Pauca meae

INTRODUCTION

Le titre

  Quatrième partie du recueil, et première section d’Aujourd’hui : elle dit le temps de la souffrance, de l’exil et de la mort :

                    Pauca meo Gallo sed quae legat ipsa Lycoris

                    Carmina sunt dicenda   -Bucoliques  X vers 2-3

« meae » comme Gallo est un datif d’attribution :" quelques vers pour ma fille" .

Ce titre latin dont l’humilité est à la fois la suite et le contraire de Magnitudo Parvi, est  justement la grandeur du Petit ;

En même temps,  il s'agit d'une devise de Hugo « omnibus multa, pauca meae, omnia deo » À tous beaucoup, un peu à la mienne, tout à Dieu : nous retrouvons le mouvement des Contemplations, mais surtout une poétique du peu et de l’humble.

 Une opposition incertaine

Nous avons déjà évoqué le brouillage du temps dans le livre. Le dernier poème d’Autrefois, Magnitudo Parvi malgré sa mise en scène dialoguée (le poète et sa fille, autrefois) est une apocalypse qui pourrait se trouver dans le livre VI. Inversement, une partie de Pauca Meae est rétrospective (des souvenirs comme dans le livre I). Et ces poèmes-souvenirs rendent incertaine la frontière entre autrefois et aujourd’hui.

De plus la ligne de pointillés du 4 sept 1843 est destinée à rendre visible la frontière, l’abîme même entre les deux temps, mais elle est placée après le second poème, ce qui contribue à placer les poèmes consacrés à Léopoldine dans une zone temporellement mal définie, qui n’appartient ni au passé ni au présent. Donc on décèle ici une sorte d’embarras qui est peut-être la marque d’une impuissance à remplir ce livre V sur lequel repose pourtant l’équilibre de son projet poétique.

La forme du livre

Le livre se présente comme une suite d’élégies-souvenirs (à l’imparfait alors que nous sommes dans l'aujourd’hui) et un journal intime, censé parler d’aujourd’hui. La vie publique en est complètement absente, au contraire la vie personnelle (affections, questions religieuses) est omniprésente.

Le livre obéit à une certaine logique, autour de trois dates :celle de sept 43, qui correspond à un poème impossible à écrire, le mariage du 15 fév 43 (et l’adieu à sa fille) et « trois ans après » qui sont  le bilan d’une vie, et font apparaître la tentation de la mort. Mais on passe ensuite de la souffrance à la résignation en plusieurs phases : 

  • Le silence : effondrement après la mort de Léopoldine (et dans les dates inscrites de l’écriture des poèmes, aucune entre 44 et 45) : « Oh, je fus comme fou… »
  • La révolte et le déni « Je voulais me briser le front » Mise en accusation du Ciel et de Dieu.
  • La résignation cf. A Villequier. Dieu innocenté. Une soumission qui replace le drame personnel dans celui de la création. Voir la fin de Mors avec cet « ange souriant » qui annonce le cinquième livre et qui contraste avec le début du poème.

Nous avons affaire au cycle silence/Cris/parole articulée, voir le processus mélancolique : le sujet ne peut plus s’aimer, et est animé d’une pulsion de mort par solidarité avec l’objet perdu, et le travail du deuil consiste à surmonter ce divorce pour se réconcilier avec soi-même, c’est-à-dire récupérer la part de son moi qui est morte avec l’objet aimé (ou la laisser s’engloutir avec l’objet disparu, ce qui revient au même) Le poème revêt donc une nouvelle fonction : un remède qui permet cette récupération, et permet aussi de retrouver l’amour de la vie : le deuil a fait naître Hugo une nouvelle fois comme poète ; son verbe, à la lisière fragile de la vie et de la mort assure la médiation entre Eros et Thanatos.

On pourra se demander quelle est la nature de ce « moi » qui livre ici plus qu’ailleurs son intimité : s’agit-il d’une individualité particulière ? (Moi, Hugo)

La nature du « moi »

C’est autour de l’enfant mort que s’ordonne le livre, mais ce thème parcourt aussi l’ensemble des autres livres cf. la mère en deuil du Revenant au livre III, cf. Les Malheureux où apparaît de façon grandiose une mater dolorosa « Elle était là debout, la mère douloureuse (v. 385), et à la fin de ce long poème     Ils pleuraient tous les deux, aïeux du genre humain :

                            Le père sur Abel, et la mère sur Caïn.

De plus, comme Hugo dépasse le plan purement affectif (sa propre « intimité »),  se joint à cette épreuve personnelle le souvenir d’autres épreuves du même type : mort de Claire (XI) mort de son premier né (XII) de son gendre (XVII). Ainsi  il partage avec le lecteur une réflexion plus générale sur ce mal innommable, ce scandale, la mort d’un enfant.

Beaucoup de poèmes montrent précisément cette rupture impensable dans l’ordre du temps qu’est la mort d’un enfant, et la vie apparaît dès lors sans aucune logique cf. les poèmes bilans  III, XIII, XV : « Maintenant que… : il s'agit toujours d'une ligne, d'une somme d’efforts accumulés, qui est niée par l’irruption du mal, et qui est le signe de l’injustice faite à l’homme. D’où une impression d’égarement (gouffre, abîme etc), comme une épreuve de dépossession de soi-même.

Mais comme on l’a vu Hugo, ou le Je qui parle, ne va pas en rester là. Différentes réponses vont être apportées à ce problème qui n’est plus le sien propre (cf. la préface) et cf. le projet d’une autre préface  « il vient une certaine heure dans la vie où l’horizon s’agrandissant sans cesse un homme se sent trop petit pour continuer de parler en son nom. Il crée alors, poète, philosophe ou penseur, une figure dans laquelle il se personnifie et s’incarne. C’est encore l’homme, mais ce n’est plus le moi »

Les réponses au problème du Mal

Première réponse

La réaction « mélancolique » qui consiste à faire triompher ces forces de mort, à se tuer soi-même  en même temps que la part de soi disparue avec l’autre.

Soit c'est la simple volonté de la rejoindre:

 « Ô ma fille, j’aspire à l’ombre où tu reposes » cf. XIII ou XVIII.

Soit  la révolte qui se retourne contre soi-même:

« Je voulais me briser le front sur le pavé (IV)

Soit comme un apaisement dans le bonheur du retour à l’indifférence, loin des clivages du monde des vivants :

« Ô l’herbe épaisse sous les morts » (III) Souhait plus effroi.

Et surtout Hermann (XII) « les morts ne souffrent plus…etc » où la mort est bonheur, communion avec le monde végétal de l’herbe et des bois : dans ce texte, avec les « douces flammes de la nuit », cette « caresse à tous ces morts », c’est un rapport érotisé à la mort qui apparaît, une mort qui est saisie comme un retour à un bonheur primitif.

Deuxième réponse : perspective historique ou eschatologique

A. Alors qu’une des tentations du romantisme résidait dans la conviction que l’histoire avait un sens, précisément ici l’histoire n’a pas de sens, (contrairement au Rêve du livre III où il fallait guider les foules décrépites vers les lueurs de l’horizon, poème III) ici la douleur domine

Quoi vous voulez que je souhaite
Moi plié par un coup soudain
La rumeur qui suit le poète… (III)

Tout le messianisme humanitaire propre au romantisme (le poète –Mage) est détruit par l’irruption du mal cf. les poèmes XI et XII, cf. l’allégorie de Mors : le caractère indifférencié d’un malheur qui s’abat au hasard (à opposer à l’économie rassurante d’une justice distributive cf. les histoires racontées aux enfants en IX : « ils riaient/ De voir d’affreux géants très bêtes/Vaincus par des géants pleins d’esprit » La solution rêvée serait celle de la possibilité de l’antithèse  qui par le jeu de la symétrie rendrait le monde intelligible. Or ce qui est angoissant dans ce livre n’est pas de savoir que le monde ou soi-même est l’enjeu d’une dispute entre le Bien et le Ma, mais bien l’angoisse de ne pas être certain que ce conflit ait lieu. L'angoisse est là devant la confusion et l’anarchie.

B. Si dans le temps humain la mort est un scandale y aurait-il un espoir dans le temps eschatologique ? La destinée humaine obéirait alors à une logique transcendante, par nature incompréhensible à l’homme. C’est ce qui est dit dans A Villequier, poème de la douleur, mais aussi de l’espoir : le poète, vaincu dans l’Histoire, essaie de conjurer le mal en l’identifiant à la volonté divine ; ainsi

Nous ne voyons jamais qu’un seul côté des choses.

C’est notre ignorance qui nous fait mal interpréter les événements. Mais dans ce poème on sent plus une soumission forcée qui va même jusqu’à l' ironie douloureuse (« je vous porte apaisé/ les morceaux de ce cœur tout plein de votre gloire/ que vous avez brisé…

Il  n’y a pas vraiment de réponse : c’est une impasse.

Troisième réponse : le souvenir

Le seul recours possible qui reste est une démarche affective et non plus intellectuelle. Un  désir de coïncidence, de revenir au plus profond de la mémoire. Mais c’est en même temps la démission de l’esprit et l’échec du Penseur. Et l’unité du livre IV tient à cet échec  cf. le titre (Pauca), dédicace qui organise les poèmes autour d’un être, d’un sentiment, à l’inverse des autres titres du recueil qui évoquent les étapes successives d’un itinéraire : ici le temps est bloqué : il n’y a qu’une seule vérité, celle du sentiment.

Les poèmes du souvenir sont présents aussi ailleurs, mais ici ils ont une fonction spécifique, celle de conjurer le temps et l’événement ; et même une fonction magique : observez les changements de date :

  • le poème VI est écrit en 46 mais daté du 4 septembre 44
  • Le poème IX écrit en 46  est daté du 4 septembre 46
  • Le poème XIV écrit en octobre 47 mais daté 4 septembre 52
  • Le dernier écrit en 54 est daté du 4 septembre 52

Il y a donc une volonté de faire coïncider souvenir et anniversaire de l’événement : car l’anniversaire est un retour cyclique, qui brise le caractère successif du passage du temps.

Il y a ainsi deux temps bloqués : d’une part la permanence de l’événement (la mort) dans un présent éternel, et d’autre part côtoyant ce présent éternel le souvenir de la vivante. Il y a dans ce livre comme une abolition du temps que le poète retourne à son profit : si la mort a bloqué le temps dans une déploration éternelle, inversement le souvenir est encore présent (cf. l’Enfance, déjà présente dans le poème I qui s’ouvre sur l’invocation de l’innocence , vertu d’enfance, rêve de pureté sur laquelle le mal ne pourrait avoir de prise, parce que antérieur à l’histoire) le souvenir est lui aussi hors du temps : une durée qui peut côtoyer tous les temps même le temps mythique de l’histoire Sainte (« Leurs mains erraient de page en page/ Sur Moïse et Salomon…etc poème VII.

Donc à l’écoulement du temps se substitue la Présence, la simultanéité de l’Image, indéfiniment contemplée, et qui conserve comme intact le souvenir même douloureux (cf. poème XV) C’est ainsi qu’il faut expliquer la présence des exclamations, qui préservent l’immédiateté des sensations revécues cf. VI qui commence au passé et qui finit au présent (« oh, comme l’herbe est odorante…oh, la belle petite robe… »)

Le souvenir-image s’impose par sa clarté (à l’inverse de la tombe) comme le bonheur s’oppose au malheur.

Il faut donc opposer le présent malheureux et plongé dans la nuit au passé lumineux (ciel, abîme obscur, forêt très sombre, etc / les scènes matinales du souvenir, ou les soirées éclairées cf. VI, et surtout cette lumière qui devient celle des yeux de sa fille (III, VI, V), lumière qui émane de ce regard, et qui entraîne à son tour une circulation des regards, donc des valeurs de réciprocité et d’échanges, de partage :   le passé intime clos sur lui-même s’oppose au présent divisé par la souffrance ; et l’espace intime du monde domestique, du monde de la famille se trouve  agrandi aux dimensions du monde naturel, à l’intérieur de l’espace rassurant de la mémoire, et donc se transforme en répétition du même cf. VIII « Ô joie immense de voir la sœur… » Il n' y a ni verbe, ni temps.

L’unité affective vient de ces rapports de contiguïté spatiale, dans un monde tout d’une pièce, sans couture, hors du temps, dans lequel l’antithèse n’est plus une opposition mais une complémentarité : pâle et pourtant rose : la recomposition  se fait par le souvenir.

Conclusion

Nous trouvons ici une réponse provisoire à l’angoisse du mal. Les livres V et VI vont réhabiliter le Penseur et les solutions métaphysiques.

Le livre IV est donc le livre du désarroi, et c’est ce que Hugo a voulu montrer dans cette composition ; livre du doute, de l’incertitude, une plongée dans le non-temps qui donne son poids d’humanité vraie, ce qui explique son succès.

Ainsi l’intimité devient celle de tous : Hugo réussit à parler de lui, et à parler de tous (on peur relever les procédés d’élargissement : énonciation, absence de temporalité, généralisation) parce qu’il est déjà un port.

Place centrale du poème XII :

Le seul à être totalement détaché du reste (ni lieu, ni temps, aucun ancrage biographique) et le lecteur, contrairement aux autres poèmes n’est pas un interlocuteur mais le spectateur d’une scène où deux voix se parlent et parlent aux morts. Le temps est passé, mais il y a un « je qui parle au présent : l’espace du texte, poème et forêt,  devient le lieu du rêve et de la mort, le rêve ( cf. le dernier vers que les morts entendent les vivants).

C’est un poème de la coexistence des contraires ou plutôt de leur superposition : le doute et la foi sont équivalents…du point de vue de la mort ; Hermann et « je » échangent leur être, et tout le poème plonge dans l’incertitude . Quel est le sens des vers 28 et 29 ? Il y a un effritement, une dérobade du sens, c’est le vrai Trou du livre IV qui fait basculer le Je dans l’achronie d’une fiction : c’est le temps où le Je devient Fictif.

De plus dans les manuscrits, c’est le premier poème alors qu’il est l'avant-dernier par la date : poème décalé qui déplace le livre de l’espace daté à l’utopie indatable où parlent les morts et où il est possible de leur parler.

Le livre IV ne se transforme en tombeau que par le trou ou le gouffre de ces six strophes.

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