Le théâtre déstabilisé. Diderot et la critique de Rousseau

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Pierre Frantz, « Le théâtre déstabilisé. Diderot et la critique de Rousseau », Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie, 48 | 2013, 37-46.

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Pierre Frantz, « Le théâtre déstabilisé. Diderot et la critique de Rousseau », Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie [En ligne], 48 | 2013, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 15 avril 2020. URL : http://journals.openedition.org/rde/5026 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rde.5026

Lorsque, en 1856, Champfleury, enchanté de la découverte de Est-il bon ? Est-il méchant ?, prit fait et cause pour Diderot et invita la Comédie-Française à représenter la pièce, il se félicita que le philosophe eût renoncé à la tonalité moralisante de son théâtre, celle du Père de famille et celle du Fils naturel :

Dès les premières scènes de la comédie de Diderot, ajoute le critique - je reconnus que le philosophe s’était enfin trouvé ; il avait ôté son habit marron d’homme vertueux, il avait essuyé ses larmes de père de famille, il s’était regardé dans un miroir et il avait souri ; toutes les passions qui s’agitent en lui, il les avait recueillies et couchées sur le papier ; tous les mobiles qui le dirigeaient dans la vie étaient accusés vivement et finement. La comédie était enfin trouvée1.

« Hardouin, c’est Diderot lui-même », ajoute Champfleury. Dans un vaste mouvement d’autodérision, Diderot se serait trouvé soi- même : il aurait ainsi tombé le masque et trouvé à la fois une vérité morale, la sienne, et une vérité esthétique, celle de la comédie. Le dernier Diderot serait donc le vrai. Pour Champfleury, les drames de 1757 et 1758 constituent un échec manifeste, tant du point de vue philosophique que du point de vue du théâtre.

Son œuvre passionnée est aussi vivante aujourd’hui qu’il y a un siècle ; ce qui m’étonnait le plus était que son théâtre bourgeois et vertueux ne répondît pas absolument aux principes qu’il émettait. Le Fils naturelLe Père de famille, avec des qualités particulières, sont empreints d’une espèce de système qui nous a valu trop de drames à sentiment de la France et de l’Allemagne, pièces larmoyantes dont Mercier et Kotzebue sont les plus sérieux représentants.(Ibid.)

Le célèbre publiciste s’étonne de ce qu’il ressent comme une première conversion de l’auteur des Bijoux indiscrets et de la Lettre sur les aveugles à une morale bien peu en accord avec son être profond. Sans doute le théâtre, parce qu’il devait se plier à des compromis bien plus rigoureux que le roman ou les publications philosophiques, poussait-il à la morale la plus pharisienne, mais la découverte de Est-il bon ? Est-il méchant ? révèlerait donc un Diderot enfin fidèle à lui- même. Une seconde conversion aurait remis le théâtre de Diderot dans la voie profonde que suivait le philosophe. Elle réduit le drame à une sorte d’écart éphémère, d’erreur littéraire.

Sans entrer plus avant dans une discussion sur la qualité intrinsèque des drames et sur leur signification dans l’œuvre, on pourrait remettre en cause ce jugement lui-même. On soulignerait alors que les deux voies, celle du moralisme et celle d’une forme de critique philosophique et libertine, se déroulent parallèlement ; que l’observation précise de la chronologie des œuvres du philosophe impose des rapprochements surprenants ; que La Religieuse et les débuts de l’écriture du Neveu de Rameau précèdent les textes sur Greuze et que l’analyse de ces derniers n’ouvre pas seulement sur le moralisme. Il suffit de relire l’analyse célèbre de La jeune fille qui pleure son oiseau mort pour s’en convaincre. Reste que la confrontation de la dernière comédie de Diderot et des deux drames fait apparaître deux tonalités « morales » bien différentes. D’un côté une morale affirmative, sensible, incarnée dans le tableau d’une famille reconstituée autour de l’image du père, de l’autre une question ironique, que personne ne tranche, incarnée dans une image familiale comique et métaphorique, celle d’une ronde d’enfants sans pères, autour d’une femme silencieuse qui n’est pas leur mère. Et ces deux « morales » sont liées étroitement à deux esthétiques dramatiques distinctes.

Si Diderot a enfin trouvé la comédie, comme l’écrit Champfleury, c’est qu’il aurait lui-même changé de posture. Enlevant son habit marron, essuyant ses larmes il se regarde dans miroir, prend une distance par rapport à sa propre sensibilité : Diderot passe d’une esthétique de l’enthousiasme et de la sincérité à une autre esthétique, marquée par l’humour, l’autodérision, la distance. Cette attitude n’est pourtant pas neuve chez l’auteur : des Bijoux indiscrets à La Religieuse, elle est présente de façon récurrente. Saluons au passage le beau texte, si juste, de Robert Mauzi, « Humour et colère dans La Religieuse » ; mais il ne s’agissait pas de théâtre et c’est Est-il bon ? Est-il méchant ? qui réinscrit dans l’écriture théâtrale cette posture distanciée, de même que le Salon de 1767, les Observations sur Garrick et le Paradoxe lui donnent un fondement dans la théorie esthétique du philosophe. À s’en tenir à la question du théâtre, les dissonances entre les textes de 1757-1758 et les textes tardifs que sont les Observations sur Garrick, le Paradoxe sur le comédien et Est-il bon ? Est-il méchant ? ne peuvent que confirmer la justesse de la remarque. Si le drame est né, dans une certaine mesure, au sein de la comédie, Diderot opère donc un retour, non seulement vers le comique mais vers le rire. Ce change- ment de paramètre moral et esthétique peut être rapporté, sans aucun doute à l’évolution générale de Diderot vers l’approfondissement de sa philosophie morale, dont témoignent ses contes, le Supplément au voyage de Bougainville, l’Entretien d’un père avec ses enfants, le triptyque du Rêve de d’Alembert, ou l’Essai sur les Règnes de Claude et de Néron. Mais la manière dont cette évolution rencontre la question du théâtre mérite réflexion.

Dans les Entretiens sur le Fils naturel et dans le Discours sur la poésie dramatique, Diderot propose sa « réforme » selon trois axes qui organisent les rapports qui devraient à ses yeux être ceux du théâtre et de la morale et qu’on me permettra de résumer ici.

Le premier est celui d’une moralité du théâtre lui-même, en tant que cérémonie. Le théâtre doit avoir une fonction civique, selon un transfert de sacralité. Il réalise dans la cité les cérémonies morales et politiques qui conviennent à un peuple qui n’a plus d’autre religion que celle de l’homme et citoyen :

« Tous les peuples ont leurs sabbats et nous aurons aussi les nôtres. Dans ces jours solennels, on représentera une belle tragédie, qui apprenne aux hommes à redouter des passions ; une bonne comédie qui les instruise de leurs devoirs et qui leur en inspire le goût »2

Mais il doit aussi prendre l’aspect d’une cérémonie privée, comme on en voit une dans Le Fils naturel où le théâtre sert de rite à la commémoration qui unit la famille. Le second axe est celui de la nature de l’action théâtrale, essentielle à la définition du genre. Ni tragique, ni comique, l’action « sérieuse », à hauteur d’homme, est menée par des personnages de condition privée. Le drame, situé à la place de l’objet « moyen » entre deux extrêmes, entre excès et défaut, peut viser la position d’excellence de l’éthique aristotélicienne. On montrera par exemple l’enchaînement des sacrifices de la vertu (Le Fils naturel). Ou bien on débattra sur la scène de question de politique ou de morale. Un théâtre de conversation philosophique est envisagé dans le Discours sur la poésie dramatique :

Quelquefois j’ai pensé qu’on discuterait au théâtre les points de morale les plus importants, et cela sans nuire à la marche violente et rapide de l’action dramatique3.

Le Père de famille élabore douloureusement la relation morale du père au fils : entre l’excès de rigueur, l’ordre injuste, symbolisé par le commandeur, et le désordre moral du fils, la posture moyenne du père de famille, sublimée par ses souffrances est à ce point d’excellence et d’équilibre que recommande l’Éthique à Nicomaque. Le troisième axe est celui de l’effet du théâtre, c’est à dire de son action morale sur le spectateur. Celle-ci n’est pas séparable, dans l’esprit de Diderot, de l’effet esthétique lui-même. On connaît cet échange de répliques, si candidement provocateur à l’encontre de l’opinion commune sur le théâtre :

Dorval  
Pour juger sainement, expliquons-nous. Quel est l’objet d’une composition dramatique ?

Moi 
C’est, je crois, d’inspirer aux hommes l’amour de la vertu, l’horreur du vice.4

Jacques Chouillet a raison d’affirmer que cette idée est centrale dans le projet théâtral conçu par Diderot au moment même où son projet encyclopédique semble triompher5. Cette opinion qui va bien au delà d’une simple « moralisation du théâtre », est largement partagée par les philosophes et hommes de lettres6. Il s’agit non plus seulement de la morale représentée sur la scène mais de l’effet du théâtre sur la sensibilité morale du spectateur. C’est ce qu’on pourrait entendre sous le nom du pathétique. C’est encore ce que l’on appelle plus généralement et d’un terme plus juste chez Diderot l’intérêt. Le corps du spectateur, ou du lecteur, est impliqué tout entier, à la manière d’un instrument de musique, et fait entendre un chant qui répond à la sollicitation morale du poète :

Je le répète donc : l’honnête, l’honnête. Il nous touche d’une manière plus intime et plus douce que ce qui excite notre mépris et nos ris. Poète, êtes-vous sensible et délicat ? Pincez cette corde ; et vous l’entendrez résonner ou frémir dans toutes les âmes. (Ibid., p. 195)

On notera au passage la métaphore de l’instrument de musique, qu’on retrouvera plus tard dans le Rêve de d’Alembert et qui dénote la continuité et la cohérence de la pensée de Diderot. Esthétique et morale se rejoignent dans une expérience unique de la conscience et du corps. Il s’agit de produire un effet d’attendrissement empathique, qui comprend, recouvre et déborde la pitié que suscite le spectacle de la tragédie. Ce sentiment, de nature morale (et physiologique), entraîne avec lui tous les autres effets du drame tel que le conçoit Diderot. Lessing, poussant plus avant encore cette théorie, subsume dans la pitié la terreur elle-même et la catharsis aristotélicienne. La pitié et le pathétique deviennent des manifestations de la nature morale du sujet. D’où une nouvelle conception du comique : Diderot, Mercier ou Lessing préfèrent l’empathie souriante à la distance, à l’orgueil et à la perception du ridicule qui caractérisaient la comédie classique française.

L’homme est né timide et compatissant - écrit Marmontel -. Comme il se voit dans ses semblables, il craint pour eux et pour lui-même les périls dont ils sont menacés, il s’attendrit sur leurs peines, il s’afflige de leurs malheurs, et moins ces malheurs sont mérités, plus ils l’intéressent ; la crainte et même la pitié qu’il en ressent lui sont chères ; car au plaisir physique d’être ému, au plaisir moral et tacitement réfléchi d’éprouver qu’il est juste, sensible et bon, se joint celui de se comparer au malheureux dont le sort le touche7.

L’humanité elle-même se manifeste lorsque le spectateur éprouve de la pitié. C’est pourquoi le théâtre rend l’homme meilleur.

Or un événement capital intervient dont on n’a pas sans doute encore mesuré toutes les conséquences sur Diderot, la publication de la Lettre à d’Alembert. Ce n’est pas un hasard si la rupture entre les deux philosophes intervient et se formule autour d’enjeux liés au théâtre car la critique de Rousseau est radicale et elle atteint le projet de Diderot dans son cœur même. Le Citoyen écrase cette moralisation de l’émotion du spectateur sous une argumentation quasi imparable. Le drame ou le genre sérieux n’offre à ses yeux aucune alternative à l’impuissance morale de la tragédie ou à l’immoralité de la comédie.

Nos auteurs modernes, guidés par de meilleures intentions, font des pièces plus épurées ; mais aussi qu’arrive-t-il ? Qu’elles n’ont plus de vrai comique et ne produisent aucun effet. Elles instruisent beaucoup si l’on veut ; mais elles ennuient encore davantage. Autant vaudrait aller au sermon8.

La morale tue la comédie, et, avec elle, le drame. Le théâtre est, au fond, pris lui aussi dans le dilemme qui, comme l’a montré jadis Georges May, refermait ses tenailles sur les auteurs de romans. Plus grave encore, la pitié devant le spectacle de la tragédie n’est pas morale, ou plutôt, son effet n’est que superficiel et passager. Elle n’est donc qu’un alibi à l’immoralité générale. Le coup est rude et on peut penser - c’est en tout cas mon hypothèse - que, si Diderot cesse d’écrire pour le théâtre public au début des années 1760 c’est moins du fait de l’échec public - tout relatif - de ses drames que du fait de cette remise en cause essentielle. Du reste, sa réflexion sur le théâtre se poursuit en dépit de l’« échec » de 1757-1758, tout au long de la décennie 1760- 1770 comme l’attestent de nombreux textes qui n’ont pas été publiés du vivant de l’auteur. Sans doute - c’est ce qu’il affirme dans le Paradoxe - n’a-t-il pas eu au théâtre tout le succès qu’il espérait : l’examen précis de l’accueil du Père de famille nous invite à relativiser cette idée. Du reste, le second interlocuteur du Paradoxe vient rappeler au premier le succès actuel du Père de famille. Sans doute Diderot fait-il silence sur les attaques violentes dont il a été l’objet, non seulement de la part des Palissot ou Fréron, qui l’ont sans doute inquiété mais aussi sur l’attaque de Rousseau, bien plus grave, bien plus intime. Il fait silence sur Rousseau dans le Paradoxe comme il avait tu Goldoni et bien d’autres. « Vous savez, Monsieur, ce que c’est qu’un homme blessé dans la partie la plus délicate »9, aurait-il avoué à Goldoni lorsqu’enfin ils se rencontrèrent. Ce silence ne prouve donc rien. Les marques du choc éprouvé à la suite de la Lettre à d’Alembert sont en revanche lisibles. On lit ainsi, dans le Salon de 1767, les lignes suivantes :

Nous allons au théâtre chercher de nous-mêmes une estime que nous ne méritons pas, prendre bonne opinion de nous, partager l’orgueil de grandes actions que nous ne ferons jamais, ombres vaines des fameux personnages qu’on nous montre. Là, prompts à embrasser, à serrer contre notre sein la vertu menacée, nous sommes bien sûrs de triompher avec elle ou de la lâcher quand il en sera temps. Nous la suivons jusqu’au pied de l’échafaud, mais pas plus loin10.

Certes, on peut y lire l’écho de Du Bos et de Burke mais l’inspiration générale n’est pas moins rousseauiste. L’effet moral du théâtre, Diderot en rabat de moitié, décalant la perspective de l’éthique vers l’esthétique. Après avoir lui-même évoqué Du Bos, Rousseau avait écrit en effet :

En donnant des pleurs à ces fictions, nous avons satisfaits à tous les droits de l’humanité, sans avoir plus rien à mettre du nôtre ; au lieu que les infortunés en personne exigeraient de nous des soins, des soulagements, des consolations, des travaux, qui pourraient nous associer à leur peine, qui coûteraient du moins à notre indolence, et dont nous sommes bien aises d’être exemptés11.

Rousseau évoque la sensibilité éphémère du tyran au spectacle de la tragédie :

mais quelle est cette pitié ? une émotion passagère et vaine, qui ne dure pas plus que l’illusion qui l’a produite ; un reste de sentiment naturel étouffé bientôt par les passions ; une pitié stérile qui se repaît de quelques larmes, et n’a jamais produit le moindre acte d’humanité. Ainsi pleurait le sanguinaire Sylla au récit des mots qu’il n’avait pas fait lui-même (ibid.).

Le spectateur sort « content de lui-même », écrit-il.

Ne s’est-il pas acquitté de tout ce qu’il doit à la vertu par l’hommage qu’il vient de lui rendre ? Que voudrait-on qu’il fît de plus ? Qu’il la pratiquât lui-même ? Il n’a point de rôle à jouer, il n’est pas comédien. (p. 24)

Pour Rousseau, la pitié éprouvée au théâtre n’est qu’un alibi. Elle ne réinstaure qu’en apparence le sentiment naturel dans ses droits. Pis encore, elle leurre la conscience morale, la contentant d’un ersatz. Désillusionné, Diderot en revient dans le Paradoxe sur le comédien à un constat a minima : si la société avait été trop corrompue pour accepter le drame, comme le suggère « le second », comme n’eût pas manqué de la souligner le pessimisme de Rousseau, elle ne ferait pas au Père de famille l’accueil qu’elle lui fait désormais. Mais on rejoint Rousseau avec ce constat que le spectateur ne fait qu’une expérience momentanée de la bonté morale, qu’après la parenthèse d’une représentation, on ne sort pas meilleur :

Mais l’expérience a bien démontré ...que cela n’était pas vrai car nous ne sommes pas devenus meilleurs [...] Le citoyen qui se présente à l’entrée de la comédie y laisse tous ses vices pour ne les reprendre qu’en sortant. Là il est juste impartial, bon père, bon ami, ami de la vertu ; et j’ai vu souvent à côté de moi des méchants profondément indignés contre des actions qu’ils n’auraient pas manqué de commettre s’ils s’étaient trouvés dans les mêmes circonstances où le poète avait placé le personnage qu’ils abhorraient12.

Toutes ces phrases de Diderot, répétons le, ne seraient pas désavouées par Rousseau. En ce qui concerne l’effet moral de la tragédie, Diderot bat donc en retraite. Le philosophe reprend à son compte les arguments du Citoyen, sans même tenter d’en limiter la portée à un état actuel de la société et du théâtre, ou à la tragédie. Il maintient en revanche l’idée que le succès du drame est à imputer à une sorte d’hommage que le spectateur vicieux rendrait à la vertu. Vu du point de vue éthique, l’effet du théâtre n’est pas nul mais il se trouve ainsi réduit à la portion congrue. Diderot refuse ce que la critique de Rousseau avait de radical et maintient, en somme, l’idée d’une sorte de moment utopique. Le théâtre se voit investi d’une sorte de fonction régulatrice : on entrevoit, du fond de l’abyme, pendant un instant, le beau, le bon, le juste. Mais, on le comprendra bien vite, la morale ne peut plus exister selon les mêmes modalités. En ce sens Est-il bon ? Est-il méchant ? dans la formulation même de son titre, rejoint toutes les remises en cause qu’imposent à Diderot son athéisme, son analyse de la société et du rôle déterminant du corps dans l’action morale. Le questionnement, la distance et le rire se substituent à l’empathie et aux larmes partagées.

Mais du point de vue des spectateurs, c’est à dire de la pensée esthétique, l’expérience morale au théâtre n’est plus pensée comme identique à celle de la vie à l’extérieur du théâtre. Elle est elle-même contaminée par la fiction. Diderot reprend ici encore l’analyse de Rousseau. Le spectateur s’irréalise dans une expérience imaginaire, comme aurait dit Sartre.

Et de même les sentiments du comédien ne sont pas ceux que son rôle lui prête. La Lettre à d’Alembert réaffirme un point de vue traditionnel, qui serait banal s’il n’était pris dans une dialectique aussi serrée, sur le mensonge des comédiens :

Qu’est-ce que le talent du comédien ? l’art de se contrefaire, de revêtir un autre caractère que le sien, de paraître différent de ce qu’on est, de se passionner de sangfroid, de dire autre chose que ce qu’on pense, aussi naturellement que si l’on le pensait réellement, et d’oublier enfin sa propre place à force de prendre celle d’autrui13.

Le point de vue du comédien n’est pas celui du spectateur. La cible de Rousseau est à l’évidence la réhabilitation morale des comédiens que Diderot avait entreprise dans les Entretiens sur le fils naturel. Mais cette critique constitue aussi, indirectement, une attaque contre la posture d’artiste qui s’exprimait à travers celle de Dorval, l’artiste passionné et créateur enthousiaste, posture que Palissot avait épinglée durement, lui aussi, à travers l’accusation de plagiat qui venait la démentir. Diderot ne pouvait qu’être étourdi par cette remise en cause. Il lui fallait un autre modèle. Ce fut celui du persifleur et on se souvient que figure, dans les œuvres de Rousseau, un texte, un projet de feuille périodique14 sous ce titre, que l’auteur avait précisément conçu avec Diderot de si près qu’on se demande à vrai dire auquel de ces deux auteurs on doit l’attribuer. L’analyse du comédien que propose désormais Diderot est bien celle d’un « persifleur ». La sincérité du comédien n’est qu’une illusion éprouvée par le spectateur : Diderot réintroduit lui aussi le mensonge sur la scène.

C’est la tête du comédien qui porte quelquefois un trouble passager dans ses entrailles ; il pleure comme un prêtre incrédule qui prêche la Passion ; comme un séducteur aux genoux d’une femme qu’il n’aime pas, mais qu’il veut tromper ; comme un gueux dans la rue ou à la porte d’une église, qui vous injurie lorsqu’il désespère de vous toucher ; ou comme une courtisane, qui ne sent rien mais qui se pâme entre vos bras.

Ce mensonge du comédien est référé au cynisme moral que la conscience commune prête à toute la profession. La référence au libertinage est ici particulièrement significative. Le théâtre retrouve à une profondeur nouvelle quelque chose de son essence, une dimension anthropologique que l’idéologie des Lumières avait tenté de dénier, un lien avec la séduction et la prostitution. Pourtant Diderot maintient l’expression de prédication laïque15 qu’il avait employée pour décrire les comédiens de l’île de Lampedusa, mais c’est avec l’idée, très nette chez lui désormais, que l’efficacité sociale de la prédication n’implique nullement la sincérité ou l’adhésion intime du sujet à quelque foi religieuse que ce soit : l’acteur est ce « prêtre incrédule qui prêche la passion ». À l’évidence une disjonction morale s’opère autour du personnage de l’acteur. D’un côté une forme de maîtrise cynique et de l’autre un effet moral présenté sous un angle victimal. Celui dont la sensibilité est touchée n’est pas en harmonie avec l’acteur. Il est sa victime.

C’est Rousseau qui a contraint Diderot à un revirement qui lui doit la thèse centrale du Paradoxe, dans sa formulation la plus simple. Vitupération chez l’un, paradoxe chez l’autre. Un revirement qui le pousse à reprendre une posture d’artiste qui était déjà sienne et se trouve réactivée. C’est la perspective sous laquelle on peut envisager le mode de présence de Diderot dans Est-il bon ? Est-il méchant ?, non pas présent comme un autobiographe, un Rousseau brandissant son texte devant Dieu, un auteur qui s’exprimerait, mais un persifleur, présent comme un montreur de marionnettes, qui s’amuse à en tirer les ficelles, se met en scène comme personnage et met en déroute ses postures les plus morales, ce catholicisme officieux dont parle Baudelaire. Il est présent comme le « personnage de l’auteur ». En ce sens aussi, le théâtre donne un accès profond à l’ensemble de la pensée de Diderot.

Référence papier

Pierre Frantz, « Le théâtre déstabilisé. Diderot et la critique de Rousseau », Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie, 48 | 2013, 37-46.

Référence électronique

Pierre Frantz, « Le théâtre déstabilisé. Diderot et la critique de Rousseau », Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie [En ligne], 48 | 2013, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 15 avril 2020. URL : http://journals.openedition.org/rde/5026 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rde.5026

Notes 

  1. Champfleury, « Lettre à Monsieur le Ministre d’État », Gazette de Champfleury du 1er décembre 1856, reproduite dans Diderot, Est-il bon ? Est-il méchant ? éd. de Pierre Frantz, Folio théâtre, Gallimard, 2012, p. 236.
  2. Entretiens sur le Fils naturel, Œuvres esthétiques, éd. Paul Vernière, Garnier, 1965, p. 105
  3. Discours sur la poésie dramatiqueŒuvres esthétiquesop. cit. p. 197
  4. Entretiens sur le Fils naturel, Œuvres esthétiques, op. cit. p. 152.
  5. J. Chouillet, ‘‘Introduction générale’’, in Œuvres complètes DPV, vol. X, p. XV.
  6. La fonction morale et pédagogique de l’art dramatique n’est pas, à cet égard, distincte de celle des arts en général. Le Discours sur la poésie dramatique affirme : « O quel bien il en reviendrait aux hommes, si tous les arts d’imitation se proposaient un objet commun, et concouraient un jour avec les lois pour nous faire aimer la vertu et haïr le vice ! C’est au philosophe à les y inviter ; c’est à lui à s’adresser au poète, au peintre, au musicien, et à leur crier avec force : Hommes de génie, pourquoi le ciel vous a-t-il doués ? S’il en est entendu, bientôt les images de la débauche ne couvriront plus les murs de nos palais ; nos voix ne seront plus des organes du crime, et le goût et les mœurs y gagneront. » Œuvres esthétiques, op. cit. p. 196
  7. Marmontel, Poétique française, Paris, 1763, 2 vol, t. II, p. 1 et 2.
  8. Jean-Jacques Rousseau, Lettre à d’Alembert sur les spectacles, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1995, t. V p. 43.
  9. Goldoni, Mémoires, Paris, Aubier, 1992, p. 458
  10. Diderot, Salon de 1767, Hermann, 1995, p. 198
  11. Rousseau, Lettre à d’Alembert, op. cit, p. 23
  12. Paradoxe sur le comédien, O.C. Lew, X, p. 466.
  13. Lettre à d’Alembert, op. cit., p. 72-73
  14.  Voir sur ce sujet, Suzanne DUMOUCHEL, ‘‘Le Persifleur de Jean-Jacques Rousseau. De l’ironie socratique au persiflage rousseauiste’’, Filigrammes, janvier 2008, en ligne : http://louyest.voila.net/persifleur.htm
  15. « L’utile et belle profession de comédiens ou de prédicateurs laïques ». Paradoxe sur le comédien, op. cit. p. 455.
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