Les entrées des Rois : 562-580-592

N.B. : Lire auparavant les vers 275-292 : l’ordre naturel est donné avec l’image de ce paysan qui est la figure idéalisée du rapport avec la nature : l’homme confère à la nature un ordre qui l’accomplit en œuvre d’art. Et cet ordre est tourné vers le divin - communion eucharistique (les vendanges). Le verger étant l’image traditionnelle du royaume.

Le passage montre le rapport du tyran et de sa ville ; il est conçu sous la forme d’une antithèse opposant le bon au mauvais roi sous la forme d’un rapport familial mère/fils.

Cette comparaison se fait sur le thème des « entrées royales » : un rituel de glorification (cf. les triomphes antiques). Elles expriment symboliquement la prise de possession de la ville par un roi triomphant, la joie qu’en retirent les sujets, heureux de faire don de leur richesse au roi selon u ordre moral et cosmique incarné par le Souverain. Un tableau où règnent la joie, la vitalité l’abondance symbolisée par ce « lait » qui regorge aux pis des mères. De l’autre, quand les tyrans entrent « aujourd’hui » : le deuil, la mort, le sang ; et cette antithèse se résume dans l’allégorie de la mère-patrie : d’un côté : les meilleures nourrices, le sein fécond qui regorge de lait, les villes nourricières qui prodiguent leurs trésors ; au contraire les visages de mort, le corps mort, le sang que la ville prodigue, un sang qui est la seule « parole » qu’elle peut émettre pour désigner le responsable : le roi meurtrier.

Donc il y a un face à face Roi/ville et fils/mère dans un cas heureux, dans l’autre tragique, puisque la mère accuse le fils de l’avoir assassinée ; dans un cas, l’ouverture montre le lait , le pis « quand il est ému voit » !!et il y a comme un échange harmonieux entre le Roi , la ville et le Ciel ; dans l’autre cas l’ouverture vient d’un meurtre : la ville est incendiée (cf. Néron ) et comme Agrippine tuée par le fils, le roi passe sur son ventre, et le sang coule (ouverture du ventre, césarienne etc…) et l’échange de regards est bien différent  puisque le tyran la voit avec le regard sanguinaire de Néron (« quand Néron voyait Rome en l’éclat de ses feux »). Quant à la mère-ville celui qu’elle désigne, c’est le coupable.

Double conclusion :

  • la responsabilité des tyrans, rois matricides,
  • l’instabilité du point de vue : ici c’est le fils qui est meurtrier : incertitude sur la responsabilité ; les choses ne sont pas claires cf. le traumatisme de la naissance qui est la deuxième cause de cette dénaturation qui brouille les catégories.

Le mythe personnel : l’aegre partus

A. Tournon  (« le choix de mort ou la révolte interdite d’Agrippa d’Aubigné ») a montré comment la contradiction de la révolte imposée par le Père mais interdite par le Criton (que d’Aubigné évoque en même temps dans sa « vie à ses enfants ») se relie au « choix de mort pour la mère et pour l’enfant » qu’a dû faire le père à la naissance du fils, dans une double équation identifiant la mère à la France et le fils au combattant protestant. Cette naissance endeuillée hante le poète et a engendré les deux figures complémentaires et ambivalentes de la mère innocente d’une part et assassinée ou meurtrière entraînant son fils dans la mort, et d’autre part du fils innocent et assassiné ou alors qui tue « qui lui donne la vie » (II 110).

Les modifications de l’image de la mère tantôt tuée par le fils (Rome vers 9-12, ou ville détruite par le tyran 581-92) tantôt meurtrière (la France, terre sanguinaire, ou la mère cannibale) paraissent s’expliquer par cette naissance de d’Aubigné : une logique inconsciente relie l’image de la mère dévoratrice à l’aegre partus : si l’enfant ne peut pas naître, c’est qu’elle veut le garder en elle, donc le dévorer ; ou bien encore il y a projection sur la mère du sentiment de culpabilité de l’enfant par rapport à elle et donc la culpabilité du matricide transforme la mère en infanticide. Et le cannibalisme serait cette pulsion oedipienne, agressive et incestueuse de l’enfant (cf. Mélanie Klein Essais de psychanalyse 1989 p. 230 / 98-99)

En touchant avec l’inceste et le cannibalisme aux tabous de  toute société humaine, d’Aubigné donne avec le couple mère-enfant la tragédie la plus susceptible d’ébranler tout être humain : c’est une tragédie parce que l’individu est atteint dans son fondement même.

Mêmes avatars pour l’image du fils : la césarienne qui a libéré l’enfant explique les images de brèche, de coupure, d’incision — Cf. dans l’exorde, César, et Hannibal qui fend les montagnes, le pathétique de Rome aussi, et le geste symbolique pour empêcher la venue au monde de l’enfant, et la prairie épaisse et drue saccagée…

Dans le commencement poétique comme dans l’acte initial de rébellion se rejoue le drame de l’aegre partus : quitter par la force le corps de la mère pour répondre à l’appel du père ; au sortir de la nuit maternelle le poète pourra dans la prière (v. 35-54) implorer le Père éternel.

Au contraire dans l’épisode de la mère cannibale, c’est l’inverse : une naissance est évoquée (le placenta/ « les filets du flanc ») mais elle est mortelle pour l’enfant.
Puis, nouvelle inversion : le mauvais Roi passe comme Néron sur le ventre de la mère.

Ainsi le couteau passe des mains de la mère à celles de l’enfant (cf. le face à face qui montre à la mère que son fils lui est identique) : relations réversibles : tourniquet de l’innocence et de la culpabilité.

Conclusion 

Si dans l’ordre public tout est chaos, si les signes sont perturbés, si le visible n’a plus de sens, si tout est dénaturé, et si dans l’ordre intime l’innocence est toujours menacée de culpabilité, qu’est-ce qui garantira l’irréversibilité, et la stabilité du sens ? Seul Dieu pourra le faire, et le recours à l’Invisible est donc indispensable.

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