Origines antiques de l’idée de puissance maritime

Programme d'enseignement de complément de langues et cultures de l'Antiquité

 5e : Puissances terrestres et puissances maritimes dans le monde antique

Programme d'enseignement optionnel de LCA en 1re 

Objet d'étude : guerres et paix en Méditerranée

Programme d'enseignement de spécialité Littérature et LCA 1re

Objet d'étude : conflits, influences et échanges

Postérité d’un anachronisme

Certaines idées ou théories ont une riche postérité, par les débats qu’elles font naître et les pensées qu’elles alimentent. Leur genèse est en revanche souvent moins clairement établie, hésitant entre les sources revendiquées par l’auteur et les influences que ses exégètes lui prêtent. Pourtant, cette généalogie de la pensée peut contribuer à rendre saillants les traits permanents et les évolutions de notions communément utilisées. Dans le domaine de la pensée navale, la fécondité de la notion de sea power définie par A.T. Mahan (1) n’est plus à démontrer. Les conditions dans lesquelles elle est née méritent en revanche que l’on y prête quelque attention. C’est en effet à la faveur d’une rencontre fortuite avec l’histoire ancienne que l’auteur reconnaît avoir saisi les éléments fondamentaux de sa réflexion (2). Poussé par l’ennui terrible du port de Callao où mouillait le Wachusett, dont il exerçait le commandement, Mahan se rendait régulièrement à Lima où il passait sa journée au club anglais (3) qui offrait l’hospitalité de ses locaux aux officiers américains de passage. La lecture de l’Histoire de Rome de Mommsen, disponible dans les rayonnages de la bibliothèque, fut pour lui une véritable révélation qui, dit-il, lui permit de définir les contours de son propos, relatif à l’histoire moderne, avant son retour aux États-Unis en septembre 1885. Le souvenir de cette lecture n’est certes guère précis, puisque Mahan avoue ne pas avoir le souvenir des propos exacts de Mommsen, mais il fut frappé par les interrogations de l’historien sur l’issue possible des guerres puniques, si Hannibal avait fait le choix d’envahir Rome par la mer plutôt que par la terre.

Selon Mommsen (4), les conditions d’une action contre Rome étaient particulièrement difficiles pour les Carthaginois. Sur terre, le réseau des forteresses romaines et la fidélité des alliés de Rome faisaient planer un doute sérieux sur les chances de succès d’une expédition. Sur la Méditerranée occidentale, « Rome étant maîtresse de la mer, une flotte, une forteresse maritime constituaient un mauvais appui. » L’historien concède pourtant (5) que ni cette suprématie navale, ni l’alliance avec Marseille ne pouvaient empêcher les Carthaginois de débarquer dans la région de Gênes. Le critère stratégique de la supériorité navale romaine ne suffit donc pas à expliquer le choix d’Hannibal, mais Mommsen voit dans ce renoncement la marque d’un renversement de la donne stratégique, entamé lorsque les Romains eurent la volonté de se doter de bâtiments capables de lutter contre leurs rivaux africains, ce qu’ils firent en copiant une pentère (6) carthaginoise naufragée à la côte.

Il ne s’agit pas ici de déterminer les causes profondes du choix d’Hannibal ni de tenter d’apporter une réponse à la question de Mommsen sur l’issue possible de la guerre si son choix avait été autre. Il est cependant manifeste que les analyses tant politiques que stratégiques de l’historien allemand portent la marque des questions qui se posaient dans son pays natal au milieu du dix-neuvième siècle. Alors que Carthage est explicitement désignée comme le double antique de Londres (7), la République romaine est présentée comme celle qui parvint à rencontrer le succès là où avaient échoué tous les efforts de Napoléon, en parvenant à se faire puissance maritime, de continentale qu’elle était (8). Cette réflexion ne pouvait laisser insensible l’auteur de The Influence of Sea Power upon History. La comparaison des rivalités entre puissances terrestres et maritimes est certes séduisante, mais les deux millénaires qui les séparent dans le temps invitent à se pencher sur les ressorts de la thalassocratie et à leurs représentations dans l’antiquité.

La suprématie navale dans les opérations et la tactique grecques

Les références à la puissance maritime sont fort nombreuses dans la littérature historique grecque (9). Elles sont cependant assez rares à l’époque classique, bien qu’elles apparaissent chez Hérodote ou encore Thucydide, et deviennent très communes à l’époque romaine chez des auteurs tels que Diodore de Sicile ou Strabon, en dépit d’un recours systématique à des sources historiques bien antérieures. Elles sont également couramment attestées dans la littérature byzantine, en particulier dans les chroniques. En l’absence de terme ou d’expression synonyme, il ressort que l’émergence et la généralisation du concept de thalassokratia, dont les contours restent à définir, sont assez tardives dans l’histoire de la langue grecque, et que c’est paradoxalement à l’ère de la domination romaine que le concept s’affirma. C’est chez Hérodote (10) que la notion apparaît pour la première fois dans la littérature historique grecque. L’historien saisit l’occasion pour proposer une ébauche d’histoire de la puissance maritime ainsi que les premiers traits d’une définition. Il précise en effet que dans les temps historiques, Polycrate de Samos (11) fut le premier à former le projet de se rendre maître de la mer, ce qu’Hérodote précise en ajoutant qu’il nourrissait alors l’ambition de s’emparer de l’Ionie, c’est-à-dire de son littoral, et des îles qui lui font face. Orétès, satrape de Sardes, apprenant ces projets, lui adressa un message qui fournit une autre indication de poids, puisqu’il mettait en doute la capacité de son ennemi d’exercer cette maîtrise de la mer, faute de moyens financiers suffisants. Selon Hérodote, Minos de Crète pourrait avoir mis en place une puissance maritime plus ancienne, mais sans fournir plus d’informations. La puissance maritime naît donc dans un espace insulaire. Elle suppose une structure politique dotée de moyens financiers suffisants pour asseoir une domination sur un espace qui demeure limité. Les fins et les moyens de cette domination ne sont toutefois pas précisés. Thucydide (12) accorde un crédit plus important à la thèse selon laquelle Minos aurait été le premier à étendre son pouvoir sur la mer. Les explications qu’il fournit permettent de comprendre l’intérêt qu’il porte à cette légende plutôt qu’aux éléments historiques avancés par Hérodote. L’analogie établie entre l’œuvre de Minos et celle d’Athènes ne fait guère de doute : Minos aurait en effet étendu sa domination sur les Cyclades, dans lesquelles il aurait établi des colonies. Il aurait par ailleurs combattu la piraterie afin de faciliter le recouvrement des impôts.

Ces considérations sont relativement isolées dans l’œuvre de l’historien, qui replace la notion de puissance maritime dans le contexte des opérations de la guerre du Péloponnèse plus que dans une stratégie globale de la cité. La supériorité navale est ainsi envisagée comme un moyen (13) d’assurer le succès du siège de Syracuse en empêchant toute forme de ravitaillement de la ville. Cette supériorité donne également la liberté d’action dont ont besoin les forces pour mener des opérations contre les terres ennemies (14). Le renfort fourni aux Athéniens de Samos par la cité leur permet de mener des raids contre Chios mais aussi contre Milet. Enfin, cette suprématie peut devenir une priorité, comme le montre la décision d’Astyokhos (15), navarque au service des Lacédémoniens, de naviguer à la rencontre d’une flotte de vingt-sept navires susceptible de lui conférer la supériorité navale, plutôt que de se porter au secours de l’île de Chios, qui avait multiplié les appels à l’aide. Chez les historiens classiques, la notion de thalassokratia n’apparaît pas comme un concept stratégique, mais désigne plutôt une forme de supériorité navale qui permet de mener des opérations militaires dans un espace donné (16).

Intuition stratégique athénienne

Cette absence de concept clairement identifié n’est pas pour autant le signe d’une absence de pensée navale à l’époque classique, dont on peut trouver les prémisses dans la poésie homérique, même si ces quelques réflexions du Poète trouvèrent peu d’échos dans la littérature ultérieure. Dans le Catalogue des vaisseaux, c’est en effet le nombre des navires qui est explicitement défini comme critère principal de la puissance : « La foule, je n’en parlerai personnellement pas et je la nommerai pas […] En revanche, les commandants des vaisseaux, je les citerai ainsi que toutes leurs nefs (17). » La liste des navires et leur nombre, mentionnés par le Poète, permettent de dessiner une forme de géopolitique homérique, dont le critère principal est la puissance navale, selon des conditions qui seraient celles du VIIIe siècle avant notre ère (18). Le monde d’Ulysse est certes un monde de paysans, mais des paysans qui n’ignorent rien de la mer. Le héros rappelle ainsi l’indice fourni par Tirésias et susceptible de lui révéler s’il était bien parvenu au point le plus reculé du monde habité, chez ces peuples qui ne salaient pas leurs aliments, ne connaissaient ni la rame ni les navires : là, un autre voyageur le croisant avec une rame sur l’épaule devait lui demander pourquoi il portait une pelle à grain (19). À l’étonnement contemporain que l’on éprouve face aux peuples qui ignoraient la roue répond ainsi l’antique étonnement grec face aux peuples qui ignoraient la rame.

Cette intuition poétique du rôle de la puissance navale dans un monde maritime se mue en réflexion sur la puissance navale au cours du Ve siècle avant notre ère. Selon Thucydide (20), Athènes est totalement démunie face à Égine lorsqu’il s’agit de mener des opérations de guerre contre elle. Sous l’impulsion de Thémistocle, la cité décida la construction de navires de guerre, qui n’étaient pas tous pontés. Quant aux puissances navales qui avaient existé après la guerre de Troie, elles étaient constituées de navires de types anciens. L’analyse que propose l’historien des conflits passés exalte le rôle des marines, seules capables d’assurer la puissance par les rentrées d’argent et la domination sur d’autres peuples. À l’inverse, les guerres terrestres n’auraient produit que des affrontements entre voisins sans véritable gain de puissance. Le jugement de Thucydide est sans nuance, mais il fait explicitement de la marine la clé de la puissance athénienne, ce que confirment les premières grandes opérations navales menées par les Athéniens, au début de la guerre du Péloponnèse, en 431 (21). Ces opérations se fondent sur la pensée stratégique de Périclès, exprimée dans le discours que Thucydide lui prête (22). Cette pensée tient en une idée essentielle selon laquelle une puissance navale dispose grâce à la mer d’une profondeur stratégique sans commune mesure avec celle d’une puissance terrestre. Certes, les Spartiates sont en mesure d’attaquer l’Attique. Ils peuvent le faire avec d’autant plus de facilité que leurs forces terrestres sont puissantes. De plus, leur territoire est d’une superficie très nettement supérieure à celle de l’Attique. Cependant, Périclès considère que l’on ne peut pas mettre sur le même plan les dommages causés à une partie du Péloponnèse et la destruction totale de l’Attique. Cette réflexion peut sembler étonnante au premier abord, mais elle découle du fait que la puissance terrestre est obligée de combattre si elle souhaite acquérir de nouvelles terres, tandis que la puissance maritime dispose de terres en abondance grâce à sa maîtrise de la mer, tant sur les îles que sur le continent. Pour assurer sa sécurité, Athènes doit donc concentrer tous ses efforts sur la protection de la ville et de la mer, en délaissant le reste du territoire, et se penser comme une île. L’insularité permet dès lors de porter des coups violents à l’ennemi, tout en se tenant à distance de ses armes et en le privant de sa capacité à riposter.

Vers une théorie romaine de la puissance maritime

Il faut attendre la deuxième moitié du Ier siècle avant notre ère pour que le concept de thalassokratia quitte le seul domaine de la tactique et des opérations pour désigner d’une manière plus vaste la supériorité que donne la puissance navale. De tous les textes de la littérature antique parvenus jusqu’à notre époque, la Géographie de Strabon (23) est le premier qui désigne sous une forme substantive la notion de thalassocratie (thalassokratia). Celle de Minos en Crète serait ainsi bien connue, comme la navigation menée par les Phéniciens au-delà des colonnes d’Hercule peu après la guerre de Troie. Strabon précise que ces faits auraient permis d’améliorer notre connaissance du monde, mais il mentionne également l’existence d’autres thalassocraties dans l’histoire : celle des Éginètes (24), qui auraient disputé la première place aux Athéniens lors de la bataille de Salamine en 480 avant J.-C., mais aussi celle de Polycrate de Samos (25), dont le règne illustre avec celui de son frère Syloson l’âge d’or des tyrannies, à la fin du VIe siècle avant notre ère. Enfin, il existe selon lui des peuples maritimes, dont les Rhodiens sont l’exemple, par la maîtrise des mers qu’ils exercèrent pendant longtemps et qui leur permit d’éliminer la piraterie. Le regard porté par Strabon sur l’histoire de la puissance sur mer diffère sensiblement de celui que portaient ses prédécesseurs de l’époque classique. Grec dans un monde romain, originaire d’Amasée, ville du Pont devenue romaine depuis peu, Strabon percevait les mutations d’un monde dans lequel Octave venait d’emporter une bataille décisive contre Antoine à Actium en 31 avant J.-C. Le géographe profita par la suite de la paix relative du règne d’Auguste pour effectuer de nombreux voyages d’études à travers le monde méditerranéen. Lorsqu’il affirme que les hommes sont des êtres amphibies (26), pas davantage terrestres que maritimes, il ne se contente donc pas de reprendre l’image humoristique platonicienne qui assimilait les habitants des rives de la Méditerranée (27) à des fourmis et à des grenouilles autour d’une mare. Industrieux et sociable comme les premières, l’homme vit dans un monde autant terrestre que maritime, dont la plupart des habitants ont en partage une connaissance de l’environnement maritime. La réalité géographique, économique, humaine et politique qu’observait Platon dans l’espace limité de la zone d’influence athénienne s’étend à un univers beaucoup plus vaste à l’époque de Strabon.

La compilation historique de Diodore de Sicile est antérieure de quelques années à celle de Strabon, tant dans sa rédaction que dans ses limites chronologiques, puisque Diodore adopta comme terme de son histoire le début de la guerre des Gaules en 60-59 avant notre ère (28). Néanmoins, le regard qu’il jette sur le rôle stratégique de la puissance navale comporte des similitudes significatives avec celui de Strabon. Comme lui, Diodore considère Minos comme le premier souverain qui ait étendu sa souveraineté sur la mer. Cette référence devient même récurrente, signe qu’elle est alors devenue un lieu commun historique omniprésent dans les sources dans lesquelles l’historien trouve la matière de son ouvrage (29). Diodore souligne le rôle stratégique de la puissance navale révélé par des événements historiques de premier plan tels que la bataille de Salamine (30). La suprématie des Grecs sur la mer leur permit de renverser le rapport de crainte que leur imposaient les Barbares, privés après leur défaite de la plus élémentaire liberté de mouvement qui leur aurait permis de rentrer sains et saufs chez eux. Diodore associe à cette suprématie sur la mer la capacité des Athéniens à envoyer des colons à Amphipolis en 465-464 (31). Cette tentative se solda toutefois par un échec lorsque les Athéniens s’aventurèrent à l’intérieur des terres (32). Quelque dix mille colons auraient perdu la vie dans cette aventure. Il ressort également du discours de Diodore que la maîtrise de la mer est la condition du succès dans toutes les opérations menées par une armée hors des limites de son territoire. Parce qu’il se savait plus fort que les Perses sur mer, Cimon décida d’envoyer des troupes à Chypre en 451-450 avant J.-C. (33), immédiatement après l’échec des opérations menées en Égypte. Il décida ainsi d’établir un siège autour de Salamine de Chypre, fort de la conviction que sa maîtrise de la mer empêcherait les Perses de venir au secours des leurs, envoyant de la sorte un message fort peu encourageant à leurs alliés. Dans les affrontements entre les Diadoques (34), lorsque Eumène transfère ses troupes en Phénicie, son premier souci est de constituer une flotte (317 avant J.-C.) (35) afin de donner à Polyperchon la suprématie sur mer qui lui permettra de transporter ses troupes de Macédoine vers l’Asie dans la lutte qui opposait alors Eumène à Antigone. En retour, la maîtrise de la mer est nécessaire pour se prémunir de toute invasion étrangère. Lors de la campagne de 310, les Carthaginois perdent ainsi une série de batailles contre Agathoclès de Syracuse qui avait réussi à faire débarquer des troupes en Libye alors que les Carthaginois menaient des opérations en Sicile sous la direction d’Hamilcar, qui avait pris le contrôle presque total de l’île (36). Cette opération de diversion obligea l’armée carthaginoise à revenir sur son territoire national. L’audace des Romains, qui traversèrent la mer pour se rendre en Sicile lors de la première guerre punique (264-241) n’en paraît que plus grande à l’historien qui observe qu’ils parviennent à le faire alors que les Carthaginois sont supérieurs dans le domaine naval (37). Diodore de Sicile, qui vit dans un monde dominé par Rome et fait de César le terme de son histoire universelle, relit ainsi l’ensemble de l’histoire antique à la lumière des conceptions géopolitiques de son temps. S’il mentionne comme ses prédécesseurs le topos historique de la primauté de la thalassocratie crétoise, il définit une constante historique, depuis la Grèce classique jusqu’à son temps, en passant par le monde hellénistique et les guerres puniques, selon laquelle la suprématie sur mer est l’élément clé de la stratégie des états, qui leur permet de se prémunir des invasions étrangères, mais qui leur donne également la possibilité de mener des opérations extérieures (38).

Cette dimension stratégique de la domination sur mer apparaît également dans le regard que porte Arrien sur les débuts de l’expédition d’Alexandre le Grand. Écrivain de langue grecque né à la fin du Ier siècle de notre ère, élevé par l’empereur Hadrien aux fonctions de gouverneur de Cappadoce en 131, Arrien explique le refus d’Alexandre de tenter l’aventure d’une bataille navale contre les Perses dès les débuts de sa conquête par la connaissance qu’il a de la supériorité perse dans ce domaine. Ne disposant que d’un petit nombre de navires aux équipages peu entraînés, il savait que ses chances de victoire étaient minces face aux nombreux vaisseaux phéniciens et chypriotes des Perses. Il refusa par conséquent de suivre les conseils de Parménion et préféra mener exclusivement des opérations terrestres (39). La route vers l’Égypte étant particulièrement hasardeuse par voie maritime, du fait de la menace des navires phéniciens en Méditerranée orientale, il était nécessaire de s’emparer dans un premier temps du port de Tyr, puis de Chypre. Cependant, le siège de la ville fut particulièrement long et difficile en raison des possibilités d’action dont disposaient les habitants de Tyr par la mer contre leurs assiégeants terrestres dont ils attaquèrent les installations (40).

Souvenir des puissances maritimes antiques dans la tradition byzantine

Les références explicites à la notion de puissance maritime sont particulièrement nombreuses dans la littérature historique byzantine et posent des questions spécifiques relatives au regard porté sur l’histoire navale antique, en fonction du contexte de la rédaction des textes dont nous disposons aujourd’hui. Il ressort cependant des références explicites à la notion de puissance maritime que celle-ci s’inscrit davantage dans une tradition légendaire et historique que dans une réflexion stratégique sur le rôle de la puissance navale. La chronique byzantine de Joannes Malalas, la plus ancienne que nous ayons conservée, et dont la notoriété fut importante dès le VIe siècle, replace la notion dans un contexte géographique essentiellement insulaire. Minos y est présenté comme le premier à avoir eu la suprématie sur mer (41), les Rhodiens comme un peuple toujours invaincu lors des guerres et maître de la mer (42), et les Samiens comme un peuple qui exerça lui aussi la suprématie sur mer et succéda aux Lydiens comme puissance souveraine régionale (43). Ces éléments sont par la suite récurrents dans la littérature byzantine (44), sans qu’il soit possible d’établir avec certitude les influences respectives de la pure tradition historique et des enjeux stratégiques byzantins. Les îles de la mer Égée et celles de la Méditerranée orientale furent en effet exposées à la menace musulmane dès les premiers temps de l’expansion de l’islam (45). Les premières flottes musulmanes construites sur le Nil par des Égyptiens et des Syriens entamèrent leurs actions contre Chypre en 649. Entre 652 et 654, la Crète, Rhodes et la Sicile furent la cible de raids, et Chypre fut à nouveau attaquée en 653. Les Byzantins subirent leur première défaite navale lors de la « bataille des mâts » en 655, à laquelle ils réagirent en établissant des forces navales sur l’île de Samos. Difficile d’affirmer quelle fut l’influence de ces luttes pour la maîtrise des îles sur l’historiographie byzantine. On observe de même une grande proximité temporelle entre l’échec des tentatives byzantines de reconquête de l’île de Crète en 911 et 949 d’une part, et la mention par Constantin VII Porphyrogénète de la thalassocratie de Minos comme la première de l’histoire (46) d’autre part. Ces textes ne permettent toutefois pas de dégager une pensée navale autour d’un concept qui appartient, lorsque Nicéphore Grégoras (47) examine les menaces de son temps (fin du XIIIe siècle, début du XIVe siècle), au passé de la puissance romaine. On ne peut non plus en conclure l’absence de pensée navale. Les historiens byzantins semblent ainsi transmettre le souvenir des puissances maritimes antiques en prêtant une attention particulière à celles que leur position géographique place dans une situation stratégique face aux menaces du moment.Représentation athénienne de la puissance maritime

L’évolution très sensible du sens du concept de puissance maritime dans la littérature historique de langue grecque souligne combien il est délicat d’en proposer une définition englobant des réalités fort différentes et des pensées inégalement structurées. Pourtant, la liste des cités considérées comme des puissances maritimes dans le monde antique est particulièrement riche. La liste proposée par Eusèbe, qui dit se fonder sur celle de Diodore de Sicile (48) également parmi les fragments de l’œuvre disparue de Castor de Rhodes. Des Lydiens aux Éginètes, dix-sept peuples auraient ainsi eu la suprématie sur mer. En l’absence de sources suffisantes, il est cependant difficile de montrer de quelle manière la supériorité sur mer a pu nourrir une pensée navale ou prendre place dans une réflexion plus globale sur le développement économique, social, politique de la cité. Bien que l’élaboration d’un concept de puissance maritime se rapprochant du concept contemporain ne s’affirme véritablement qu’au cours des dernières décennies du Ier siècle avant notre ère, dans un monde romain qui tend à unifier les différentes mers constitutives du bassin méditerranéen, c’est à Athènes, au Ve siècle avant notre ère, que sont jetées les bases d’une véritable pensée de la puissance maritime, qui fit l’objet de débats souvent très vifs.

Les critiques formulées contre le développement d’une puissance maritime permettent de faire ressortir les principaux traits de cette pensée qui englobe tous les aspects de la vie de la cité. Au cours du 5ème siècle interviennent en effet les principales transformations qui font d’Athènes une puissance de ce type. C’est certes à Thémistocle que la cité dut la décision de construire une flotte de combat pour la guerre qu’elle devait mener contre Egine (49), mais l’intérêt d’Athènes pour la mer s’était déjà éveillé dans les années précédentes. D’après Aristote (50), c’est en effet à la fin de la tyrannie, sous Hippias, que fut prise la décision de fortifier le port de Mounychie. Les travaux n’étaient pas achevés lorsqu’Hippias fut chassé par Cléomène, roi de Sparte, et Aristote attribue cette construction au sentiment d’insécurité d’Hippias plutôt qu’au développement d’une politique de puissance navale. Le développement de ces infrastructures portuaires est cependant un élément indispensable au renforcement de la flotte, mais c’est la décision de Thémistocle que l’on retient comme le point de départ d’une nouvelle stratégie athénienne, en raison du succès éclatant rencontré contre les Perses lors de la bataille de Salamine en 480 avant J.-C. Peu nombreux sont les peuples qui peuvent retenir dans leur mémoire collective le caractère décisif d’une bataille navale face à un danger imminent. Les Athéniens en font partie, grâce au souvenir de cette victoire (51).

Un choix politique et moral

Le débat est tout d’abord d’ordre politique à Athènes, puisqu’il touche le modèle de développement de la cité, tant d’un point de vue institutionnel que du point de vue économique. Dans la République des Athéniens (52), le Pseudo-Xénophon établit ainsi un lien explicite entre démocratie radicale et puissance maritime. Il se distingue en cela de Thucydide (53), peu disert sur ce sujet, qui se limite à mentionner l’opposition de la « foule nautique » à l’oligarchie. Selon le Pseudo-Xénophon (54), le poids donné à la marine renverse les structures ordinaires de la société, car ce sont les marins, qui appartiennent aux pauvres et au peuple, qui sont la force de la cité, plus que les nobles, les riches et les hoplites.

Le choix stratégique du développement de la puissance navale a donc des conséquences directes en matière de politique intérieure, par le renversement des pouvoirs qu’elle implique, mais aussi par le sentiment d’un bouleversement des valeurs de la société. Tandis que Thucydide (55) voit le développement d’une puissance navale comme la garantie d’une sécurité pour les cités, qui peuvent dès lors être bâties sur les côtes sans crainte de la piraterie et s’enrichir grâce au commerce, Platon désigne (56) Thémistocle, Cimon, Périclès comme les auteurs de tous les maux qui ont frappé la cité après la construction des arsenaux, des murailles, ou encore l’imposition de tributs sans souci de tempérance ou de justice. Pour Socrate (57), « les cités n’ont besoin ni de murailles, ni de trières, ni d’arsenaux, si elles veulent le bonheur, elles n’ont pas non plus besoin d’une population nombreuse ou de la puissance sans la vertu. » Platon reconnaît cependant la nécessité du commerce et d’hommes chargés d’assurer les importations et les exportations de la cité (58). C’est sans doute dans Les Lois (59) que la critique platonicienne est la plus vigoureuse : la cité idéale devrait en effet être construite loin de la mer car cette dernière conduit les peuples qui vivent sur ses bords à imiter tout ce que les autres ont de mauvais. La mer serait de la sorte un puissant vecteur de contamination morale de la cité. Son commentaire de la thalassocratie légendaire de Minos est une charge virulente contre cette idée : face au roi de Crète qui se serait servi de ses forces navales pour contraindre les Grecs à lui payer un tribut, ces derniers furent dans l’incapacité de se défendre, car ils ne disposaient pas de bois de construction navale. La défense de la cité ne reposait donc pas sur la valeur de ses citoyens, mais sur les moyens matériels et techniques. Le personnage de l’Athénien, auquel Platon donne alors la parole, pousse la provocation jusqu’à affirmer qu’il aurait été profitable que la cité perdît encore de nombreuses fois sept garçons offerts en otage à Minos. Le philosophe associe le combat sur mer à la lâcheté d’hommes incapables de faire face personnellement au danger. Confier la défense de la cité à la marine, c’est donc provoquer la perte de valeurs essentielles à la cité par la transformation de fantassins en marins (60), ces « gens de toutes sortes qui ne valent pas grand-chose. »

Le thème de la corruption par la mer est repris chez Aristote (61) qui dénonce également le risque que fait courir la mer à la cité par le contact avec les étrangers, qui vivent selon des règles différentes de celles en vigueur à Athènes. Le philosophe considère également les populations maritimes comme des populations à risque car rebelles à toute discipline politique. Sa position est toutefois empreinte d’un plus grand pragmatisme que celle de Platon : la puissance navale est selon lui nécessaire dans une certaine mesure car il faut que la cité soit capable de se défendre sur terre comme sur mer. D’autre part, la mer présente un intérêt économique puisqu’elle permet d’exporter les denrées dont la cité abonde et d’importer celles qui lui font défaut. Cicéron fait sienne cette position critique et pragmatique à la fois (62) en attribuant à la corruption morale due à la mer la chute de Corinthe et de Carthage, la passion du commerce et des entreprises maritimes ayant fait abandonner à leurs habitants l’agriculture et l’art de la guerre terrestre. Il attribue aussi à cette corruption la cause de la perte de la Grèce, tout en reconnaissant comme Aristote l’intérêt économique de la mer (63).

La pensée d’un orateur tel qu’Isocrate évolue quant à elle au fil du temps, pour des considérations morales. Vers 380 avant J.-C., il affirme en effet avec force la noblesse du combat sur mer, prétendant même (64) qu’aucune cité n’a acquis sur terre une gloire aussi grande que celle qu’Athènes a acquise sur mer. Sur terre comme sur mer, les bases éthiques du combat seraient ainsi les mêmes (65), puisque la valeur y triompherait toujours du nombre. Enfin, l’orateur réfute l’argument que l’empire maritime d’Athènes aurait été une tyrannie en soutenant (66) que cet empire a favorisé la prospérité des peuples tout en préservant leur liberté. Quelque quarante ans plus tard, Isocrate se montre beaucoup plus critique sur les transformations morales induites par la puissance maritime (67). Selon lui, les ressorts de la puissance sur mer ne sont pas les mêmes que ceux qu’exige la puissance sur terre. Alors que les anciens Athéniens savaient que cette dernière se fonde sur l’ordre, l’obéissance, la modération, le succès sur mer tient au talent des constructeurs de navires, à leur habileté manœuvrière, et à la présence de rameurs issus des catégories les plus basses de la population, des hommes « habitués à vivre aux dépens des autres ». Cette évolution des valeurs est à l’origine selon l’orateur d’une évolution des rapports avec les alliés, auxquels la cité imposa le paiement de taxes et de tributs, conséquences de la crainte de subir la domination spartiate.

Le choix pour la cité de développer sa puissance sur mer est donc un choix politique qui modifie en profondeur le poids relatif des différentes catégories de la population, et suscite la crainte d’un bouleversement des valeurs morales et des rapports avec les alliés.

Un choix économique guidé par la situation géopolitique

Les débats sont donc vifs sur les thèmes politiques et moraux, mais un certain consensus semble se dégager sur l’intérêt économique et financier de la puissance maritime. Athènes ne se développe pas selon les mêmes critères que celles qui l’ont précédée. Athènes est en effet restée à l’écart du vaste mouvement de colonisation qui s’est achevé vers 550 avant J.-C. après avoir profondément restructuré le bassin méditerranéen et développé les relations entre ses différentes parties. Au milieu du VIe siècle avant notre ère, une demi-douzaine de cités appuient ainsi leurs intérêts politiques et économiques sur leur marine et les liens qui ont été établis avec leurs colonies (68). L’originalité du développement d’Athènes tient donc à cette première spécificité : la cité ne dispose pas du même développement terrestre que ses concurrentes, et son territoire ne suffit pas à lui procurer tous les biens dont elle a besoin, ce qui encourage ses habitants à se tourner vers la mer. Le deuxième trait caractéristique d’Athènes est d’avoir su tirer un avantage stratégique de la généralisation de l’utilisation d’un outil technique, la trière. Les Athéniens ne sont pas les inventeurs de ce type de navire doté de trois rangs de rameurs (69), mais quelques années avant Salamine, ils disposaient d’environ deux cents trières. Un demi-siècle seulement après la fin de la précédente époque de colonisations, Athènes était donc dotée d’un outil militaire qui surclassait les anciennes pentécontores, qui ne disposaient que de deux rangs de rameurs. Les phéniciens possédaient cependant eux aussi de navires à trois rangs de rameurs, mais d’une construction différente qui les rendait plus stables, mais plus lents (70). L’intégration de la mer dans la représentation du territoire athénien est perceptible dans le discours de Thucydide (71) qui estime que les guerres terrestres ne permettraient, à la différence des guerres navales, d’obtenir ni des gains financiers, ni des gains territoriaux. Grâce à la mer, la cité doit selon Périclès se considérer comme une île, l’insularité étant la garante de sa sécurité et de sa liberté.

Cette représentation de la suprématie sur mer amène la question de ses implications juridiques, sur laquelle le premier livre du Mare clausum de Selden (72) tentait de s’appuyer pour justifier la souveraineté britannique sur mer à l’époque moderne. Le traité de 423 avant J.-C. qui déterminait les conditions de la trêve conclue entre Athènes et Sparte (73) affirme alors la supériorité d’Athènes sur mer, mais il ne définit pas pour autant les limites d’un territoire maritime. Il est en effet précisé que la navigation sur les côtes du Péloponnèse et des alliés de Sparte est interdite aux navires de guerre lacédémoniens mais autorisée aux navires à rames dont le tonnage n’excède pas cinq cents talents. Si l’on en croit Plutarque (74), Cimon imposa aux Perses - après la défaite qu’il leur infligea lors de la bataille de l’Eurymédon (466 avant J.-C.) - des conditions de paix qui interdisaient au Grand Roi de se tenir à moins d’une journée de cheval des côtes baignées par la mer des Grecs. Le volet naval de cet accord interdisait aux navires de guerre perses de s’aventurer entre les îles Cyanées et les îles Chélidoniennes. En d’autres termes, la mer leur était interdite de l’embouchure de la Mer noire au sud de la mer Égée. Toutefois, la nature de cet accord et son existence même sont incertaines. Plutarque prend lui-même soin de signaler que l’historien Callisthène le conteste et affirme que les décisions prises par les Perses sont simplement le fruit de la crainte que leur inspirait la défaite qu’ils avaient subie. Ces deux exemples historiques, cités par Selden pour justifier la domination britannique, ne permettent cependant pas d’affirmer l’existence d’un territoire maritime reconnu en droit à l’époque classique. Si l’on peut dire qu’Athènes est maîtresse d’un espace maritime limité, on ne peut en revanche pas affirmer qu’elle le possède (75).

Par sa puissance, Athènes apparaît chez Thucydide comme un pôle d’attraction des ressources du monde, ce qui permet à la cité de tirer profit à la fois de ses productions, et de celles des cités étrangères (76). Cette simple déclaration prêtée par l’historien à Périclès souligne le lien étroit qui unit le développement de la puissance navale et le modèle de développement économique de la cité. Cela est particulièrement sensible dans le cas d’Athènes. Le développement du commerce y semble en effet accompagner le développement d’une flotte militaire. Commerçants et armateurs consacraient alors une part importante de leur activité à l’importation pour la cité de matières premières stratégiques : du blé, qu’Athènes ne produisait pas en quantités suffisantes sur son sol, et du bois de construction navale, lui aussi en trop faible quantité sur les terres d’Attique (77). Il convenait que la puissance navale athénienne fût un gage de sécurité pour les commerçants, car dès le IVe siècle, l’essentiel des marchands et des armateurs qui commercent avec Athènes sont étrangers (78). Ces particuliers n’ayant aucune obligation de décharger leur blé à Athènes à la différence des citoyens athéniens et des métèques de la cité, les conditions de commerce devaient leur être favorables. L’attractivité de la cité se fondait parfois sur des avantages fiscaux : à la fin de la guerre du Péloponnèse, les importateurs d’avirons pour les navires de guerre étaient exemptés du paiement des taxes portuaires, et au début des années 360 avant J.-C., les commerçants de Sidon furent libérés des obligations d’enregistrement qui s’appliquaient aux étrangers en séjour de longue durée dans la cité (79). À ces mesures incitatives, s’ajoutent des mesures plus coercitives et le soutien de la force armée pour protéger le commerce. L’approvisionnement des chantiers navals d’Athènes en miltos, le rouge vermillon utilisé pour peindre les carènes des navires, justifia ainsi un accord d’exclusivité de ce commerce entre l’île de Kéos et Athènes (80). Il est également fréquent qu’Athènes fournisse des escortes militaires aux navires de commerce se dirigeant vers son port, que les navires soient athéniens ou non, pour les protéger notamment des actes de piraterie (81). De plus, le commerce n’est pas le fait de citoyens particulièrement aisés. Il semble même (82) que dès le Ve siècle, le financement du commerce à crédit par les citoyens aisés et les garanties légales qui s’appliquaient aient poussé bon nombre de citoyens modestes à se livrer à cette activité. De plus, le pouvoir politique portait un regard attentif sur le commerce, une séance de chaque prytanie étant consacrée à l’approvisionnement de la cité en blé. Le commerce n’est donc pas à Athènes le fait d’une élite, il est le fait de citoyens ordinaires, de petits artisans et commerçants, qui ont besoin pour s’enrichir de la sécurité que peut apporter la flotte de guerre à leurs entreprises commerciales, tout en bénéficiant de garanties légales et de mesures fiscales incitatives. Financée par les citoyens les plus aisés (83), la flotte de guerre permet l’exercice d’une forme de suprématie sur les mers fréquentées par les Athéniens et devient un instrument placé au service du développement économique de la cité.

Conclusion : le miroir déformé de l’antiquité

Il est fréquent que l’actualité guide les centres d’intérêt des historiens de l’antiquité. Les exemples de ces interactions ne manquent pas : les premiers enseignements de la deuxième guerre mondiale ne sont pas totalement étrangers à l’étonnement manifesté en mai 1944 par Momigliano, alors Professeur à Oxford après avoir dû quitter l’Italie, face à l’absence d’une histoire de l’idée de puissance maritime dans la pensée grecque (84). Si Momigliano s’y intéresse comme à un objet de réflexion autonome, la tentation est grande, lorsque l’on étudie l’histoire antique, d’identifier dans les écrits des poètes, historiens ou philosophes, dans les découvertes de l’archéologie ou parmi les textes de l’épigraphie le lointain ancêtre d’une situation ou d’un concept très contemporains. Cette perspective sans doute rassurante par l’apparence d’éternité qu’elle confère aux productions intellectuelles du moment risque toutefois de mener à au moins deux grandes catégories d’erreurs. La première consiste à considérer les productions intellectuelles des peuples de l’antiquité comme des formes premières d’une pensée dont l’expression la plus aboutie serait proposée par nos contemporains (85). La seconde conduit, selon un processus d’assimilation abusive, à identifier dans une situation ancienne le double antique d’une situation contemporaine. C’est une tentation contre laquelle Mommsen peine à lutter dans le regard qu’il porte sur le conflit entre Rome et Carthage. L’image de l’Allemagne et celle du Royaume-Uni surgissent ponctuellement, au risque de faire oublier au lecteur la singularité des situations. La place occupée par l’œuvre de Mahan – lui-même lecteur de Mommsen – dans la pensée stratégique risque en retour de conduire à certaines erreurs d’interprétation sur la nature et les enjeux de la puissance navale dans l’antiquité, ce que souligne avec une pointe d’ironie C.G. Starr dans son essai intitulé The Influence of Sea Power on Ancient History (86). Il serait abusif de proposer une vision unitaire globale de la notion de puissance maritime dans l’antiquité gréco-romaine. Il ressort en effet qu’elle ne s’établit comme concept stratégique qu’à la fin du Ier siècle avant notre ère, dans un monde romain, certes terrestre, mais dont le cœur bat sur mer, comme l’atteste la vigueur de la réaction romaine face à la menace de la piraterie, dès les opérations menées par Pompée en 67 avant J.-C. La politique intérieure autant que les relations internationales exigeaient que Rome affirmât sa puissance sur mer (87). Si le concept de thalassokratia désigne plutôt à l’époque classique grecque la supériorité d’une cité dans les opérations navales, se dessinent également à Athènes les contours d’une pensée de la puissance maritime, objet d’intenses discussions politiques, dont le développement de cette cité, puissance hégémonique de la mer Égée, offre l’exemple le plus riche. Sous les effets conjugués d’une situation géographique favorable, des besoins de l’économie, d’une organisation financière adaptée, mais aussi de l’intégration de progrès technologiques au service de l’action militaire, les Athéniens surent mettre pleinement l’arme navale au service d’une vision globale du développement de la cité.

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 5e : Puissances terrestres et puissances maritimes dans le monde antique

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Objet d'étude : guerres et paix en Méditerranée

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Article paru in M. Motte et H. Coutau-Bégarie (dir.), Approches de la géopolitique, de l’Antiquité au XXIe siècle, Paris, Economica, 2013.

Une trirème romaine

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Un rostre de navire romain

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  1. A.T. Mahan, The Influence of Sea Power upon History, 1660-1783, New York, Little, Brown and Co, 1890.
  2. A.T. Mahan, From Sail to Steam. Recollections of Naval Life, Harper and Brothers, New York London, 1907, p. 277.
  3. Voir L. D . Ferreiro, Mahan and the “English Club” of Lima, Peru: The Genesis of The Influence of Sea Power upon History, The Journal of Military History, Volume 72, Number 3, July 2008, p. 901-906.
  4. T. Mommsen, Histoire Romaine, trad. C. Alexandre, T.III, Paris, A. Franck, 1865, p. 129-130.
  5. T. Mommsen, Histoire Romaine, trad. C. Alexandre, T.III, Paris, A. Franck, 1865, p. 131-132.
  6. Navire à cinq rangs de rameurs.
  7. T. Mommsen, Histoire Romaine, trad. C. Alexandre, T.III, Paris, A. Franck, 1865, p. 27.
  8. T. Mommsen, Histoire Romaine, trad. C. Alexandre, T.III, Paris, A. Franck, 1865, p. 50-51.
  9. Le substantif thalattokratia n’est cependant attesté que très tardivement, puisqu’il apparaît la première fois dans la Géographie de Strabon (1.3.2).
  10. Histoire, 3.122.8.
  11. ca. 538-522 av. J.-C.
  12. Histoire de la guerre du Péloponnèse, 1.4.
  13. Histoire de la Guerre du Péloponnèse, 7.48.
  14. Histoire de la Guerre du Péloponnèse, 8.30.
  15. Histoire de la Guerre du Péloponnèse, 8.41.
  16. Voir également Xénophon, Helléniques, 1.6 ; 4.8.
  17. Homère, Iliade, 2.488-493.
  18. Voir E. Visser, Homers Katalog der Schiffe, Stuttgart, Teubner, 1997, p. 742-750.
  19. Homère, Odyssée,, 23.275.
  20. Guerre du Péloponnèse, 1.14-15.
  21. Guerre du Péloponnèse, 2.23.
  22. Guerre du Péloponnèse, 1.143.
  23. Géographie, 1.3.2. Sur Minos, voir également 10.4.8.
  24. Géographie, 8.6.16.
  25. Géographie, 14.1.16. Voir P. Briant, Histoire de l’Empire perse, Paris, Fayard, 1996, p. 62-63 ; 152.
  26. Géographie, 1.16.
  27. Phédon, 109 a-b.
  28. Bibliothèque Historique, 1.4.7.
  29. Bibliothèque Historique, 4.79.1 ; 5.54.4 ; 5.78.4 ; 5.84.1 ; 33.10.1.
  30. Bibliothèque Historique, 11.19.6.
  31. Bibliothèque Historique, 11.70.5.
  32. Voir également Hérodote, Histoires, 9.75 ; Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, 1.100 ; 4.102.
  33. Diodore de Sicile, Bibliothèque Historique, 12.4.2.
  34. Diodore de Sicile, Bibliothèque Historique, 18.63.6.
  35. Voir A. F. Stewart, Faces of power, Alexander’s image and hellenistic politics, University of California Press, Berkeley, 1993, p. 304.
  36. Diodore de Sicile, Bibliothèque Historique, 20.10.1. Voir également H. Dridi, Carthage et le monde punique, Paris, Les Belles Lettres, 2009, p. 39.
  37. Diodore de Sicile, Bibliothèque Historique, 23.2.1. Voir H. Dridi, Carthage et le monde punique, Paris, Les Belles Lettres, p. 41. La suprématie carthaginoise sur les mers est toutefois remise en cause au cours de la première guerre punique par l’utilisation par les Romains du « corbeau », innovation technologique décrite par Polybe (Histoires, 1.22.4) qui leur permit de renverser le cours des batailles navales, nettement à l’avantage de leurs ennemis jusqu’alors.
  38. Denys d’Halicarnasse, qui situe à sa manière l’histoire romaine dans la continuité de l’histoire grecque distingue cependant implicitement la puissance athénienne de la puissance romaine (Antiquités romaines, 1.3.2) en précisant que la puissance athénienne fut limitée dans le temps (elle n’aurait duré que 68 ans), ne se serait étendue que du Pont Euxin à la Pamphylie, et seulement dans la zone côtière.
  39. Arrien, Anabase, 1.18.6.
  40. Arrien, Anabase, 2.17-19.
  41. Joannes Malalas, Chronographia, p. 85, l. 20.
  42. Joannes Malalas, Chronographia, p. 149, l. 8.
  43. Joannes Malalas, Chronographia, p. 158, l. 8.
  44. Georges le Syncelle (Ecloga chronographica, p. 191, l. 5 ; p. 212, l. 4) propose entre la fin du 8ème siècle et le début du 9ème une liste des thalassocraties dans laquelle Minos occupe la première place et les Rhodiens la quatrième. Georges le Moine (Chronicon, p. 285, l. 20) les mentionne à nouveau au 9ème siècle tout en rappelant l’édification du colosse, de même que Joel (Chronographia compendiaria, p. 23, l. 15) au 12ème siècle, ou encore Glycas (Annales, p. 377, l. 14) au 13ème siècle. Photius (Lexicon, s.v. Krèsphugéta) rappelle quant à lui au 9ème siècle la suprématie sur mer de Minos, comme Constantin VII Porphyrogénète (de virtutibus et vitiis, vol. 1, p. 297, l. 28) au 10ème siècle, Cedrenus (Compendium historiarum, vol. 1, p. 214, l. 8) au 11ème siècle, ou le Pseudo-Sphrantzes (Chronicon, p. 240, l. 17) au 16ème siècle.
  45. Voir J. H. Pryor et E. M. Jeffreys, The Age of the Dromon, The Byzantine navy, ca. 500 – 1204, Brill, Leiden-Boston, 2006, p. 24-25.
  46. Voir n.44
  47. Nicéphore Grégoras, Historia romana, vol. 1, p. 209, l.7.
  48. Voir notes
  49. Voir Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, 1.14 ; 1.93.
  50. Constitution d’Athènes, 19.
  51. Aujourd’hui encore, la présentation historique de la marine grecque sur son site officiel prend pour point de départ la période antique et fait référence à la bataille de Salamine. Voir http://www.hellenicnavy.gr/history_en.asp.
  52. Pseudo-Xénophon, La République des Athéniens, ch. 2.
  53. Histoire de la guerre du Péloponnèse, 8.72.
  54. La République des Athéniens, Ch.1.
  55. Histoire de la guerre du Péloponnèse, 1.7.
  56. Gorgias, 519a.
  57. Platon, Alcibiade I, 134b.
  58. République, 371b
  59. Les Lois, 706a-707b.
  60. Platon appuie ici le propos de l’Athénien en plaçant dans sa bouche les vers d’Homère (Iliade, 16.96-102) dans lesquels Ulysse reproche à Agamemnon de vouloir faire rembarquer ses hommes au milieu de la mêlée, la présence de la flotte risquant de pousser les hommes à se montrer lâches face à l’ennemi.
  61. Politique, 4.4. 1327a.
  62. De Republica, 2.4.
  63. Voir également Polybe, Histoires, 6.52, qui attribue les victoires navales romaines à la valeur morale supérieure des Romains : à la supériorité technique sur mer des Carthaginois répondrait ainsi la supériorité morale du citoyen romain.
  64. Panégyrique, 3.
  65. Panégyrique, 25.
  66. Panégyrique, 100-106.
  67. Panathénaïque, 115-117.
  68. Voir L. Casson, The Ancient Mariners, Princeton University Press, Princeton, 1991, p. 79-80.
  69. Thucydide (Histoire de la guerre du Péloponnèse, 1.13.3) attribue lui-même à l’architecte Ameinoclès de Corinthe l’invention de ce type de navire, quelque trois cents ans avant la fin de la guerre du Péloponnèse.
  70. Voir Casson, The Ancient Mariners, Princeton University Press, Princeton, 1991, p.80-87.
  71. Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, 1.15 ;1.143 ;2.62.
  72. Selden, Mare Clausum, trad. Marchamont Nedham, London, 1652. Selden consacre les chapitres 9 à 14 du premier livre de son œuvre publiée en 1635 à une étude de l’ensemble de l’histoire maritime antique de Minos à l’empire romain. Le chapitre 11 est plus spécifiquement consacré à la domination des mers par les Athéniens et les Lacédémoniens.
  73. Voir Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, 4.118.5.
  74. Vie de Cimon, 13.4-5. Plutarque fait référence ici à la paix de Callias, conclue probablement beaucoup plus tard, vers 449 av. J.-C. Voir P. Briant, Histoire de l’empire perse, Paris, Fayard, 1996, p. 574-575.
  75. Avant les guerres médiques, le premier traité conclu entre Rome et Carthage (509 av. J.-C.) définissait quant à lui un partage plus strict des eaux entre les deux rivales, aux termes de conditions juridiques précises. Au-delà du Beau Promontoire (aujourd’hui cap Farina, qui marque la limite nord-ouest du golfe de Tunis), la navigation était interdite à tout navire romain ou allié des Romains, sauf en cas d’extrême nécessité, liée aux conditions climatiques ou à une agression. En ce cas, le navire disposait d’un délai de cinq jours pour effectuer les réparations nécessaires. Cet accord prévoyait en outre diverses mesures de garanties mutuelles pour les commerçants et pour les populations d’une liste de villes bien définie.
  76. Thucydide, 2.38.
  77. Voir C.M. Reed, Maritime Traders in the Ancient Greek World, Cambridge University Press, Cambridge, 2003, rééd. 2007, p. 16-20.
  78. Voir C. M. Reed, Maritime Traders in the Ancient Greek World, Cambridge University Press, Cambridge, 2003, rééd. 2007, p. 27 : sur 64 noms connus de nauclères et d’emporoi, seuls 12 semblent être athéniens.
  79. Voir C. M. Reed, Maritime Traders in the Ancient Greek World, Cambridge University Press, Cambridge, 2003, rééd. 2007, p. 45.
  80. Voir IG II² 1128 et le commentaire de J. Vélissaropoulos, Les nauclères grecs, Recherches sur les institutions maritimes en Grèce et dans l’Orient hellénisé, Genève, Droz, 1980, p. 184-189. Le cas du commerce du vermillon n’est pas un cas isolé. Pendant la première décennie de la guerre du Péloponnèse, les Athéniens obtinrent l’exclusivité de l’importation des rames en provenance de Macédoine.
  81. Sur la lutte contre la piraterie en Grèce classique et le recours à la piraterie comme acte de guerre, voir P. de Souza, Piracy in the Graeco-Roman World, Cambridge University Press, Cambridge, 1999, rééd. 2011.
  82. C. M. Reed, Maritime Traders in the Ancient Greek World, Cambridge University Press, Cambridge, 2003, rééd. 2007, p. 41. Voir également Plutarque, Vie de Périclès, 12.6 et Isocrate, Aéropagitique, 32-35.
  83. Voir V. Gabrielsen, Financing the Athenian Fleet, Public Taxation and Social Relations, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1994; J. Vélissaropoulos, Les nauclères grecs, Recherches sur les institutions maritimes en Grèce et dans l’Orient hellénisé, Genève, Droz, 1980.
  84. A. Momigliano, Sea-Power in Greek Thought, The Classical Review, 05/1944, vol. 58, n. 1, p. 1-7.
  85. L’histoire des thalassocraties proposée par Strabon (Géographie, 8.5.5) fait déjà de Rome l’héritière des thalassocraties grecques.
  86. C.G. Starr, The Influence of Sea Power on Ancient History, Oxford, Oxford University Press, 1989.
  87. Voir P. de Souza, Piracy in the Graeco-Roman World, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, rééd. 2011, p. 149-224.
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