Les causes de la dénaturation

On peut en donner deux séries : la première est une explication collective qui montre la responsabilité du Roi dans une société dont à l’image du corps toutes les parties sont solidaires. Et la second est l’expression du drame de la naissance de l’écrivain.

L’image du Roi et de la société

Depuis l’apologue de Menenius Agrippa, on représente la société comme un corps : tout ce qui en affecte une partie touche toutes les autres. Comme le Roi représente la tête, si l’infection le touche, tout le corps social est contaminé « car la cervelle a sa condition tous les membres appelle » II, 397.

Commentaire 6 : Le géant ( vers 131 – 162)

Ce texte appartient au début de Misères : le tableau de la France est d’abord, en guise d’introduction métaphorisé et allégorisé en trois séries d’images : la mère affligée, le géant, puis le vaisseau.

Tableau donc synthétique (l’allégorie donne un sens) qui peut donner à voir de façon rapide et concrète en quoi consiste « la tragédie horrible ».

Une tentative d’explication donc qui, ici, s’en tient au niveau purement humain : explication de la guerre civile par dénaturation de l’organisme de la société.

Plan

  • Le grand géant superbe
  • Sa dégérescence
  • Description de ce qu’il est devenu

Donc un tableau constitué autour d’un avant et d’un après justifié par l’analyse des causes de la transformation.

Première partie

Une très longue phrase, sorte de période, commencée par une longue protase de deux subordonnées temporelles sur quatre vers, puis une principale prolongée par une relative elle-même prolongée, de façon assez lâche par une consécutive. D’Aubigné insiste sur la vision : c’est l’organe de la vue ici requis, qui crée le tableau allégorique : fidélité au réel  et confiance dans ce sens le plus porté à faire naître l’émotion, et même dans cette vision politique des choses, le tableau va se faire spectacle, et spectacle synoptique  débouchant sur un sens général : « Quand je vois… quand je vois… je pense encore voir… » Ces propositions établissent une équivalence entre « les honteuses pitiés, « les funèbres moitiés d’un corps dévasté » (donc la tragédie horrible « d’un meurtrier de soi-même et un monstrueux géant dont il va raconter l’histoire selon un avant et un après : une allégorie qui se fait toujours dans l’indignation et la souffrance du narrateur (cf. tous les adjectifs dysphoriques : honteuses, funèbres, horrible… qui permettent à la subjectivité et à l’émotion de se manifester chez le narrateur. Quant au terme de « tragédie », il renvoie à la page précédente (Melpomène, tragédie réelle, etc.). Et les cod rappellent la division en deux camps (moitiés, meurtrier de soi-même) en montrant le paradoxe d’un peuple vaincu par personne d’autre sinon lui-même : thème connu : Ronsard Discours sur les misères, vers 134 sq et Du Bellay parlant des guerres civiles de Rome dans les Antiquités (et Lucain avec l’antithèse : invincible aux autres, mais nn à soi-même). Les enjambements traduisent la véhémence indignée.

Description du géant : le « géant » c’est une image anthropomorphique d’abord puis un corps gigantesque : depuis l’apologue de M. Agrippa, on représente la société comme un corps dont toutes les parties sont solidaires et donc ce qui affecte une partie affecte les autres. Car le Roi est le chef (la tête) et le peuple des trois ordres sont les membres et tous ensemble font le corps politique et mystique dont la liaison et union est inséparable et ne peut une partie souffrir mal que le reste ne s’en sente et n’en souffre douleur » Discours des états de la France de Guy Coquille.

Mais le monstrueux géant est un corps « hypertrophié », et très souvent le géant est une image de l’hybris (cf. les géants à l’assaut de l’Olympe et dans la Bible, tout ce qui est établi sans sagesse contre Dieu, le droit la justice). Les trois vers suivants montrent précisément cette trop grande confiance en soi, signe de la démesure : « Qui va de braves mots les hauts cieux outrageant » : trois mots qui signifient la superbe : braves = hautains, fiers ; « hauts cieux » : on n’a pas à outrager ce qui est haut, et « outrager » c’est donc un sacrilège. La forme progressive allonge le processus, et la triple occurrence du « a » montre bien la bravade du géant. Même chose dans le vers d’après avec la mise en relief de « superbe » en tête de vers (et sa coupe lyrique) et la reprise de « brave » : la première explication c’est donc que, ne trouvant pas d’adversaire à sa portée, il dirige son énergie contre lui-même (cf. Ronsard et Du Bellay).

Deuxième partie

Les trois premiers vers montrent précisément comment le manque d’adversaire extérieur va susciter la guerre intestine cf. l’adversatif « mais », avec l’opposition « rien au dehors » et « son corps est combattu ». Le corps, le bras nerveux (musclé) illustrent l’allégorie. La principale cause de cette auto-destruction – « à soi-même contraire » étant l’orgueil  à vouloir faire montre de sa valeur : À la base, il y a ce péché d’orgueil (cf. l’humanisme et sa prétention à faire son salut ici-bas). Les deux points vont expliquer cette auto-destruction car les trois vers qui suivent assimilent le chaos politique et la mauvaise répartition des richesses à une « discrasie » (= mauvais mélange) :

La médecine de la Renaissance conçoit toujours comme Galien le mécanisme de la digestion et de l’élaboration du sang : les aliments absorbés subissent une première cuisson dans l’estomac et le « chyle » (après rejet des éléments superflus) qui parvient aux intestins et d’autres veines au foie est cuit une deuxième fois pour être transformé en sang. Ce sang contient les quatre humeurs qui correspondent aux quatre éléments ; le sang proprement dit, chaud et humide correspond à l’air, le flegme froid et humide, à l’eau, la « cholère » chaude et sèche au feu, et l’humeur mélancolique froide et sèche à la terre. L’harmonie des quatre humeurs est la crase (krasis, le mélange). Mais un défaut de chaleur dans le foie va produire une accumulation d’eau d’air ou de flegme dans le ventre, et c’est l’hydropisie, qui obture tous les conduits et donne une soif inextinguible. Ce qu’on appelle donc « discrasie » c’est la rupture de l’équilibre des humeurs : celles qui sont dominantes étouffent le sang pur, et le foie ne peut plus transformer en sang un chyle corrompu.

Quand d’Aubigné dit « le sang pur a le moins » soit il veut dire que le géant a très peu de sang pur (et le sang est cod) c’est un malade, soit le sang pur (la partie la meilleure du royaume) est frustrée au bénéfice des humeurs malignes (flegme, colère…) (et le sang a fonction de sujet) et ces humeurs maligne sont en même temps un sens moral : paresse, insensibilité… Aussi d’Aubigné dit-il : « le flegme et la colère rendent le sang non sang » un oxymore bien dans la ligne des oxymores déjà vus (la mère non-mère) le sang n’est plus ce bel équilibre des quatre humeurs, mais le chaos, la confusion, le dysfonctionnement.

(il faut rectifier deux points après les deux « rois » du vers 144 : description systématique et un diagnostic — cf. les groupes de six syllabes : « le peuple abat ses lois » – lois du royaume – peuple = nation plutôt) et le verbe d’après explique en quoi cela consiste : cf. l’équivalence des deux hémistiches dans une forme très ramassée à l’allure de maxime : « tous nobles et tous Rois, sans nobles et sans Rois ». Si chacun veut devenir chef, plus personne ne l’est (cf. le début de La Boétie) et être sans chef, c’est être dans le chaos : « la masse dégénère en la mélancolie : la masse (de sang) devient bile noire (une lie qui se dépose au fond du sang en cours d’élaboration dans le foie). Donc l’absence des élites naturelles crée une discrasie.

Les quatre vers suivants décrivent concrètement la maladie « vieillesse, infection, discrasie, hydropisie » (cf. « fait l’eau » = ne fabrique plus que de l’eau dans le ventre) et la consécutive oppose la splendeur passée à la décrépitude actuelle.

La rime géant/outrageant reprend celle des vers 135-36 avec une même forme progressive et même des mots semblables (nerveux = nerfs). Mais ici il s’agit de l’évocation d’un passé où toutes les forces de la nation se coalisaient contre le voisin. Au contraire maintenant ce géant « aussi faible que grand n’enfle plus que son ventre » (étudier les sonorités) seul le ventre est enflé, l’endroit du vent, de la superbe, de la vanité… (le ventre, dans la représentation du corps de la nation, ce sont les financiers, la Robe) : ces financiers qui accaparent la richesse…
Les deux vers qui suivent sont une apposition au dernier mot (Ce ventre dans lequel…) avec la description, précisément du mauvais travail du ventre (où s’élabore le sang) « Tout se tire et tout entre », c’est la pièce maîtresse qui reçoit le chyle et l’envoie vers le foie une fois transformé : le ventre est donc une pièce centrale dans la mesure où il dispense à tout l’organisme ce qu’il lui faut pour vivre. Et s’il est « ce faux dispensateur des communs excréments » c’est qu’il réserve pour lui seul (aussi est-il « faux », il n’obéit plus aux lois normales) la nourriture commune (= égale pour tous) à l’ensemble de l’organisme (excréments = résultats ex-crément élaboré à partir des quatre humeurs).

Donc opposition entre le ventre et les « bords » à qui il n’envoie plus « les justes (cf. « faux » plus haut) aliments » : accaparement de toute la richesse ; la conséquence s’en ressent dans toutes les autres parties du corps : les jambes et les bras (le peuple et la noblesse) les os sont sans moelle, la cervelle (le Roi) : il ne lui parvient plus qu’un « chime venimeux » (première étape de la transformation du sang) et encore une fois, de même que le lait liquide nourricier se transformait en sang, ici  la nourriture devient un poison (cf. la malédiction « vivez de venin… ») un poison qui nourrit mal le cerveau qui se transforme en champignon pourri (= vénéneux) : pourriture du royaume et de la royauté surtout. (cf. la rime nourri / pourri)

Troisième partie

Portrait externe avec une première antithèse le grand géant devient une horrible bête (métamorphose et dénaturation), puis deuxième antithèse : le vaste corps n’a plus qu’une petite tête (la royauté est affaiblie) puis vent le tour de la noblesse : « deux bras faibles pendants, déjà secs, déjà morts » (tout à l’heure, les bras étaient « nerveux ») et la sècheresse est le signe que l’eau est concentrée dans le ventre. Ainsi ils n’assument plus la fonction pour laquelle ils étaient faits : ils sont impuissants à nourrir et défendre le corps.
Enfin les jambes (le peuple) : description physique très réaliste d’un corps atrophié, les bras pendants sont suivis par les jambes grêles qui ne peuvent plus porter le poids du corps et donc les béquilles (une bourde) sont nécessaires des deux côtés (et à gauche et à droit).

Donc d’Aubigné donne ici une explication économique du mal : c’est la mauvaise répartition des richesses accaparées par le ventre – les financiers – qui est responsable des calamités. Mais comme tout est dépendant, il s’ensuit un bouleversement organique et la nourriture devient du poison (cf. La mère qui cherche à nourrir l’enfant), et le sang troublé est aussi le trouble du sens : du physique on passe au moral.

Ainsi peu à peu la dénaturation s’étend à tout le corps social à cause de l’interdépendance générale.

Conclusion

Cette deuxième allégorie attribue une autre cause à la dénaturation : ce n’est plus le combat des jumeaux (cause de la malédiction de la mère et de la transformation de lait en sang) mais la mauvaise répartition des richesses qui crée le chaos, le sang devenant poison, et qui prive de ses forces l’ensemble du corps social.

Tableau moins vigoureux et moins pathétique  que le tableau précédent mais qui essaie de visualiser un processus social, tout en montrant une incertitude sur la responsabilité des guerres civiles (de même que la rébellion de Jacob était une sorte de matricide et le Réformé était  aussi coupable que le catholique) ; ici  c’est une analyse qui montre dans l’économie l’origine de la discorde : point de vue purement humain : tous sont embarqués et la désagrégation du corps social abouti au chaos à l’absence de sens (tous nobles, aucuns  nobles). La fin du livre I montrera que ce point de vue ne suffit pas : si le chaos règne, la vérité (de l’un des camps) ne peut apparaître sauf si elle vient d’en haut ; c’est à l’honneur de d’Aubigné d’avoir vu ici comment l’ensemble du corps social est contaminé. Et il parle poins en partisan qu’en témoin souffrant : un esprit d’équité au-delà des différentes confessions religieuses. Mais les figures de l’horreur vont montrer qu’une explication rationnelle historique n’est plus possible car précisément elle se fonde sur un sens qui n’existe plus.

Cette continuité physiologique explique l’extension de la dénaturation des tyrans aux simples paysans et de même que toutes les parties sont liées de même le physique et le moral le sont. C’est ce qui explique que la révolte ne va pas de soi car il existe un ordre naturel et la rébellion, même légitime, est représentée comme un acte matricide de même que Jacob, qui a pourtant le droit pour lui, participe à la mort de sa mère, de même (vers 378-79) la guerre civile ne laisse aucun espoir.

Les paysages idylliques qui existent dans Misères figurent alors la nostalgie d’une société humaine en accord avec l’ordre de la nature, qui est aussi celui de Dieu (et on comprend la nécessaire imbrication du politique dans le religieux : le désordre de la société renvoie à la colère de Dieu, cause première car les tyrans (Catherine et le cardinal de Lorraine) sont les fléaux envoyés par Dieu pour punir l’idolâtrie (cf. vers 683-698).

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