Les Perses, Eschyle. La Nature du tragique

La tragédie des Perses tient une place à part dans les tragédies d'Eschyle non seulement parce que c'est la seule à traiter d'un sujet d'actualité mais aussi parce qu'il n'y a pas d'action à proprement parler dans cette pièce qui semble plus pathétique que tragique : au lieu, comme les tragédies habituelles de poser une question ouverte sur l'avenir (que dois-je faire) elle est une longue déploration sur l'étendue du désastre perse, et sur la ruine de Xerxès qui, bien que le héros de la pièce, n'apparaît qu'à la fin, dans un état piteux. La question qui est posée porte donc sur ce passé récent : comment expliquer qu'une si grande puissance ait été vaincue par Athènes ? Pour y répondre, Eschyle adopte le point de vue perse : il s'agit de connaître les raisons de la décision de Xerxès, et, question liée à la première, pourquoi elle a entraîné la défaite ? Eschyle propose plusieurs réponses à travers les paroles de ses personnages. J'aimerais essayer de montrer que la mise en scène des propos du chœur  et de ceux de Darius limitent la portée de leurs réponses, alors qu'à chacune de ses interventions, Atossa est la seule à permettre de comprendre pourquoi la décision de Xerxès devait inéluctablement entraîner la défaite, autrement dit, que c'est la seule à expliquer la défaite par la nature tragique du personnage de Xerxès;

I L'interprétation du chœur

Le chœur est composé de vieux dignitaires de la cour de Darius. Ce sont gens d'un autre âge, c'est ce qui explique qu'Eschyle les fait parler dans un registre élevé qui s'apparente à celui de l'épopée, et qui emprunte beaucoup à Homère (du reste c'est justifié puisque il y a une latence du schéma de l'Iliade dans l'histoire, Xerxès, comme les Grecs mais dans un chemin inversé, n'hésite pas à franchir la mer qui sépare l'Asie de l'Europe).

A. une vision épique de la guerre

1. Toute la description du départ glorieux de l'expédition se fait donc, au début de la pièce (parodos du chœur) dans un style épique : elle se donne comme un énumération de tous les alliés qui se sont joints à Xerxès (exactement comme Homère le fait dans le catalogue des vaisseaux, et les noms défilent, avec ces sonorités un peu étranges pour des oreilles grecques, autant de capitaines glorieux envoyés par des cités qui regorgent d'or (le mot revient plusieurs fois dans ce passage) et qui ont fourni de formidables équipements (les chars à six chevaux, « spectacle de terreur » v. 48), l'ensemble formant une multitude « innombrable et terrible » (v. 40). Le vocabulaire, comme dans l'épopée est hyperbolique, il y a un grand nombre de noms composés avec des préfixes exprimant l'abondance (polu, pan). Le chœur  donne de cette armée l'image d'une force qui se répand hors du palais à la conquête de nouveaux horizons comme si elle ne connaissait pas de limite « un flux semblable à l'invincible houle des mers » (v. 89). La Perse s'est vidée de tous ses hommes dans une marche qui du multiple (ce sont les noms de tous les alliés) aboutit à l'indifférenciation (flux, ou troupeau humain) dans l'unité incarnée par le Roi.

2. Xerxès lui-même est décrit d'une façon tout aussi héroïque : le chœur en donne une image grandiose et terrifiante. Comme dans les épopées, ce héros descend d'un dieu (encore l'or, dans cette pluie d'or qui descend sur Danaé (v. 76) pour faire naître l'ancêtre Persée). Roi terrible (l’adjectif « deinos » - terrible, redoutable -, revient aussi à plusieurs reprises) qui n'est plus seulement comme dans l'épopée « le pasteur des peuples » mais qui pousse « un monstrueux troupeau humain » (v. 74) image tirée de celle de l'épopée mais retravaillée par Eschyle pour évoquer l'image d'un troupeau sous le joug puisqu’il s’agit du régime tyrannique perse. Ce roi déferle « impétueusement » (thourios, cf. v. 73 comme Arès dans l'Iliade) sur le continent grec par deux routes à la fois. Et ce « dragon sanglant au regard bleu sombre » (v. 81) fait penser à ces monstres mythiques qui dans Hésiode apparaissent au cours de la lutte qui oppose dieux et titans. Monstre aussi parce qu'il ne fait qu'un avec son armée et sa flotte : il est « polynaute » (v. 83) (comme si l’ensemble de la flotte avec Xerxès constituait une sorte de personnage extraordinaire et polycheir (v. 83) (il a d’innombrables bras faits de tous les combattants de son armée, cf. le géant Briarée d’Hésiode).

B. les raisons de la défaite

1. Pourtant l'admiration que manifeste le chœur n'est que le remède d'une angoisse qui encadre toute la description, et cette angoisse anticipe sur les causes de la défaite de Xerxès. Le danger est double : d'une part avec cette expédition « toute la force de l'Asie s'en est allée » (vers 11) c’est un vers important qui reviendra dans la pièce, et il exprime la crainte que toute cette force soit disparue (le verbe qui revient à trois reprises dans la parodos a la même ambiguïté de sens qu'en Français), et que soient laissés comme à nu et sans protection le sol perse, et la ville de Suse, qui en est l'image. L'armée qui avait été qualifiée de « polyandre » (v. 73) a vidé la ville de ses hommes : (kén-andre 118), les femmes risquent d'être « monozux » (de rester la seule du couple) et d’être à jamais « an-andres »(dans la bouche d’Atossa, v. 166). Donc, comme le dira aussi Darius, Xerxès a vidé l'Asie de ses forces.

2. Mais la crainte c'est aussi que Xerxès ait traversé la mer et se soit engagé dans un nouveau type de guerre : jusqu'à lui, les guerres étaient terrestres, des guerres de siège (« les guerres où croulent les remparts » v. 105) et les dieux s'étaient toujours montrés bienveillants. Qu'en sera-t-il de leurs dispositions pour une forme de guerre différente, qui met de plus sa confiance dans ces « frêles édifices de cordes » (v. 111) que sont les navires ? Et dans le cas d’un Roi qui a osé « mettre un joug au cou de la mer » (v. 71) ?

3. Or ces inquiétudes vont se trouver justifiées après l'annonce de la défaite, et le chœur  condamne l'entreprise de ce roi « qui a vidé l'Asie » (v. 550) : il a tout conduit sans sagesse, inconsidérément (dusphronôs : v. 552), et le chœur rappelle le règne du bon vieux roi Darius idéalisant ce roi (qui en fait a été comme son fils un conquérant), accusant Xerxès de la ruine entière de la Perse. Après le dialogue Atossa-Darius, (deuxième station), il revient sur cet âge d'or du temps de Darius et développe l'idée que la faute de Xerxès est d'avoir substitué à la guerre de siège une guerre maritime (« nos armées ne dirigeaient contre l'ennemi que l'art coutumier des sièges » (v. 859). Il énumère alors toutes les terres conquises par Darius de cette façon (pour Eschyle, autant de noms à la gloire d’Athènes parce que toutes ces terres, arrachées aux Perse, venaient de tomber dans l'aire de puissance athénienne), sans même que le roi quitte sa demeure (865) et par sa propre pensée : v. 900 (il n'a écouté les conseils de personne), ou mieux encore il était « l’inspiré des dieux ». Au contraire Xerxès, pour le chœur, a commis la faute de quitter Suse et de s'attaquer à un domaine qu'il ne devait pas attaquer (la mer).

Ainsi le chœur  reproche essentiellement à Xerxès la nouveauté de son entreprise, considérant, comme souvent les gens âgés, que la nouveauté est dangereuse, et qu’elle peut, quand elle s’accompagne d’un tel déploiement de puissance, susciter la colère des Dieux. C'est cette nouveauté qui a conduit à la catastrophe.

C. Une vision passéiste

Mais cette explication suffit-elle ? L'opposition flagrante entre la brillante description du départ de Xerxès et le récit du messager d'une part comme le dernier chant du chœur font ressortir la vision périmée qu'a le chœur de l'événement

1. Le récit du messager montre qu'en fait les temps ont changé, la vision épique n'est plus d'actualité et l'heure n'est plus aux combats héroïques ni aux héros individualisés, les nouveaux Ajax, ou Diomèdes auxquels on aurait pu comparer les Cimon, ou les Aristide, ces grands aristocrates : aucun nom grec n'est cité par Eschyle, pas plus celui de Thémistocle, l'artisan de la victoire que celui d'Aristide, le héros de l’épisode de Psittalie. Ce que veut dire Eschyle, c'est que si les Grecs ont gagné, c'est qu'il fallait oublier les enseignements d'Homère et des poètes : l'idéal d'aristie, cet idéal aristocratique lié à un état plus ancien de la société doit laisser le champ libre au nouveau pouvoir démocratique, et Thémistocle contre tous les  aristocrates a eu le mérite d'envisager cette façon nouvelle de combattre en accord avec la démocratie car les responsables du succès furent justement ces citoyens qui n'avaient que la force de leurs bras (à opposer à l'armement des hoplites comme aux descriptions de l'équipement perse) ces Thètes qui n'avaient donc que leurs bras pour ramer sur les trières et  qui étaient réunis par le sentiment d'appartenir à une même communauté, ce sentiment qui fait qu'on pense qu'il est possible même en abandonnant sa cité de reconstituer la même communauté dans les flancs d'un navire. Ainsi le chœur là encore avait exprimé une crainte déplacée : l'abandon de la cité n'est pas grave en soi, il est catastrophique dans un régime tyrannique, fondé sur l'obéissance et non sur ce sentiment de faire partie d'une communauté. C'est le sens qu'il faut donner au vers 349 : « La cité qui garde ses hommes est le plus sûr rempart » qu'il ne faut pas comprendre dans son sens premier puisque les Perses sont rentrés dans Athènes et que les habitants en sont partis : la véritable Athènes n'est pas dans ses murs mais là où sont les citoyens », en l'occurrence dans les flancs des navires. Plutarque dira plus clairement la même chose dans sa « Vie de Thémistocle » : « Le spectacle de la ville qui levait l'ancre était lamentable pour les uns mais prodigieux d'audace pour les autres ». L’expression « une cité qui lève l'ancre » est significative : elle implique que même hors de ses murs la cité reste encore une cité ; au passage était balayé un des mythes les plus anciens d'Athènes, celui de l'autochtonie : ce n'est plus d'être né sur le sol même d'Athènes qui fait l'unité d'Athènes, mais de constituer abstraitement une communauté fondée sur l'égalité.

2. Ces changements montrent donc combien le chœur ne rend pas compte de la nouveauté de l'événement. Ses erreurs d'appréciation portent aussi sur sa confiance dans la supériorité du nombre : facteur de puissance dans un régime tyrannique, il devient cause de faiblesse dans ce monde nouveau où ce n'est plus la force qui l'emporte, mais la ruse, le calcul presque sophistique des chances de succès (la passe de Salamine). Quant à la splendeur et au nombre des divers équipements si vantés par le Choeur, ce sont aussi des handicaps : le manteau somptueux (« diplax », c’est un mot qu’on trouve dans Homère) a dû gêner les Perses tombés à l'eau et précipiter leurs noyades, et ce sont avec les épaves de leurs propres navires que les Grecs les assomment comme des thons.

3. Ainsi tout cela montre la désagrégation d'un univers épique auquel le chœur voulait croire, et de façon ironique, Eschyle fait alors parler à la fin de la pièce le chœur dans cette même langue héroïque pour dire un contenu tout à fait différent : au lieu de la gloire, l'humiliation : ainsi tout ce qui avait servi à dire la force va servir à dire la faiblesse : les préfixes (poly, pan, plèthos) vont dire le nombre de morts ou l'immensité du deuil, l'indistinction tant vantée au début de la pièce n'est plus le signe d'une compacité inattaquable, mais a permis de rayer d'un coup et définitivement toute la puissance perse (v. 926). Le catalogue de la parodos devient la liste des morts sous la forme du « ubi sunt » (tous les noms propres qui étaient glorieusement cités sont autant de morts déclinés). Et la seule abondance reste celle des larmes.

Ce traitement ironique de la langue épique est donc le signe d’une vision périmée des choses. Il était naturel que ces vieux dignitaires ne raisonnent qu'à travers leur expérience ancienne et condamnent Xerxès pour ses manquements à la tradition, mais la lecture de la guerre qu'ils font ne peut rendre pleinement compte de l'événement.

II Les paroles de Darius

A. Une condamnation sans appel

1. Dans une première partie Darius tire les leçons de l'événement, interprétant a posteriori les oracles qu'il avait entendus. Et il souligne plus que le chœur (qui n'osait pas trop le faire) l'impiété de Xerxès à vouloir s'attaquer à un dieu et à arrêter le cours de l'Hellespont, comme s'il voulait arrêter le cours du temps, sans même respecter le partage du monde (terre-mer) voulu par Zeus. Donc il est coupable de démesure (722) (chose connue dans la théodicée eschyléenne, je n'insiste pas, cf. aussi le joug mis sur la mer, les sacrilèges commis sur les temples de Grèce). Mais avec un flottement dans la condamnation parce qu'on ne comprend pas s'il y a une responsabilité de Xerxès (742) ou s'il est victime soit d'un aveuglement voulu par les dieux soit d'une maladie (719 : il a l'esprit dérangé, comme un fou)

2. Pourtant ensuite il y a une tentative d'explication donnée par Atossa : en fait ce sont les « méchants » qui l'ont mal conseillé et dans son impétuosité (thourios, l’adjectif du début repris cette fois dans un sens péjoratif : « trop impulsif ») il a eu le tort de les écouter. Darius commence alors par dire que ce sont eux les responsables, mais il en revient vite à Xerxès disant qu'il a le tort de n'avoir pas écouté son père, et il le traite comme un enfant qui étant jeune est sensible à la nouveauté (le même mot – néos - en grec v. 782) :  il reprend ainsi cette condamnation de la nouveauté au nom de la tradition, comme l'a fait le chœur, en s'autoglorifiant, et en disant que son fils a tout détruit de l'énorme richesse qu'il avait conquise (« Jamais je n’infligeai telle épreuve à mon pays » 781). Donc Xerxès, un jeune écervelé qui a été poussé par de mauvais conseillers à des actions d'une sacrilège nouveauté : la défaite est le juste châtiment envoyé par les dieux à ce jeune fou, qui a été le pire des souverains de la Perse (ce qui n’a aucun rapport avec la réalité)

B. Une sagesse problématique

Pourtant ces propos, que peut résumer le vers 820 : « Nul mortel ne doit nourrir des pensées au-dessus de sa condition mortelle » ne peuvent être qu’un message partiel de la pièce. Il me semble que les conditions dans lesquelles ils sont tenus limitent un peu la portée de l'accusation de Darius.

1. Ce sont d'abord des propos d'un mort qui a beau jeu de donner des leçons de sagesse à des vivants et de dire a posteriori le sens des événements (« il n'aurait pas fallu... »). Il est toujours facile de tirer la leçon du passé mais la sagesse véritable consisterait à savoir prévoir plus qu'à énoncer la faute. Donc ce discours de Darius est à peu près inutile, (il ajoute même au désespoir en annonçant la future défaite de Platées) et il n'apporte pas grand chose de nouveau sur cette impiété qu'on connaissait déjà (cf. les allusions du chœur - vers 71 - à la mer mise sous le joug), sauf à préciser l'étendue de l'impiété de Xerxès, que nul autre que lui ne pouvait dire ouvertement.

2. Mais surtout la portée et le sérieux de ses paroles se trouvent un peu limités si l'on s'avise des propos qu'il tient quant il entre en scène et quand il en  sort : alors que son entrée en scène est spectaculaire, il a des mots qui ont presque un caractère comique ; il apparaît comme un mort « en permission » qui presse le chœur  de l'informer : « Dis-vite, afin qu'on ne me puisse reprocher aucun retard » v. 692) et le chœur  impressionné ne peut rien dire sinon son effroi et son respect devant l'imposante figure qu'il a en face de lui, et Darius s'impatiente devant  ses tergiversations (« en termes brefs achève de tout dire, et quitte ce respect intempestif » v. 699), et finalement c'est à Atossa qu'il demande de parler. Cette ombre qui ne semble plus rien comprendre au monde des vivants témoigne à sa sortie de scène de la même incompréhension : à ces gens atterrés, abattus par les effroyables nouvelles qui se sont succédé, pour qui la ruine entière de la Perse est chose certaine, que trouve à dire Darius ? Une plate leçon de sagesse, complètement incongrue ici : « Même au milieu des maux accordez à vos âmes la joie que chaque jour vous offre ! » (v. 841) Terminer sur ce mot de hédonè, dans un tel contexte, c'est vraiment juger de la situation avec trop d'indifférence. Eschyle ici veut montrer l'invalidité d'un autre type de discours, non plus celui de l'épopée, mais celui de la sagesse (Théognis, ou Solon), en montrant que ces discours moralisateurs sonnent bien creux quand on est vraiment dans le malheur. Cette langue de sagesse dénonce une impiété, mais la critique à laquelle la soumet Eschyle montre qu'elle reste encore inadaptée pour parler de l'événement.

III Les paroles d'Atossa ou l'apparition de la tragédie

Il faut alors en revenir à Atossa, la Reine-mère. C'est le personnage clé de la pièce (c'est elle qui dialogue successivement avec le choeur, avec Darius, avec le messager), et c'est elle qui va mettre en évidence la fatalité du destin de son fils et donc montrer comment la décision de Xerxès, grevée à la base, ne pouvait amener qu'à la catastrophe.

A. la conversation avec Darius

Il faut revenir à ces paroles qu'Atossa échange avec Darius, parce qu'elles replacent le comportement de Xerxès dans un cadre familial. (On sait, depuis Aristote, qu'il ne peut y avoir de tragédie que familiale). Quand Atossa incrimine les mauvais conseillers de Darius, elle rapporte le contenu de ces conseils auxquels Xerxès a tendu une oreille trop favorable. Darius n'y prête pas une grande attention, pourtant ce qui est dit est ici capital(vers 753 – 758)      

ταῦτά τοι κακοῖς ὁμιλῶν ἀνδράσιν διδάσκεται
θούριος Ξέρξης· λέγουσι δ´ ὡς σὺ μὲν μέγαν τέκνοις
πλοῦτον ἐκτήσω ξὺν αἰχμῇ, τὸν δ´ ἀνανδρίας ὕπο
ἔνδον αἰχμάζειν, πατρῷον δ´ ὄλβον οὐδὲν αὐξάνειν.
τοιάδ´ ἐξ ἀνδρῶν ὀνείδη πολλάκις κλύων κακῶν
τήνδ´ ἐβούλευσεν κέλευθον καὶ στράτευμ´ ἐφ´ Ἑλλάδα.

On répétait au « fougueux Xerxès » dit Atossa, que « tu avais à la guerre conquis pour tes enfants une immense fortune, tandis que lui, lâchement guerroyait en chambre, sans chercher à accroître la prospérité paternelle. À entendre sans cesse les sarcasmes de ces méchants, il a conçu l’idée de cette expédition » C'est la traduction Mazon, mais il faut exactement lire le texte pour bien comprendre ce qui est dit : le texte dit simplement qu’on  reproche à Xerxès de faire la guerre « endon » à l'intérieur (expression vague : intérieur du palais, intérieur de la Perse, intérieur des terres ?) : or on se souvient que le chœur  faisait l’éloge de Darius parce qu’il n’avait jamais quitté le palais pour entreprendre ses conquêtes : ce conseil lancinant (cf. l’adverbe « pollakis » « sans cesse ») s’adresse à un Xerxès trop « fougueux » (Thourios), trop étourdi, pour voir l’aspect contradictoire de ces propos : d’un côté on lui dit de faire comme son père (continuer à accroître la prospérité) et de l’autre on lui dit de quitter « l’intérieur » et donc de ne pas faire comme son père. Suivre un tel conseil, c’est aller à la catastrophe puisque c’est vouloir poursuivre l’action paternelle en faisant précisément le contraire de ce que Darius faisait. Pourquoi Xerxès dans ces conditions se trouve-t-il contraint de suivre ce mauvais conseil, et de « sortir », du palais, comme de la Perse, avec toutes ses armées ? C’est que tant qu’il reste « endon » à l’intérieur, il est traité de lâche : le mot traduit par l’adverbe « lâchement » dans la traduction  est un substantif complément de cause qui en grec est le mot « anandria » : manque de courage, certes, mais aussi, étymologiquement, manque de virilité : ainsi Xerxès, pour prouver sa virilité, ou encore s’émanciper et ne plus rester ce « fils » qui ne se sent pas à la hauteur de son père va tomber dans le piège des « méchants » (qui peut-être veulent sa perte) en entreprenant cette expédition. Ce conseil pernicieux lui laisse le choix entre ne rien faire (donc rester un enfant) ou faire quelque chose de dangereux parce que contraire à tout ce qui avait valu à son père ses succès. Soit la lâcheté infantile, soit l’impiété. Ce choix aporétique et vraiment d’essence tragique (puisque dans les deux cas Xerxès est en état d’échec) se voit encore mieux dans le tissu du texte puisque s’il ne veut pas être lâche, ou s’il veut conquérir sa virilité (ne pas rester « anandre ») il doit entreprendre une expédition « polyandre » (pleine d’hommes) qui rendra comme on l’a vu sa ville « anandre » ou « kénandre » : autrement dit, vouloir devenir un homme, c'est en même temps vider sa ville d’hommes, c'est à dire aussi pour Xerxès perdre sa puissance, et donc rester ce « fils » qu’il ne voudrait plus être : vouloir devenir puissant c'est perdre sa puissance! Aporie dont il ne se sort pas et qui aboutit au désastre, à ce personnage qui apparaît presque nu à la fin de la pièce, rentrant dans le palais, comme s'il voulait rentrer dans le ventre maternel...

B. le rêve d'Atossa

Atossa savait déjà que cette impétuosité de son fils était le signe de sa faiblesse, et c'est ce qui apparaît dans son rêve, le passage peut-être le plus important de la pièce et sur lequel il faut s'arrêter pour finir.

1. Ce rêve est bien connu. Notons simplement que la reine en fait part parce qu'elle aussi est angoissée, ne sachant pas si la chute du char de Xerxès dans son rêve signifie la mort de son fils ou simplement sa défaite. Elle aussi emploie le même verbe que le chœur  pour dire un départ dont elle craint qu'il ne soit définitif « Il est parti avec le désir de ravager la terre des Ioniens » (v. 178) (c'est ainsi que les Perses appellent les Grecs) (avec le jeu de mot sur le verbe ravager, homonyme, à l’aoriste, du nom « Perses ») comme s’il était dans l'essence du nom de tout détruire jusqu'à son signifié lui-même). Mais dans ce rêve apparaît quelque chose de nouveau : Atossa précise qu'il lui semblait que les deux femmes menaient quelque querelle, et c'est donc ce désir légitime de régler ce différend entre les deux sœurs qui provoque l'intervention de Xerxès, et d'ailleurs ce différend ce n'est pas en grec le mot « polemos » mais le mot « stasis » : une guerre civile entre deux sœurs,  qui se querellent pour des territoires que seul le sort leur a attribué (c'est le sens du mot utilisé en grec) : Futilité des guerres ! En fait dans cette interprétation Xerxès a voulu faire oeuvre de paix, éteindre une guerre civile et non étendre son empire. Et l'une se soumet au détenteur de l'ordre, et elle en est très fière (toujours le respect de la tradition) mais l'autre regimbe, et elle renverse Xerxès : elle rejette une puissance établie qui ne tire son droit que de son ancienneté. N'est-ce pas encore de la part de Xerxès vouloir arrêter le cours du temps, comme il avait voulu arrêter le cours du fleuve Hellespont ? D’autant que le monde n'est plus celui de la stabilité de l'être, celui de Parménide, mais celui du devenir, où tout s’écoule, comme l’eau des fleuves, le monde d'Héraclite, ou d'Empédocle, précisément le monde dans lequel se situent les tragédies du cinquième siècle. Ainsi à certains égards la réaction de la dorienne se rapproche-t-elle de celle de Xerxès vis à vis de son père puisqu’il s’agit dans les deux cas de la conquête d’une autonomie. Et si Xerxès échoue, c'est qu'il y a une contradiction, qu'il ne maîtrise pas entre sa volonté de nouveauté (non pas conquérir mais apaiser) et la nature toujours tyrannique de son pouvoir, faire du nouveau avec des valeurs qui ne sont plus acceptées. Et cet échec devient tragique parce qu'il se retourne contre celui qui a voulu bien faire : croyant faire le bien de tous, il provoque sa propre chute. On est très proche du tragique d’Œdipe et de la définition la plus générale du héros tragique - cf. P. Szondi « Quand la visée active d'un bien ou d'une émancipation se retourne contre l'agent de cette visée et le détruit, le bien se transforme en mal parce qu'il est un bien à la fois activement recherché mais impossible dans la situation représentée » (Théorie du drame moderne) : Xerxès veut la paix, mais dans la situation où il se trouve (il hérite d'un pouvoir tyrannique qui ne sait qu'asservir), ce bien recherché se retourne contre lui.

2. Voilà donc une nouvelle explication qu'Eschyle propose à travers ce rêve comme pour éprouver tour à tour toutes les hypothèses qu'on peut envisager pour expliquer une défaite ; une explication qui est une nouvelle formulation de la contradiction que nous avons vue plus haut mais non plus dans le for intérieur du personnage mais reportée sur une action extérieure. Avec les paroles d’Atossa, on rentre dans le tragique de la tragédie Et ce qu'elle comprend, c'est la faiblesse d'un fils qui, voulant faire peut-être mieux que son père, échoue dans son entreprise (d'où sa culpabilité honteuse devant son père ; dans le rêve il déchire ses vêtements quand il le voit). On peut alors revenir sur le rêve en l'interprétant par rapport au sujet qui le fait, donc au « moi » d’Atossa : elle est partagée entre deux pulsions (les deux femmes) ; celle d'avoir le plaisir d’être soumise au successeur de Darius, à un fils capable de diriger le char de l'Etat, et de faire même mieux que son père (la femme perse) mais comme elle sait que c'est impossible, qu'il est effectivement cet être faible qui n'est jamais sorti du palais, et qu'il ne faut pas accepter un souverain aussi mauvais, elle le fait tomber (le femme grecque, c'est son sur-moi, obstacle au plaisir d’une soumission à un fils puissant). C'est dans cette optique qu'on peut interpréter la fin de la pièce : Darius avait demandé à Atossa de « prendre la plus brillante parure »  et d’aller au-devant de son fils, car « ses vêtements ne sont plus sur son corps que lambeaux déchirés » (v. 835-36) mais elle laisse son fils rentrer seul sur scène, il n'a sur lui qu'un carquois pour tout équipement, et il a comme dans le rêve effectivement déchiré ses vêtements ;  c’est dans cet état qu’il reste pendant toute la fin de la pièce, réduit à n'être plus qu'un pitoyable chef de chœur. Si donc Atossa ne suit pas les recommandations de Darius, c'est parce qu’elle a jugé Xerxès désormais indigne de revêtir les brillants insignes du pouvoir.

3. Avec Atossa, nous comprenons que seule cette façon tragique de considérer un destin n'est pas anachronique à l'inverse de la vision du Chœur et de celle de Darius. Elle sait que le problème réside dans la transition entre une tradition qui n'est plus à l'ordre du jour, et une nouveauté dont l'avènement reste toujours problématique, et par conséquent que toute action entreprise dans ce cadre court le risque d'échouer. Evoquant le destin de Xerxès, il est évident qu'Eschyle songe d'abord à celui d'Athènes, et les contradictions de Xerxès sont aussi les contradictions d'Athènes qui vit dans un monde analogue, encore un pied dans l'ancien, mais allant vers un nouveau monde qui n'est pas encore maîtrisé, ne sachant jamais jusqu'où peut aller une liberté humaine qui veut s'émanciper des dieux. Aussi bien sa pièce, loin d’être ce chant de triomphe à la gloire d’Athènes qu’elle fut à sa représentation, a-t-elle une portée prophétique. Les alliés d’Athènes, comme la femme dorienne du rêve, se révolteront aussi contre un pouvoir qui à l’origine voulait être simplement protecteur dans les cités où les Athéniens intervenaient. Quelques années plus tard Cimon devait aller réprimer une révolte à Thassos contre le pouvoir athénien ; et Thucydide rapporte dans des pages célèbres le discussion entre les Athéniens et les Méliens, au cours de laquelle les Méliens refusent une paix qu'ils doivent à la tyrannie d'Athènes. Et la vision de ce roi dépouillé de toutes ses espérances ne peut qu’anticiper sur cette autre tragédie, toujours rapportée par Thucydide, une tragédie qui marque la fin de la grandeur d'Athènes,  au moment où les Athéniens reviennent de l'expédition de Sicile dans laquelle ils avaient fondé tous leurs espoirs, dans un état aussi lamentable que le pauvre roi Xerxès.

En conclusion, on peut donc dire que la pièce peut se lire comme la recherche de la meilleure forme littéraire capable d'épuiser la complexité contemporaine, et qu'elle fonde ainsi la nécessité de la tragédie.

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