Les Amazones d'Alexandre

Hérodote évoque l’étymologie de ce terme (IV, 110). Pour les Scythes, les Amazones (Amazônès) sont des Oiorpata, ce qui, d’après Hérodote, signifierait, en grec, des tueuses d’hommes, car, chez les Scythes oior voudrait dire « homme » et pata « tuer ». L’étymologie ou plutôt les étymologies du mot – on en a relevé plus d’une dizaine –, sont particulièrement complexes. Elles sont souvent liées à des variantes ou à des interprétations différentes du mythe. Pour certains, par exemple, l’alpha initial est ou privatif ou augmentatif ou encore unitaire. Quant à la seconde partie du mot, mazos ou maza, il pourrait signifier le « sein » ou encore le « pain ». Il est également possible de diviser le mot en ama et zônè la « ceinture » ou zôn le « vivant ». Les différentes étymologies indiquent ainsi plusieurs significations possibles : les femmes au sein coupé, au sein voilé, à la belle poitrine, les dévoreuses de chair, les guerrières à la ceinture d’Arès, les vierges à la ceinture d’Artémis, les tueuses qui vivent sans hommes… L’hypothèse de Lagercrantz – elle est cependant rejetée par Chantraine –, suggère même que le terme pourrait venir d’un nom de tribu iranienne ha-mazan, les « guerriers ».

Ces guerrières libres apparaissent dans l’Iliade. Elles sont les alliées des Troyens dans les différents cycles des poèmes épiques. Dans la Suite d'Homère de Quintus de Smyrne (I, 662), Achille tue leur reine, Penthésilée. Il lui ôte son casque et sa cuirasse. La beauté de la reine apparaît. Tombée dans la poussière et dans le sang, elle laisse voir, sous les sourcils qui inspirent l'amour, l'éblouissante beauté de son visage, bien qu'elle soit morte. Les Argiens, quand ils l’aperçoivent, sont saisis d’effroi, émerveillés… Héraclès lui aussi les affronte. Il fait une expédition contre les Amazones et rapporte en Grèce les « glorieuses dépouilles de la fille barbare », la ceinture de leur reine Hippolyté (un emblème, une parure, ou bien une pièce d’un armement défensif ?). Les Athéniens, avec Thésée, les combattent et en sont victorieux…

Elles sont situées habituellement aux confins du monde connu, au nord-est de l’Asie, des espaces traversés par des peuples nomades. Les steppes sont un univers mobile. Les écrits d’Hérodote, qui connaît sans doute les rives de la mer Noire et qui se serait rendu à Olbia, la cité grecque située à l’embouchure du Dniepr et du Boug, mais qui ne s’est pas aventuré dans la steppe, sont contradictoires. Les Amazones, selon l’historien, seraient venues d’Asie mineure, par mer, pour atteindre les rivages de la mer Noire et de la mer d’Azov – le territoire des Scythes. Or, plus loin, il dit que pour ces mêmes Scythes, ces guerrières sont aux confins de la steppe dans les vastes étendues traversées par les Sauromates. Pour Ammien Marcellin et Plutarque, les Amazones ne sont pas dans les territoires s’étendant entre la Volga et l’Oural, mais bien dans le Bosphore cimmérien, c’est-à-dire dans la région du Don et des côtes de la mer d’Azov. Elles auraient ainsi vécu sur les bords du fleuve Tanaïs (le Don), puis du fleuve Thermodon, dans les plaines de Thémiscyra et les montagnes qui les dominent, non loin des côtes du Pont-Euxin. Ces régions sont nommées comme ayant appartenu aux Amazones qui en auraient été chassée (Strabon, XI, 5, 4). Pour le géographe, on ne sait où elles sont aujourd’hui. Peu d’auteurs le révèlent et ils sont sans preuves fiables.

Leur première reine, connue comme la fondatrice d’Éphèse, s’appelle Samorna-Smyrna. Elles sont conquérantes, annexant des territoires ou soumettant des peuples. Elles s’adonnent à la chasse et à la guerre. Ce sont des cavalières. Pour perpétuer l’espèce, elles s’unissent momentanément aux guerriers d’une tribu voisine. D’après Apollodore, elles n’élèvent que leurs filles et leur compriment le sein droit pour mieux tirer à l’arc…

Alexandre aurait rencontré aussi leur souveraine. Thalestria règne sur le pays qui s’étend entre le Phase et le Thermodon. Quinte-Curce (VI, 5, 25 ; 5, 29), suivant le Pseudo-Callisthène, raconte que la reine, impressionnée par Alexandre qui s’approche dangereusement de son territoire, a l’idée d’obtenir de lui un enfant. Arrien les évoque également : elles sont équipées comme des cavaliers, elles ont des haches et le petit bouclier en demi-lune au lieu des lances et du bouclier habituels. Lorsqu’elles combattent, leur sein droit, plus petit, est dénudé. Alexandre les rencontre à deux reprises. Durant l’hiver 329-328, les Chorasmiens demandent au prince macédonien son aide pour soumettre leurs voisins de l’Ouest, les Colques et les Amazones (Arrien, IV, 15, 3-4). Plus tard, en 324, 100 de ces dernières lui sont offertes par le Satrape de Médie, Atropatès (Arrien,VII, 13). Alexandre, ne cédant pas à la séduction, les renvoie, et leur demande d’annoncer à leur reine qu’il viendrait et lui ferait un enfant. Arrien doute de la réalité de ce récit, à l’origine de la légende des amours du Macédonien avec la reine des Amazones que Diodore reprend (XVII, 77, 1-3). Si Atropatès a vraiment offert des guerrières combattant à cheval, il s’agirait, selon Arrien, de femmes barbares, habiles cavalières, ayant revêtu la tenue que la légende prête aux Amazones. Selon Justin (II, 4), Thalestria – ou Minithye –, leur reine, partage treize jours la couche d’Alexandre, pour en avoir un enfant. Elle rentre ensuite dans son royaume, où elle meurt peu de temps après. Le nom des Amazones s'éteint avec elle. Plutarque (Vie d’Alexandre, 46), qui s’est livré à une étude approfondie, se fondant sur une lettre d’Alexandre – il possède un recueil de la correspondance d’Alexandre dans lequel il a, apparemment, grande confiance –, donne les noms de certains des auteurs qui ont raconté cet épisode, à savoir Clitarque, Polycleitos, Onésicrite, Antigénès et Istros, et indique ensuite, se fondant sur les Éphémérides, ceux pour qui tout cela est pure invention. Parmi ces derniers : Aristobule, Charès de Mytilène, le Chambellan, Ptolémée, Anticleidès, Philon de Thèbes, Philippe de Théangéla, Hécatée d’Érétrie, Philippe de Chalcis et Douris de Samos. Alexandre semble témoigner en faveur de cette dernière interprétation. En effet, selon Plutarque (Vie d’Alexandre, 46, 3), dans une lettre adressée à Antipatros dans laquelle il fait le récit des événements, il raconte que le roi des Scythes (Arrien, IV, 15, 1-3) lui a offert sa fille en mariage. Il n’est pas question de l’Amazone. Pour Strabon, il n’y a pas unanimité sur la rencontre entre Thalestria et Alexandre. Au contraire, les auteurs qui se soucient le plus de la vérité, les plus fiables, ne mentionnent pas cet événement et ceux qui en ont parlé ne disent pas les mêmes choses. Ainsi Clitarque prétend que la souveraine est partie des Portes Caspiennes et du Thermodon pour rejoindre Alexandre. Or la distance parcourue, remarque Strabon, est supérieure à 6 000 stades, c’est-à-dire plus de 1 110 kilomètres. Dans Le Roman d’Alexandre, le Macédonien est devenu le maître des Amazones qui vivent pourtant aux limites du monde habité…

Strabon, Justin, Trogue Pompée, Salluste pensent que les mythes des Amazones cachent des réalités historiques : des guerres contre des peuples venus du Nord, des cavaliers dont les femmes combattent à leurs côtés. Ce n’est pas d’ailleurs uniquement le cas des Cimmériens, mais aussi des Sarmates (Hérodote, IV, 110), des Scythes qui possèdent parmi leurs équipements de combat les fameuses ceintures blindées de fer, armes défensives très particulières en usage également chez les Cimmériens. Dans l’Odyssée, les Cimmériens habitent aux confins du monde, près de l’Océan. Leur pays est enveloppé de brumes et plongé dans une obscurité perpétuelle. Ulysse y rencontre les ombres des morts. Chez Hérodote, il s’agit d’un peuple chassé par les Scythes des bords de la mer Noire – ou de l’Asie mineure. Au début du VIIe siècle, ils traversent la Phrygie, attaquent la Lydie et s’emparent de Sardes. Atteints par la peste, ils se retirent vers l’Est. En tout cas, cette rencontre d’Alexandre avec les Amazones a peut-être été inventée – peut-être par Onésicrite que Strabon traite comme un « archi-menteur » –, pour assimiler Alexandre aux héros qui ont affronté ou rencontré les Amazones, comme Priam, Bellérophon, Jason, Persée, ou Thésée, et en particulier, bien sûr, Héraclès et Achille. Plus tard, Théophane de Mytilène fera de même à propos de la campagne de Pompée, dans le Caucase…

Aujourd’hui, depuis les années 1970, des découvertes archéologiques importantes ont été faites. Dans les steppes entre la Volga et l’Oural, des sépultures féminines avec des armes et des harnachements de chevaux. Depuis les années 1990, les pays des Scythes ont été explorés systématiquement. Plus de 112 sépultures féminines contenant des armes ont été trouvées au cœur de ce domaine scythe. Ainsi, dans le sud de l’Ukraine, près de la ville d’Akkerman, la tombe d’une guerrière a révélé non seulement de nombreuses offrandes – bracelets en bronze et en argent, miroir et collier en perles de verre –, mais la fameuse hache que le mythe attribue aux Amazones, un carquois avec 20 pointes de flèche en bronze, deux pointes de lance en fer et des restes de cuirasse. L’analyse du squelette a même montré la présence d’une pointe de flèche dans la jointure du genou. Ces découvertes, pour Véronique Schiltz, sont bien la preuve que le mythe est fondé sur des faits réels. Chez les peuples nomades, régnait une grande égalité entre les deux sexes. Les femmes peuvent donc remplacer les hommes partis pour la chasse et la guerre, monter à cheval ou combattre pour se défendre. Certaines ont même parvenir au pouvoir. En 2000, l’expédition archéologique Potudan a mis au jour cinq tombes de femmes guerrières, encore plus à l’Est, au-delà du territoire des Sauromates, sur les rives du Don. Il s’agit du territoire où les Grecs situaient les Scythes d’Europe. Les kourganes en question se trouvent non loin de Voronej. Dans la sépulture la plus importante qui a été partiellement pillée, près du corps d’une jeune fille âgée d’environ 25 ans : des pointes de flèche en fer et en bronze, un miroir, deux boucles d’oreilles et des perles en or. Ce sont les découvertes les plus septentrionales jamais faites. Pour Valeri Guliaev, de l’Institut d’archéologie de Moscou, le cours moyen du Don est bien le « fleuve des Amazones ».

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