion de consensus, il débat avec ses confrères. A cette petite échelle, il reprend la leçon de la politique : un homme seul ne peut trancher, il doit mettre la question au cœur des débats de la cité, et c'est par cette mise au centre , au « méson », qu'on trouvera la « mésotès », la juste mesure. Aristote n'ignore pas que dans un état d'urgence ou de siège, il est difficile de débattre et que, entre palabres ou diktat d'un seul, les Justes connaissent les affres de cette effrayante liberté de choix.

Celui qui, dans un hôpital, méritera vraiment le titre de « grand patron », sera celui qui donnera le bon modèle, le gabarit pour mesurer les bonnes pratiques.C'est ainsi que cela devrait se passer, mais les dérives d'une certaine médecine nous ont montré des patrons qui dans certains laboratoires n'hésitaient pas à transformer arbitrairement les mesures : il leur suffit d'abaisser le « seuil du diabète » pour que brutalement un patient passe du normal au pathologique.

Ce n'est pas « juste », pourrait-on dire au double sens de ce mot : ni exact scientifiquement, ni bien moralement, mais le moins que l'on puisse dire est que cela est économiquement rentable.En modifiant quelques valeurs biologiques, on fait monter ses valeurs boursières à coup de block busters, on lance sur le marché des hypotenseurs ou des Médiators, dont le nom, par une sinistre ironie, évoque la mesure : comme le dit Camus, on ajoute au malheur du monde en nommant mal les choses.

Nous le savons, les vrais scientifiques et les bons médecins connaissent encore la valeur des mots et des maux, mais ils sont hommes et peuvent parfois être moins séduits par des débats sur la science et la démocratie que par les sirènes de l'économie.

L'économie, parlons-en puisque voilà encore un domaine où Aristote et Camus peuvent nous rappeler à la juste mesure. Je ne vais pas redire ce que tout le monde sait ici en indiquant qu'en matière d'économie les potions amères administrées aux pays du Midi risquent de tuer le malade par des thérapies disproportionnées : les effets secondaires de certaines mauvaises mesures économiques relèvent de l'acharnement thérapeutique et le malade mourra guéri.
Mais de quoi mourra-t-il : de son mal, des excès de sa vie de cigale ou des mesures prises par d'angéliques fourmis du Nord venues en troïka ?
Mauvaises mesures, c'est que me disait notre ami le poète grec Titos Patrikiou en soulignant que ces mesures étaient mauvaises éthiquement, mais qu'en outre, elles étaient mauvaises, donc inexactes du point de vue des chiffres. Les données sur lesquelles se sont fondés certains économistes ne sont pas « justes », et au-delà des fautes morales que cela représente, on s'est aperçu qu'elles contenaient aussi de grossières erreurs de calcul.
Ces économistes évaluateurs, ces petits chefs d'agence de notation qui prétendent mesurer la valeur d'un pays, ne sont pas des yogis, des idéalistes, mais en outre ils sont de mauvais commissaires. Quand ils se mêlent de mathématiser l'économie et de mettre en équation les pays du Midi, ils n'ont pas l'exactitude à laquelle aspirait le géomètre platonicien, et encore moins l'éthique à laquelle invitait l'aristotélisme.
Ont-ils, comme certains dans l'industrie pharmaceutique, sciemment abaissé des seuils au-delà du supportable et du raisonnable, ou bien se sont-ils eux-mêmes trompés, enivrés qu'ils étaient par la peur de ne savoir maîtriser un monde qu'ils ne pouvaient mesurer mathématiquement ? Les paramètres extrêmement complexes qu'Aristote ou Canguilhem utilisent pour mesurer la santé, la justesse et les nuances terminologiques de Camus pour dire la justice, tout cela n'est pas à leur taille et, pantins dérisoires, ils flottent dans ces habits taillés pour les héros de la Pensée de Midi. De la mesure, ils ont gardé la Lettre et non l'Esprit et nous connaissons le dogmatisme de leur goût pour les mensurations. Arpenteurs frénétiques, leur règle rigide de géomètre est incapable de la souplesse de la règle des maçons, et, en outre, leurs instruments de mesure sont faussés, et dans certains cas falsifiés.

C'est en ce sens que retrouver la juste mesure est l'urgence de notre temps : nous devons, et vite, acquitter notre dette à l'égard de la Grèce, savoir ce que l'on doit à la tradition tout en adaptant ce patrimoine à notre époque. Il faut donc actualiser, comme dit le philosophe, ce qui était contenu en puissance dans la sagesse des nations, en tout cas des nations du Midi. Dans cette Méditerranée, dans cette Mer du milieu, dans ce lieu intermédiaire de passage et d'échange, la juste mesure retrouvera son vrai champ d'action.

En guise de conclusion, je rappellerai simplement que notre pays est riverain de cette mer et que notre Assemblée Nationale expose, dans l'enceinte de ses débats, aux yeux des représentants du Peuple, une réplique du tableau de Raphaël sur l'École d'Athènes. C'est la un excellent rappel de la juste mesure pour une nation qui, par sa Révolution, a su donner au monde un instrument de mesure, le mètre, et un Juste, Albert Camus. A notre démocratie de se faire l'héritière de cette Pensée de Midi que nous célébrons aujourd'hui à Lourmarin dans ces rencontres méditerranéennes.

Dans Albert Camus et la Pensée de Midi, Rencontres Méditerranéennes Albert Camus, Editions A.Barthélémy, Le Pontet, 2016.

Mots concepts des cultures grecque et latine : LA MESURE

Françoise Kleltz-Drapeau, docteur en philosophie grecque, a travaillé sur Aristote sous la direction de Pierre Aubenque. Elle enseigne les pratiques de lecture des textes universitaires à l’université de la Sorbonne-Nouvelle. Dans le cadre de l’Espace Éthique et de l’université Paris-Sud, elle étudie les relations entre la médecine et la philosophie.

Bibliographie sommaire

Sur Camus la mesure, la pensée de Midi et la Grèce

  • CHABOT J., Albert Camus, la pensée de midi, 200
  • FABRE T., Eloge de la pensée de midi, Actes Sud, 2007
  •  FOSTY A., Albert Camus et la Grèce, Rencontres méditerranéennes, Lourmarin 2006, Editions de la Nuit, Edisud 2007 Hors-Série n°17, Philosophie Magazine, Avril 2013, article « La pensée de Midi » à partir de la page126
  • MATTEI J.F, (dir.), in Albert Camus et la pensée de Midi, Chemins de la Pensée, Ovadia, 2008, chapitre de IVALDI J.P, « L'exil et le royaume »
  • MODLER K.V. , Soleil et mesure dans l'œuvre d'Albert Camus, Paris, L'Harmattan, 2000
  • ONFRAY M., La pensée de midi : archéologie d'une gauche libertaire, Galilée, 2007
  • PAPAMALAMIS D., Albert Camus et la pensée grecque, Presses Universitaires
  • TRABELSI M. (dir.), in Albert Camus. L'écriture des limites et des frontières, Presses universitaires de Bordeaux, 2009, chapitre de SALAZAR O., « Réécritures mythologiques d'une sagesse de la mesure chez Albert Camus »

Sur Aristote et la mesure

  • AUBENQUE P., La prudence chez Aristote, Paris, PUF, 1963
  • CANTO-SPERBER M., « Aristote chez les modernes » in Ethiques grecques, Paris, PUF, 2001 GAUTHIER-MUZELLEC, « Aristote et la juste mesure », étude de 1998 reprise in La philosophie d'Aristote, Paris, PUF, 2003
  • KLELTZ F. , La constitution philosophique de la notion de juste-milieu chez Platon et chez Aristote, Thèse, Sorbonne Paris IV, 1982
  • KLELTZ-DRAPEAU F.
    • Une dette à l'égard de la culture grecque : la juste mesure d'Aristote, L'Harmattan, 2012
    • « Une dette envers la Grèce : Aristote, le Prudent et le Manager » in Evolution et perspectives du management, sous la direction de NURDIN G., L'Harmattan, 2012
    • « Aristote, manageur et économiste. De l'équation à la prudence », tribune in Le Monde, 18 juin 2013
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