Paul Auster et lycophron

Paul Auster et Lycophron : à propos d'Invisible — Bulletin Guillaume Budé, n°1, 2010 pp. 243-247

Dans le domaine des études grecques, on a assisté ces dernières années à un regain d’intérêt spectaculaire pour l’Alexandra de Lycophron. La publication en 2008, dans la Collection des Universités de France, de l’édition d’André Hurst a été un temps fort de ce phénomène1. Elle suivait celle de trois autres éditions et traductions françaises du poème2. Celui-ci suscite également l’intérêt des commentateurs, comme le montre un imposant recueil d’études paru l’an dernier3. On pourrait s’interroger sur les raisons de cette vogue, mais on doit aussi constater qu’elle ne se limite pas à la France et qu’elle se manifeste aussi dans le domaine de la littérature contemporaine. La publication récente du dernier livre du romancier américain Paul Auster, Invisible4, en apporte la preuve. Le rôle qu’y joue l’Alexandra éclaire le sens de ce roman et permet de réfléchir à la postérité du poème de Lycophron au début du XXIe siècle.

Le poème apparaît au chapitre III du roman. L’un des protagonistes, Adam Walker, qui est aussi le narrateur, se trouve à Paris, à l’automne 1967. Au cours d’un dîner au restaurant Vagenende, boulevard Saint-Germain, il fait la connaissance de Cécile Juin, élève au lycée Fénelon, qu’accompagnent sa mère Hélène et le futur époux de celle-ci, Rudolph Born, l’autre protagoniste du roman. Il ne trouve pas la jeune fille à son goût, mais noue avec elle une conversation amicale. Ils en viennent à parler du grec ancien. Walker ne l’a pas étudié et dit à Cécile qu’il l’envie d’avoir cette chance. Elle lui révèle alors le projet qui l’a occupée tout l’été : traduire en français un long poème de l’auteur le plus difficile qu’on puisse imaginer :

« Lorsque Walker lui demande qui est cet auteur, elle hausse les épaules et dit qu’il n’en a pas entendu parler, que personne n’en a entendu parler, et le fait est que, lorsqu’elle mentionne le nom du poète, Lycophron, qui vivait vers 300 av. J.-C., Walker reconnaît qu’elle a raison. C’est un poème sur Cassandre, poursuit-elle, la fille de Priam, le dernier roi de Troie- pauvre Cassandre qui eut le malheur d’être aimée par Apollon. Il lui offrit le don de prophétie, mais seulement si elle consentait à lui sacrifier sa virginité en échange. D’abord, elle dit oui, puis elle dit non, et Apollon qu’elle avait plaqué prit sa revanche sur elle en empoisonnant son cadeau, s’assurant qu’on ne croirait jamais à aucune des prophéties de Cassandre. Le poème de Lycophron se passe pendant la guerre de Troie, Cassandre est en prison, déjà folle, sur le point d’être assassinée par Agamemnon, crachant sans fin des paroles incohérentes et des visions de l’avenir dans une langue si complexe, si bourrée de métaphores et d’allusions qu’elle est presque incompréhensible. C’est un poème de cris et de hurlements, lui dit Cécile, un grand poème à son avis, un poème sauvage et absolument moderne, mais si décourageant et insaisissable, si loin au-delà de ses capacités de compréhension qu’après des heures et des heures de travail, elle est arrivée à traduire seulement cent-cinquante vers. »5

Walker félicite la jeune fille pour son courage et lui demande s’il existe une traduction anglaise du poème. Elle répond qu’elle ne sait pas, mais qu’elle serait heureuse de le vérifier pour lui. Lorsqu’il demande à voir sa traduction, elle refuse. Mais elle change d’avis quand Born lui révèle que Walker est lui-même poète et traducteur de poètes et qu’il a, en particulier, traduit un texte de Bertrand de Born, un poète provençal du XIIe siècle.

Le lendemain, Cécile et Walker se retrouvent au café La Palette. Elle lui a apporté un livre, « un petit volume à la couverture en carton verte, sans jaquette, apparemment bien vieux, un objet effiloché et abîmé qui a l’air d’une chose qu’on a tirée d’une poubelle. »6 C’est l’édition de Lycophron publiée en 1921, dans la Loeb Classical Library, par A. W. Mair, Professeur de Grec à l’Université d’Edimbourg. Cécile refuse de dire à Walker où elle l’a trouvée. Elle le lui révèlera peut-être quand il la lui rendra. Mais lorsqu’il l’interroge, elle lui donne son avis sur la traduction :

« … elle me frappe comme étant guindée et pédante, plutôt vieille école, j’en ai peur. Pire encore, c’est une traduction littérale en prose, si bien que toute la poésie a disparu. Mais au moins, ça vous donne une impression de la chose- et pourquoi elle m’a donné tant de difficultés. »7

Cécile demande ensuite à Walker de lui lire à haute voix cette traduction à partir du vers 31, au début du monologue de Cassandre. Il s’exécute, mais s’arrête au vers 49 :

« C’est insensé, dit-il, je suis absolument perdu.
Oui, c’est une traduction épouvantable, dit-elle. Même moi je peux m’en rendre compte à l’oreille.
Ce n’est pas juste la traduction. Je n’ai aucune idée de ce qui se passe.
C’est parce que Lycophron est tellement oblique. Lycophron l’obscur. Il y a une raison pour qu’on l’ait appelé comme ça.
Pourtant …

On doit connaître les références. La nourrice est une femme nommée Ilios, par exemple, et le lion, c’est Héraclès. Laomédon promit de payer Poséidon et Apollon pour la construction des murs de Troie, mais après sa rétractation, un monstre marin apparut - le chien de Triton - pour dévorer sa fille Hésioné. Héraclès monta dans le ventre du monstre et le coupa en morceaux. Laomédon dit qu’il récompenserait Héraclès pour avoir tué le monstre en lui donnant les chevaux de Tros, mais il viola encore sa parole et Héraclès, en colère, le punit en rasant Troie par le feu. Voilà l’arrière-plan des quelques vers du début. Si on ne connaît pas les références, on est parti pour se perdre.

C’est comme essayer de traduire Finnegans Wake en mandarin.

Je sais. Voilà pourquoi j’en suis tellement dégoûtée. Les vacances d’été finissent la semaine prochaine, mais mon plan pour l’été est déjà kaputt. »8

Cécile avoue alors à Walker que la veille au soir, elle a relu sa propre traduction, l’a trouvée effroyable et l’a jetée à la poubelle. Walker proteste : elle lui avait promis de la lui montrer, c’est dans ce but qu’ils avaient pris rendez-vous. Elle lui répond qu’elle a changé d’avis et qu’en compensation, elle veut lui donner la traduction de Mair . Il refuse, lui dit de la garder, elle refuse à son tour. Ils se demandent alors quoi faire du livre. Walker propose de le donner à quelqu’un. Cécile lui répond :

« Nous sommes en France, vous vous rappelez ? Quel Français dans son état normal serait intéressé par une mauvaise traduction anglaise d’un poème grec impénétrable ?
Bonne remarque. Pourquoi ne pas simplement la jeter ?
Trop brutal. Il fait traiter les livres avec respect, même ceux qui nous rendent malades.
Alors nous allons le laisser derrière nous, juste là, sur cette banquette. Un cadeau anonyme pour un étranger inconnu.
Parfait. Et une fois que nous aurons payé l’addition et que nous serons sortis de ce café, nous ne reparlerons plus jamais de Lycophron. »9

C’est ainsi que l’Alexandra disparaît du récit. Mais sa présence ne s’y réduit pas à une référence ornementale et passagère. Elle est une clé pour en comprendre le sens. On le voit bien quand on considère l’ensemble de l’intrigue.

Adam Walker raconte au chapitre I comment à New York, au printemps 1967, alors qu’il étudiait à l’université de Columbia, il a fait la connaissance de Rudolph Born et de sa compagne Margot pendant une réception. Professeur invité à Columbia, Born, un Français d’origine suisse, donnait alors deux cours sur la perte de l’Algérie et de l’Indochine par la France. Walker écrivait des articles, des poèmes. Ils parlèrent. A leur deuxième rencontre, Born dit à Walker qu’il a plu à Margot, qu’elle est inquiète pour lui et veut l’aider. Aussi Born lui propose-t-il de s’occuper d’un magazine qu’il souhaite lancer en Amérique. Walker, surpris, accepte. Le projet prend forme. Born invite Walker à dîner. Il l’oblige à reconnaître en présence de Margot qu’elle lui plaît et, passablement ivre, lui tient des propos exaltés, le traitant de lâche parce qu’il ne veut pas combattre au Vietnam, lui racontant ses souvenirs de la guerre d’Algérie où il a perdu toute foi dans la justice et lui exposant sa vision de l’histoire des hommes dominée par la guerre et par la barbarie. Pendant un voyage de Born, Margot a une liaison avec Walker. A son retour, Born révéle à Walker qu’il connaît la vérité, mais qu’il n’y attache pas d’importance. Il a rompu avec Margot, elle est repartie en France où il a lui-même rencontré une autre femme qu’il veut épouser et il tient toujours à leur projet de magazine. Ils sortent pour dîner. La nuit est tombée. Au coin d’une rue, un jeune voleur braque sur eux un pistolet et leur demande leur argent. Born semble sortir son portefeuille de sa poche, mais c’est un couteau à cran d’arrêt. Il blesse mortellement le voleur et s’aperçoit que son pistolet n’était pas chargé. Walker veut appeler une ambulance, la police, mais Born refuse. Ils se séparent. Walker a des remords. Il reçoit un mot menaçant de Born qui le somme de garder le silence. Lorsqu’il lit dans le New York Post qu’on a retrouvé dans Riverside Park le corps d’un certain Williams qui a reçu une douzaine de coups de couteau, il prévient la police et raconte toute l’affaire. Les policiers semblent sceptiques, pourtant ils l’écoutent. Mais il est trop tard. Born est déjà reparti et Walker reste seul avec ses remords.

Au chapitre II apparaît un nouveau narrateur, Jim Freeman, un écrivain, ancien camarade d’étude de Walker. Il raconte qu’au printemps 2007, Walker, qu’il n’avait pas revu depuis leur jeunesse, lui a envoyé le premier chapitre d’un manuscrit racontant sa vie. C’était le chapitre I du roman. Jim et Walker ont renoué. Dans une lettre, Walker a raconté à Freeman ce qu’il était devenu depuis 1967 et a mentionné qu’il était malade. Ils sont convenus d’un rendez-vous à Oakland, en Californie, où Jim devait venir pour son travail et où Walker vivait. En attendant, Walker lui a envoyé la première partie de la suite de son récit. Jim lit ce texte intitulé « L’été », où Walker raconte sa liaison incestueuse avec sa sœur Gwyn pendant l’été 1967, avant son départ pour la France. Jim a une dernière conversation téléphonique avec Walker mais, lorsqu’il arrive à Oakland, il apprend que son ami vient de mourir. Rebecca, la belle-fille de Walker, lui remet un paquet. Jim lit le texte qu’il contient. Il est intitulé « L’automne » et occupe l’essentiel du chapitre III. Walker y raconte son séjour à Paris à l’automne 1967. Il y est venu dans le cadre d’un programme d’étude de Columbia pour améliorer son français. Bientôt, il reprend sa liaison avec Margot. Born le retrouve, lui dit qu’il ne lui en veut pas et lui affirme qu’il lui a sauvé la vie et qu’il n’a donné qu’un seul coup de couteau à Williams, en état de légitime défense. Walker ne le croit pas. Il forme le projet de rencontrer Hélène Juin, la future épouse de Born, comme ce dernier le lui propose, et de lui révéler qu’il est un meurtrier afin d’empêcher leur mariage. C’est ainsi qu’il fait la connaissance de Cécile Juin, la fille d’Hélène. Ils parlent de Lycophron et se lient d’une amitié qui devient, chez Cécile, de l’amour. Mais Cécile le rejette quand elle apprend ce que Walker a dit à sa mère au sujet de Born. Celui-ci l’apprend aussi. Il menace Walker et le somme de quitter la France. Peu après, la police perquisitionne la chambre de Walker, qui n’est pas toxicomane, et y découvre de la drogue. Walker est expulsé et se rappelle les avertissements de Margot au sujet des liens de Born avec les milieux policiers français.

Au chapitre IV, Jim raconte comment il a repris contact avec la sœur de Walker qu’il avait connue à Columbia. Il lui a fait lire le manuscrit de son frère. Après cette lecture, Gwyn déclare que c’est un récit véridique, sauf pour leur relation incestueuse qui n’a jamais existé. Elle charge Jim de remanier le manuscrit en changeant les noms des personnages et les détails qui pourraient permettre de les identifier. Il s’en charge. C’est cette version corrigée que le lecteur a eue sous les yeux. Plus tard, Jim se rend à Paris et prend contact avec Cécicle Juin. Elle a fait carrière au C. N. R. S. , a été mariée deux fois, est veuve et n’a pas d’enfant. Elle révèle à Jim que sa mère Hélène n’a pas épousé Born, mais que ce dernier a été très ému d’apprendre sa mort plus tard. A cette occasion, Cécile a renoué avec lui et il l’a invitée à lui rendre visite dans sa retraite, à Quillia, une île de la mer des Caraïbes entre Trinidad et les Grenadines. Elle a accepté et a tenu son journal pendant ce séjour.

Ce journal constitue la fin du roman. Peu après l’arrivée de Cécile à Quilia, Born la demande en mariage. Elle refuse, il insiste, lui dit qu’il a besoin de son aide pour écrire ses mémoires. Il a beaucoup à raconter car, depuis la guerre d’Algérie, il a travaillé pour les services secrets français. Le livre sera passionnant, il aura du succès, Cécile le signera et deviendra célèbre. Cécile refuse, Born ne parvient pas à la convaincre. Elle quitte Quilia et en garde une dernière image, celle d’une soixantaine d’hommes cassant des cailloux sous le soleil.

Ce résumé d’Invisible ne rend pas justice à l’inventivité littéraire de Paul Auster, à la force et à la puissance d’évocation de son style. Mais il peut faire apercevoir les parentés du roman avec l’Alexandra de Lycophron. Il y a d’abord le thème de la guerre. Chez Lycophron, il occupe le devant de la scène : un serviteur dit à un roi qu’il va lui rapporter avec exactitude la prophétie d’Alexandra, alors même qu’il ne l’a pas comprise10. Cette prophétie occupe presque tout le reste du poème11 qui s’achève sur une brève conclusion12. Elle concerne la guerre de Troie et ses suites, le retour des Grecs chez eux, le futur des Troyens, les conflits entre l’Asie et l’Europe, et évoque en permanence, pour l’annoncer, la décrire et la déplorer, la violence guerrière. Chez Paul Auster, la présence de la guerre est réelle, mais plus diversifiée. Il y a les guerres d’Indochine et d’Algérie qui sont le sujet des cours de Born à Columbia. Born lui-même a fait la guerre d’Algérie où il a perdu toute illusion en recourant à la violence et à la torture et en devenant un membre des services secrets français. Ce passé guerrier de Born rencontre, en 1967, le présent guerrier de l’Amérique engagée dans la guerre du Vietnam. Walker refuse de faire cette guerre et ne la fera pas. Il s’exilera en Angleterre et ne reviendra aux Etats-Unis qu’après la fin du conflit, comme il le raconte à Jim dans la lettre qu’il lui envoie et où il évoque ainsi le climat de cette époque :

« A l’automne 1969, je suis parti à Londres- non parce que l’Angleterre m’attirait, mais parce que je ne pouvais plus supporter de vivre en Amérique. Le poison du Vietnam, les larmes du Vietnam, le sang du Vietnam. Nous avions tous perdu la raison à ce moment-là, n’est-ce pas ? »13

Walker parle au passé de la guerre qui était son présent lorsqu’il a rencontré Born. A ce présent devenu passé dans le récit s’ajoute un autre passé, celui de Born lié à la guerre d’Algérie. La structure temporelle du roman présente une complexité analogue à celle de l’Alexandra.

L’Alexandra est un poème prophétique. Mais la prophétie qu’il contient s’est réalisée depuis très longtemps au moment où Lycophron le compose. La guerre de Troie et ses conséquences annoncées par Alexandra ont eu lieu . Le poète et son public le savent. Pour eux, Alexandra profère des prédictions dont le caractère rétrospectif ne fait qu’accroître la puissance dramatique. Ce que prophétise la jeune fille qu’on ne comprend pas et qu’on ne croit pas n’est rien d’autre que la vérité. Cette vérité est advenue. Elle a fourni le sujet de bien des œuvres postérieures aux événements, mais antérieures au poème de Lycophron. La chronologie dramatique de l’Alexandra ne correspond donc pas à sa chronologie littéraire, et ce décalage détermine l’horizon sur lequel Lycophron compose son poème. Cet horizon est peuplé de toutes les œuvres qui ont traité de la guerre de Troie et de Cassandre depuis les poèmes homériques. On y trouve l’Agamemnon d’Eschyle et les Troyennes d’Euripide où Cassandre apparaît, mais aussi les tragédies et les poèmes lyriques où l’on entend des personnages qui prophétisent : le Prométhée enchaîné d’Eschyle avec Prométhée, Œdipe Roi et Œdipe à Colone de Sophocle avec Tirésias et Oedipe, Hécube d’Euripide avec Polymestor et la IVè Pythique de Pindare avec Médée14. Ces textes célèbres sont présents à l’esprit des lecteurs de Lycophron qui partageait et connaissait cette présence lorsqu’il écrivait l’Alexandra. Ils constituent un ensemble de références implicites communes au poète et à son public. L’économie textuelle du roman de Paul Auster présente des caractéristiques différentes, mais une complexité analogue à celle du poème de Lycophron.

Paul Auster préfère aux allusions implicites les références directes. Nous l’avons vu dans le cas de Lycophron. Mais Paul Auster se réfère aussi bien avant à un autre auteur. Au début du roman, lorsqu’Adam Walker rencontre Rudolph Born pour la première fois, il lui demande s’il descend de Bertran de Born, seigneur de Hautefort, né vers 1140 , guerrier et troubadour qui encouragea le Prince Henry, dit « le Jeune Roi », à se rebeller contre son père Henry II d’Angleterre et mourut moine cistercien en 1215 15. Aux yeux de Dante, cette fin monacale n’avait pas suffi à laver Bertran de Born de ses fautes, puisqu’il donne une image saisissante du sort qui lui est réservé en enfer :

« Certes je vis-et crois encor le voir
- un corps marcher sans sa tête, tout comme
marchaient les autres du triste troupeau,
tenant par les cheveux le chef tronqué
pendu au poing en guise de lanterne
et qui, nous regardant, disait : «  O moi ! »
Il se faisait de soi-même un flambeau ;
ils étaient deux en un et un en deux :
comment cela ? Seul le sait qui l’ordonne.
Quand il fut juste au pied de notre pont,
il leva haut le bras et sa tête au bout,
pour nous rendre plus proches ses paroles
qui furent : « Vois l’insupportable peine,
toi qui viens voir les morts mais qui respires,
vois s’il en est aucune aussi atroce.
Et pour qu’aux gens tu portes mes nouvelles,
sache bien que je fus Bertran de Born,
le mauvais conseiller du jeune roi.
Je mis aux prises le fils et le père :
d’Absalon et David, Achitophel
ne fit pas plus, par ses pointes malignes.
Ayant disjoint deux êtres si unis,
je porte, hélàs, mon cerveau séparé
de son principe que ce tronc renferme ;
ainsi s’observe en moi le talion. »16

Comme Walker, Rudolph Born connaît le texte de Dante, mais il ne le cite pas. D’autre part, il nie tout lien de parenté avec Bertran de Born. Il précise que son nom ne comporte pas de particule et il ajoute : « Il faut être de la noblesse pour ça, et la triste vérité est que je suis tout sauf noble. »17 Cependant, lorsque Walker révèle à Born la passion de Bertran de Born pour la guerre, Born remarque, avec un sourire ironique : « Un homme selon mon cœur »18. C’est pourquoi, alors que leur projet de magazine progresse, Walker envoie à Rudolph Born sa traduction d’un poème du troubadour intitulé Joie de la guerre :

J’aime le joyeux temps de Pâques
Qui fait venir feuilles et fleurs
Et j’aime entendre la rumeur
Des oiseaux qui font retentir
Leur chant par le bocage ;
Et j’aime voir sur les prairies
Tentes et pavillons dressés.
Et j’ai grande allégresse,
Lorsqu’aux champs je vois se ranger
Chevaux et cavaliers en armes.
J’aime, devant les éclaireurs,
Voir les gens fuir avec leurs biens,
J’aime voir venir sur leurs traces
La grande foule des soldats ;
J’aime, du fond du cœur,
Voir les châteaux forts assiégés,
Les palissades abattues,
L’armée au bord de l’eau
S’empresser contre une clôture
De fossés et de larges pieux.
Et j’aime aussi voir un seigneur
Courir le premier à l’attaque
Sans peur sur son cheval armé
Et forcer l’audace des siens
Par de nobles exploits :
Lorsqu’on en est venu aux mains
Chacun doit être disposé
A le suivre avec joie,
Car nul n’est prisé un liard
S’il n’a maints coups pris et donnés.
Masses brisant les heaumes peints,
Glaives tranchant les boucliers,
Voilà pour ouvrir la bataille.
Maints vassaux frapperont ensemble ;
Et au hasard courront
Chevaux des morts et des blessés.
Une fois entrés dans la lutte
Un vrai brave ne pense
Qu’à démolir têtes et bras :
Un vaincu sauf vaut moins qu’un mort.
Croyez-moi, j’ai moins de plaisir
A manger, à boire, à dormir,
Qu’à ouïr des deux parts crier :
Sus ! – quand les chevaux en attente
Hennissent sous les arbres,
Que chacun hurle : « A l’aide ! A l’aide ! »
Et que tombent petits et grands
Dans l’herbe des fossés,
Et qu’on voit, au flanc des cadavres,
Bris de lances avec leurs flammes.
Dussiez-vous mettre en gage
Les châteaux, les bourgs, les cités,
Barons, battez-vous à tout prix. » 19

Le registre poétique de Bertran de Born ne se limite pas à l’exaltation de la guerre, mais c’est cet aspect de son œuvre que Paul Auster choisit de faire apparaître dans son propre roman. C’est un choix significatif. Lorsque Walker envoie sa traduction à Rudolph Born, il se demande si ce dernier n’a pas été offensé en pensant qu’il le prenait pour un belliciste. Mais le poème a plu à Born qui veut le publier dans le premier numéro du futur magazine et qui en fait l’éloge :

«  Je l’ai trouvé révoltant et brillant. Mon faux ancêtre était un vrai samouraï fou, n’est-ce pas ? Mais au moins il avait le courage de ses convictions. Au moins il savait quelles étaient ses positions. Comme le monde a peu changé depuis 1186, peu importe à quel point nous préférons avoir un autre avis. » 20

La sympathie que Rudolph Born exprime pour le troubadour provençal repose sur une analogie de convictions : Bertran de Born aimait la guerre, et Born est convaincu qu’elle reste, au XXe siècle, la réalité majeure de l’histoire humaine. Les deux hommes n’appartiennent pas à la même famille, mais il existe entre eux une affinité née d’une expérience commune, celle de la guerre. D’autre part, Rudolph Born connaît, comme Walker, le sort que Dante a réservé à Bertran de Born dans son Enfer. Aussi le lien entre les deux hommes évoqué par Walker sur le mode interrogatif semble-t-il avoir aussi un sens prémonitoire : comme le troubadour chez Dante, Rudolph de Born est peut-être lui aussi une créature infernale ou promise à l’enfer. Y portera-t-il lui aussi sa tête à la main ? Bertran de Born y était condamné pour avoir séparé un fils de son père. Mais on ne sait pas quel crime Rudolph Born a commis avant qu’Adam Walker ne fasse sa connaissance. Cependant, l’analogie entre Rudolph Born et Bertran de Born se trouve soulignée par leur quasi-homonymie. Leur cas n’épuise d’ailleurs pas le sujet du symbolisme onomastique dans le roman.

Lorsqu’il apprend le nom d’Adam Walker, Rudolph Born sourit :

«  Un bon, un solide nom américain. Si fort, si doux, si sûr. Adam Walker. Le chasseur de primes solitaire dans un western en Cinémascope, rôdant dans le désert avec un fusil de chasse et un pistolet à six coups sur son cheval d’un brun de châtaigne. Ou alors le chirurgien au cœur tendre, droit comme une flèche, dans une série télévisée qui passe dans la journée, dont la tragédie est d’aimer deux femmes en même temps. » 21

Mais Adam Walker réplique :

«  Il a l’air solide à l’oreille, mais rien n’est solide en Amérique. On a donné ce nom à mon grand-père lorsqu’il a débarqué à Ellis Island en 1900. Apparemment, les autorités d’immigration ont trouvé Walshinksky trop difficile à manier, alors ils l’ont appeléWalker. » 22

Cette précision est importante. Si le narrateur ne porte pas son vrai nom de famille, le nom qu’il porte peut plus facilement avoir une signification symbolique. Adam était le nom du premier homme, et Walker veut dire « marcheur ». On peut considérer que, dans le roman, Adam Walker traverse et raconte sa vie comme une expérience singulière et révélatrice de la nature primale et de la destinée éternelle de l’homme. Cette expérience sera marquée par la souffrance, par l’exil, par le péché ( l’inceste avec sa sœur ) et par la violence. Celle-ci lui arrive par la guerre du Vietnam qui bouleverse sa jeunesse et le contraint à vivre pendant des années loin des Etats-Unis. Elle lui arrive aussi et surtout par sa rencontre avec Rudolph Born.

Ce dernier apparaît lié à la violence par sa quasi-homonymie avec Bertran de Born, le chantre provençal des joies de la guerre. Mais il lui est peut-être aussi destiné par son nom, il est peut-être né, born, pour elle. Il est peut-être un natural born killer, un tueur né, comme on en voit dans le film d’Oliver Stone Natural Born Killers sorti en 1994 et auquel Paul Auster a peut-être pensé en choisissant le nom de son personnage. Cependant, la culpabilité de Born devient douteuse à mesure que l’intrigue se développe de texte en texte.

L’horizon littéraire de l’Alexandra est, nous l’avons dit, implicite. Avec les références directes à Bertran de Born et à Lycophron, celui d’Invisible apparaît, en revanche, explicite. Mais le roman de Paul Auster présente une autre différence structurelle avec le poème de Lycophron : l’unité de l’Alexandra est une évidence. Elle résulte de l’unicité du récit du serviteur à son roi, de la présence presque constante de la voix d’Alexandra et de la continuité de sa prophétie. En revanche, Invisible se présente comme une imbrication de textes juxtaposés et dus à plusieurs narrateurs. Il y a le récit d’Adam Walker, qui comporte plusieurs phases et reste inachevé. Il y a celui de Jim qui raconte comment il a pris connaissance du récit de Walker et comment il l’a corrigé pour le rendre publiable à la demande de Gwyn, la sœur de Walker. Jim raconte aussi comment il a rencontré Gwyn et, plus tard, Cécile Juin qui lui a confié son récit de sa visite à Born, retiré à Quilia. Et ce dernier récit en contient un autre, virtuel et qui ne verra jamais le jour, celui que Rudolph veut faire de sa vie avec l’aide de Cécile. A la discontinuité complexe de cet agencement narratif correspond celle du mouvement dramatique qu’il dévoile.

L’intrigue, en effet, devient plus obscure à mesure que les récits s’ajoutent aux récits. Au commencement, tout paraît clair : Walker est un personnage innocent qui a croisé la route d’un tueur, Rudolph Born. Mais celui-ci affirme à Walker qu’il n’a frappé Williams qu’une seule fois, alors que le corps du jeune voleur a été découvert criblé de coups de couteau. D’autre part, à la lecture du récit qu’il fait de sa relation incestueuse avec sa sœur, l’innocence de Walker semble moins assurée. Elle le devient moins encore lorsque sa sœur nie que cette relation ait jamais existé. Si Walker a menti sur ce point, alors il a pu aussi mentir au sujet des agissements de Born. En fait, une obscurité croissante enveloppe le récit de Walker à mesure qu’il est découvert et commenté par les autres personnages du roman. Cette obscurité ne vient pas du style de Walker qui n’a jamais rien d’hermétique. Elle concerne la réalité des événements qu’il raconte. C’est l’obscurité de l’incertitude. Walker se trouve donc dans une situation inverse à celle d’Alexandra. La prophétesse de Lycophron annonce en termes obscurs des événements qui se réaliseront. Walker raconte d’une manière claire des faits qui n’ont peut-être jamais eu lieu. Ce renversement opéré par Paul Auster révèle de quelle manière il a choisi, après Lycophron, de traiter de l’obscurité.

L’obscurité passe pour la marque de fabrique de Lycophron. La notice que lui consacre la Souda 23, le célèbre recueil lexicographique du Xè siècle, le montre bien. Elle est presque tout entière consacrée à l’œuvre théâtrale de Lycophron, «  grammairien et poète de tragédies » , membre de la Pléiade alexandrine, et s’achève par ces mots : « Il écrivit aussi ce qu’on appelle l’Alexandra, le poème obscur », τό σκοτεινόν ποίημα. Cette fin laconique sonne à la fois comme un avertissement et comme une invite. Elle prévient le lecteur de ce qui l’attend et qui peut aussi l’attirer. Et de fait, l’obscurité est bien au rendez-vous de l’Alexandra. Lycophron inscrit délibérément son poème dans la tradition antique de la littérature de l’énigme 24 et il le fait avec succès. Même un helléniste de profession ne peut le lire sans recourir à une édition annotée, et l’essentiel de ces annotations si nécessaires consiste dans l’identification des personnages, des lieux et des moments évoqués par Alexandra dans sa prophétie. Elles sont censées faire la clarté sur les mentions obscures qui se succèdent dans la bouche de la prophétesse. Paul Auster, en revanche, peut se lire sans annotation. Il écrit dans un style limpide. Mais ce que cette clarté fait apparaître, c’est l’obscurité des actes et de la nature de ses personnages. Le récit de Walker est-il véridique ou mensonger ? Walker est-il un innocent, un pervers adepte de l’inceste ou un affabulateur ? Born est-il un tueur, un honnête homme qui a défendu sa vie, un agent secret manipulateur ou, lui aussi, un mythomane ? Plus on voit ces personnages en pleine lumière et moins on voit leur vérité. Cette vérité est l’invisible désigné par le titre du roman. Paul Auster a transféré l’obscurité de la sphère stylistique qu’elle habitait chez Lycophron à la sphère existentielle. Ce transfert révèle sa vision du monde, comme l’obscurité de Lycophron exprimait sa conception érudite et élitiste de sa poésie. Il montre aussi ce que peut être la destinée littéraire d’une œuvre antique au début du XXIe siècle.

L’apparition dans le récit de l’édition Loeb de l’Alexandra et son abandon par Cécile et Walker sur la banquette d’un café, comme « un cadeau anonyme pour un étranger inconnu », symbolisent l’avatar que connaît le poème dans le roman de Paul Auster. Cet avatar intervient après beaucoup d’autres, comme l’indique le triste état du petit volume qui a l’air de sortir d’une poubelle, et il sera suivi de bien d’autres encore. Nul ne sait quel « étranger inconnu » trouvera l’édition de Lycophron à l’endroit où Cécile et Walker l’ont abandonnée. Mais nous savons qu’un étranger connu, Paul Auster, s’est emparé un jour de l’Alexandra. Qu’en a-t-il fait ?

D’abord, il l’a restituée dans son obscurité et dans son étrangeté. Pour Walker, vouloir traduire l’Alexandra, c’est comme vouloir traduire Finnegan’s Wake en mandarin. Paul Auster ne fait pas référence par hasard au livre réputé le plus difficile de James Joyce. On avait critiqué l’obscurité de Joyce en la comparant à celle de Lycophron25. Walker reprend ce parallèle mais, à coup sûr, Paul Auster l’interprète autrement que son personnage. Pour Paul Auster, Lycophron appartient, comme Joyce, à la grande littérature qui s’épanouit à l’écart des sentiers battus, guidée par l’exigence d’une signification plus haute exprimée sous une forme inédite. C’est bien ainsi, d’ailleurs, qu’il le mentionne dans un autre de ses romans, Moon Palace26. Le héros de ce roman, Marco Stanley Fogg, porte un nom qui préfigure la vie errante qu’il mènera et dont il fait le récit. Etudiant à l’Université Columbia, il partage avec un des ses amis, Zimmer, « la même passion pour des livres obscurs et oubliés (Cassandre de Lycophron, les dialogues philosophiques de Giordano Bruno, les carnets de Joseph Joubert ). »27 Cependant, Moon Palace se trouve avant tout placé sous le signe du Tour du monde en quatre-vingts jours de Jules Verne, alors que l’Alexandra offre une clé pour comprendre Invisible, roman obscur inspiré du poème obscur de Lycophron.

Ce poème, Paul Auster ne le reprend pas, ne l’adapte pas, ne le continue pas. Il installe sa présence dans son roman comme un phare qui lui sert à tracer sa route. Selon les moments, il s’en rapproche ou s’en éloigne. S’il en retrouve à sa manière le thème principal, celui de la guerre, et en imite, en termes de complexité, la structure temporelle, il préfère en matière littéraire les références directes aux allusions et construit un récit dont l’unité s’avère problématique et dont le déroulement s’accompagne d’une obscurité croissante qui entoure sa signification. La caractéristique majeure du poème de Lycophron réapparaît ainsi dans le roman, mais Paul Auster la transfère de la représentation des personnages à leur vie. Il ne traite donc pas l’Alexandra comme un modèle à imiter, ni comme un prétexte à l’exhibition d’un savoir hermétique. Il en fait un sujet d’inspiration. Il écrit avec elle, et la métamorphose, ce qui est une forme éminente de fidélité littéraire. Ce compagnonnage inventif, cette transformation créatrice montrent que la postérité de l’Alexandra n’est pas plus achevée dans l’histoire de la littérature que dans les travaux des spécialistes. Ils montrent aussi que la destinée des œuvres antiques à l’époque moderne peut prendre les tours les plus inattendus et les plus éclatants, ce qui constitue un démenti à opposer aux prophètes de leur disparition28.

 

Paul Auster et Lycophron : à propos d'Invisible — Bulletin Guillaume Budé, n°1, 2010 pp. 243-247

Notes

  1. Lycophron. Alexandra, Paris, 2008
  2. G. Lambin, L’Alexandra de Lycophron, Rennes, 2005. P. Hummel, Lycophron. Cassandre, Chambéry, 2006. C. Chauvin et C. Cusset, Lycophron. Alexandra, Paris, 2008.
  3. C. Cusset et E. Prioux (eds. ), Lycophron.Eclats d’obscurité, Saint-Etienne, 2009.
  4. Paul Auster, Invisible, London, Faber and Faber, 2009. Je traduis le texte de cette édition. A l’heure où j’écris cet article, le roman n’a pas encore été publié en français.
  5. Op.cit. , p. 201.
  6. Op. cit. , p. 212.
  7. Op. cit. , p. 213.
  8. Op. cit. , p. 214-215.
  9. Op. cit. , p. 215-216.
  10. v.1-30.
  11. v. 31-1460.
  12. v. 1461-1474.
  13. Op. cit., p. 82.
  14. Voir A. Hurst, op. cit. , p. LXXIX-LXXX.
  15. Sur la vie de Bertran de Born, voir J. Bouvière et A. - H. Schutz, Biographies des troubadours. Textes provençaux des XIIè et XIIIè siècles, Paris, 1964, p. 65-139.
  16. La Divine Comédie, Enfer XXVIII, v. 118-142. Traduction de M. Scialom, Dante. Œuvres complètes, Paris, « La Pochothèque » , 1996.
  17. Op. cit. , p. 4.
  18. Op. cit. , p. 8.
  19. Traduction de A. Berry, Florilège des troubadours, Paris, 1930, p. 120-123.
  20. Op. cit. , p. 27.
  21. Op. cit. , p. 10.
  22. Ibid.
  23. III, 827. Je cite et je traduis le texte de l’édition de A. Adler, Suidae Lexicon, Leipzig, Teubner, 1933.
  24. Voir A. Hurst, op. cit. , p. XXV-XXXVI.
  25. Voir le texte de F. Russell cité par A. Hurst, op. cit., p. LXXXII.
  26. Paul Auster, Moon Palace, London, Faber & Faber, 1989. Je me référe à l’édition de poche publiée par le même éditeur en 1990.
  27. Op. cit. , p. 85.
  28. Je dédie cet article à mon fils Olivier qui m’a permis de découvrir Invisible de Paul Auster.
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