Le Dom Juan de Molière La tradition de l'éloge paradoxal

« Le Dom Juan de Molière et la tradition de l'éloge paradoxal », XVIIe siècle, n° 172 ( juillet-sept. 1991 ), p. 211-228.

Il est patent sinon bien connu que la tirade introductive de Dom Juan constitue une forme abrégée d'éloge paradoxal du tabac : par là, elle inscrit son inspiration, ainsi que celle de l'œuvre qu'elle débute, dans le cadre d'une forme aujourd'hui trop oubliée du registre épidéictique qui, depuis la plus lointaine tradition des écoles rhétoriques de l'Antiquité grecque, n'aura cessé de donner forme et matière au discours facétieux ou ironique dans la culture ancienne. Les noms de Platon, de Lucien, d'Érasme, de Rabelais ou de Swift ne font que jalonner l'histoire d'une tradition beaucoup plus riche, maintenue et illustrée à la fois par une très abondante production d'œuvres mineures et par la participation discrète d'un certain nombre de grands textes dont la tournure ou les passages paradoxaux et moqueurs, voire simplement cocasses, doivent au genre pseudo-encomiastique et à ses règles oratoires ce que nous prenons pour fantaisie débridée et inspiration dégagée de toute forme préétablie1.

Preuve en est, dans Dom Juan même, la fréquence des emprunts à la rhétorique du pseudo-encomium : nombre de passages de la comédie lui doivent tantôt leur structure entière, plus souvent leurs thèmes et leur ton. Signe que l'empire oratoire s'exerce encore, quoique avec une discrétion croissante, sur la texture des œuvres littéraires classiques, en même temps que son influence reste majeure sur l'exploitation topique de leurs thèmes et de leurs tons toujours régis par une poétique inféodée depuis l'Antiquité à la rhétorique. Dom Juan lui-même ne dédaigne pas de recourir.au genre illustré dans le registre facétieux par son valet. Ainsi prononce-t-il au moins deux pseudo-encomia de forme parfaitement régulière : celui de l’inconstance (I, 2) et celui de l’hypocrisie (V, 2), sous forme de deux grandes tirades. La première, rattachée au genre très fécond des éloges de l’infidélité amoureuse, se présente comme un numéro de virtuosité spécieux légèrement ironique envers lui-même et beaucoup plus envers la morale établie. L’autre, rattachée à la catégorie de l'éloge des vices, elle aussi florissante, est à la fois satirique par la peinture qu’elle brosse de la société du temps partagée entre fripons et benêts, et cynique par le plaisir réel que prend le personnage à décrire la merveilleuse machination collective dans laquelle il compte jouer un rôle.

On relève en outre deux passages de tonalité pseudo-encomiastique dans le rôle de Dom Juan : un éloge emphatique de la beauté supposée de Charlotte (II, 2), qui reprend le ton mi-extasié mi-moqueur des blasons du corps féminin, pour détailler les yeux pénétrants, la taille jolie, le visage mignon, les dents amoureuses, les lèvres appétissantes et les mains de la belle2. Et un blâme moqueur des fastes funéraires (III, 5) en réplique à l’éloge naïf et béat du tombeau du Commandeur par Sganarelle :

Sganarelle : Ah ! que cela est beau ! Les belles statues ! le beau marbre ! les beaux piliers ! Ah ! que cela est beau ! Qu’en dites-vous, Monsieur ?

Dom Juan : Qu’on ne peut voir aller plus loin l’ambition d’un homme mort ; et ce que je trouve admirable, c’est qu’un homme qui s’est passé, durant sa vie, d’une assez simple demeure, en veuille avoir une si magnifique pour quand il n’en a plus que faire.

Satire directe plutôt qu’éloge paradoxal satirique, ce trait sarcastique mérite cependant d’être retenu dans la perspective qui est la nôtre : parce que Dom Juan, en vrai mécréant, le fonde sur un parallèle paradoxal  — variante du genre pseudo-encomiastique. Ce parallèle entre la demeure des morts et celle des vivants prélude à l’invitation à dîner qu’il va adresser à une statue, autre manière de ravaler le messager d’éternité au rang de l’humanité éphémère, celle qui se nourrit, s’assoit sur des fauteuils, s’éclaire de flambeaux, est reçue et reçoit des visites à date convenue… La manière pseudo-encomiastique participe ici au subtil détournement du mythe voulu par le poète : c'est elle qui prête au héros de Molière ce ton moqueur et désinvolte qui réussit à inverser en plaisanterie à peine fantasmagorique le miracle traité sur le ton du merveilleux chrétien par ses prédécesseurs.

Cela dit, le valet est plus prolixe encore que le maître dans ce registre mi-gouailleur, mi-facétieux : il ne se contente pas de prononcer un éloge dithyrambique du tabac sur le modèle de l'encomium des plantes médicinales plaisamment combiné à celui des drogues et élixirs capiteux, il fait également un éloge satirique des vertus de l'émétique sur le modèle de l’encomium charlatanesque des médications universelles (III, 1). Outre ces pseudo-encomia médicaux, il vante aussi les mystères de la religion de manière involontairement ridicule : éloge du Moine bourru (III, 1), éloge de la création et de sa merveilleuse machinerie (III, 1), conjointe à un éloge de l’ignorance en forme de blâme des sciences.

Il faut avouer qu’il se met d’étranges folies dans la tête des hommes, et que pour avoir bien étudié on en est bien moins sage le plus souvent. Pour moi, Monsieur, je n’ai point étudié comme vous, Dieu merci, et personne ne saurait se vanter de m’avoir jamais rien appris ; mais avec mon petit sens et mon petit jugement, je vois les choses mieux que tous les livres…

Ces passages allusifs qui se réfèrent à des modèles d’éloges paradoxaux connus sont accompagnés aussi de quelques blâmes facétieux : d’abord le portrait horrifique de Dom Juan dessiné par Sganarelle devant Gusman (I, 1), blâme naïf du « Sardanapale » inexplicable et libertin, du « pourceau d’Épicure ». Le tableau est paradoxal par l’excès même de la formulation, et d’autant plus savoureux quand on songe que Molière n’ignorait pas la pensée de Gassendi et de La Mothe le Vayer, autres « pourceaux » du même « troupeau », et partageait peut-être leurs conceptions. Ensuite vient le blâme plaisamment équivoque adressé par le valet à un maître imaginaire qui ressemble fort à Dom Juan (I, 2). Puis c’est un blâme complaisant de Dom Louis que la couardise arrache à Sganarelle (IV, 5). Blâme paradoxal, puisque l’homme de la doxa le dénonce à voix basse, immédiatement après l’avoir prononcé pour complaire à son maître avec une flagornerie dont l’excès même soulignait d’ailleurs ironiquement l’iniquité de ce qu’il se voyait contraint d’approuver :

Oui, Monsieur, vous avez tort d’avoir souffert ce qu’il vous a dit, et vous le deviez mettre dehors par les épaules. A-t-on jamais rien vu de plus impertinent ? Un père venir faire des remontrances à son fils, lui dire de corriger ses actions, de se ressouvenir de sa naissance, de mener une vie d’honnête homme, et cent autres sottises de pareille nature ! Cela se peut-il souffrir à un homme comme vous, qui savez comme il faut vivre ! J’admire votre patience. Et si j’avais été en votre place, je l’aurais envoyé promener. Ô complaisance maudite ! à quoi me réduis-tu ?

Enfin la fatrasie du dernier acte (sc. 2), étonnante manifestation du désarroi et de l’indignation du bonhomme, se présente comme une sorte de blâme saugrenu pour ne pas dire absurde, qui complète cette série de réprimandes manquées, de manifestations d’approbation paradoxale ou de réprobation déguisée.

Lesquelles constituent, il faut le noter, une sorte de contrepoint comique au blâme sérieux que Dom Louis adresse à son fils durant l’acte IV (sc. 4). Le père noble y développe d’ailleurs une position elle aussi paradoxale, certes sans intention satirique ni facétieuse, mais seulement morale : le principe que « la naissance n’est rien où la vertu n’est pas », l’idée qu’un aristocrate, loin de pouvoir tout se permettre, a d’autant plus de devoirs qu’il lui est donné plus de licence d’agir sans contrôle, le regret d’avoir lassé le Ciel de prières pour l'accomplissement d'un vœu (ici la naissance d'un fils) qu'Il avait la sagesse de vous refuser, ce sont des thèmes traditionnels du prêche adressé aux grands, paradoxal parce qu’il va à rebours de leur pente ordinaire. Dans le même genre, on retiendra une étrange tirade de Dom Carlos à l’adresse de Dom Juan, dénonçant la contrainte imposée par le sens de l’honneur à des gentilshommes qui doivent sacrifier leur repos, leur bonheur et peut-être leur vie à la punition d’un félon qui a mal agi envers une sœur (III, 3) : on y retrouve les thèmes, sinon tout à fait les accents, du blâme paradoxal de l’honneur — autrement dit du pseudo-encomium du déshonneur.

Il est évident que la plupart de ces éloges paradoxaux ou de ces traits pseudo-encomiastiques correspondent à des thèmes déjà représentés antérieurement dans la tradition du pseudo-encomium .

Ainsi, des deux principales tirades pseudo-encomiastiques prononcées par Dom Juan, on peut affirmer qu’elles remontent sinon à une tradition proprement littéraire, du moins à des modèles mondains qui traitaient les mêmes thèmes. L’inconstance est couramment chantée par la littérature galante qui en accepte, résignée, les effets, ou même en loue joyeusement les bienfaits. Il a été établi de façon convaincante que Dom Juan vantant l’infidélité ne faisait que décliner les arguments et les sentiments largement partagés par la société mondaine au début du règne personnel de Louis XIV3. Sans y pouvoir revenir en détail, signalons au moins qu'outre-Manche un John Donne présentait au titre de la Defense of Womens Inconstancy un éloge paradoxal régulier de tonalité et d'argumentation tout à fait similaire à celle de Dom Juan4. Une même esthétique du tour de force y divertit et y agace le lecteur (ou le spectateur) avec cette insoluble question : l’orateur prend-il à son compte la thèse paradoxale qu’il défend ou joue-t-il à nous en persuader sans être lui-même convaincu ni peut-être même désireux de convaincre ? On peut n'y voir que jeux verbaux : ainsi celui de Dom Juan qui, en redonnant par syllepse leur sens fort aux verbes pouvoir ou devoir devenus courants, suggère qu’il est dans l’ordre de la justice d’offrir son cœur à qui le mérite et dans l’ordre de la nature de le fermer à qui un beau jour se trouve le rebuter. C’est filer les métaphores de Tendre sur le mode distancié de l’esthétique galante. Autrement dit, par jeu. Mais au-dessous de cette surface miroitante, voici que s'esquisse une éthique du désir et de l’amour de soi féroce, destructrice, et qui, exprimée sur le ton aimable du paradoxe, n’en manifeste qu’une plus étrange efficacité : inquiétude et séduction… En faisant accomplir concrètement par son héros dans la suite de l’intrigue les promesses scabreuses de cet éloge de l’inconstance, Molière incluait le pseudo-encomium parmi les instruments de l’expérience troublante tentée par l’œuvre : le genre, redevenu arme d’un défi d’autant plus ambitieux que sa forme anodine et plaisante permettait d’en dérober l’enjeu aux yeux indiligents, se trouvait ainsi renouer avec la tradition intellectuelle d’investigation audacieuse qui avait produit les plus beaux de ses modèles. L’éloge de l’inconstance dans Dom Juan est, sous ses dehors clinquants, une forme subtile de paradoxe inoffensif sur une question fondamentale de l’anthropologie classique, celle de l’infinitude angoissante du désir mû par l’amour de soi.

L’autre grand encomium prononcé par le héros, celui de l’hypocrisie, en constitue de ce point de vue le double et le contraire. Le double, car le héros y prolonge l’attitude insolente et cynique exprimée dans le précédent. Sur le modèle vraisemblablement des Provinciales5, Dom Juan renouait aussi avec la tradition de l’éloge des vices que Gabriel Harvey donnait dès 1593 pour l’un des terrains de prédilection du pseudo-encomium :

They were silly country fellowes that commended the Bald pate, the Feaver quartane ; the fly, the flea, the gnat, the sparrow, the wren, the goose, the asse ; flattery, hypocrisie, coosinage, bawdery, leachery, buggery, madnesse itselfe.6

Sur un sujet voisin, celui du mensonge, Bruscambille avait lui aussi composé un prologue élogieux de tournure cynique, louant l’utilité de ce travers, illustré par les plus grands hommes, utile à l’invention des religions tissées d’une infinité de miracles et de mythes mensongers (les religions païennes, bien sûr !), indispensable à chacune des principales fonctions de la société humaine et aux relations entre leurs membres, notamment à l’amour, et, précision attendue, au comédien sur la scène du théâtre7. Et puis le rhéteur étant par nature le vrai maître ès mensonges, tout langage n’est-il pas de soi mensonger8? Molière radicalise la leçon : usant du lieu commun épidéictique « dignus ubique cani » (« tous les peuples, tous les pays, tous les temps chantent ses louanges »)9, il présente l’hypocrisie à la fois comme « vice à la mode » et « vice privilégié » ; or « tous les vices à la mode passent pour vertu », et les vices privilégiés ont le pouvoir de « fermer la bouche à tout le monde ». Bref, l’hypocrisie est un bienfait du Ciel.

Par rapport au premier encomium, celui de l’inconstance, la situation ici s’inverse : Dom Juan parade et fanfaronne toujours, mais Molière pour le coup s’indigne et enrage. Le frémissement qu’on sent dans le propos n’est plus celui d’une allégresse qui s’enivre de liberté, mais celui d’une fureur qui se contient. À croire que Molière trouve refuge dans une attitude paradoxale et provocatrice face à l’effondrement des valeurs dont la plus forte, la religion, se trouve minée par une imitation dérisoire et inexpugnable. Le paradoxe ici semble servir de masque élégant à un scepticisme découragé, en même temps qu’il canalise et détourne l'indignation qui risque de priver le moraliste lucide de ce détachement hautain et désabusé auquel doit tendre. Molière ne se prive pas en tout cas d'y blâmer impitoyablement une société qui ne vaut guère mieux que le rebelle auquel elle offre les armes du mensonge et du masque. Il  force ainsi chacun à voir ce que tout le monde feint d’ignorer ou se refuse à regarder : que, s’il est des libertins tapageurs qui sont de méchantes gens, il n’est pas moins de chrétiens par politique ou de dévots fanatiques qui sont les uns d’honnêtes fripons, les autres de redoutables complices des premiers. On rencontre même de grands seigneurs qui s’entendent à jouer ces divers rôles successivement, libertins dans leur jeunesse, dévots par mode ou par toquade ensuite, et d’autant plus virulents : voir le prince de Conti. L’éloge paradoxal ainsi utilisé renoue avec cette fonction polémique que lui avait assignée Pascal, après d’autres combattants de la vérité (ou d’une vérité) bafouée.

Reste une dernière tirade que sa parenté avec les préoccupations éthiques de l’aristocratie et sa tournure paradoxale invitent à rapprocher des pseudo-encomia prononcés par le héros de la comédie : il s’agit de cet étrange blâme de l’honneur que Dom Carlos sauvé par Dom Juan développe en une diatribe un peu prêcheuse, d’efficacité médiocre à la scène, et, il faut bien le dire, un peu hors de propos dans l’économie dramatique de l’œuvre.Le frère d’Elvire y déplore d’être obligé

à tenir la campagne pour une de ces fâcheuses affaires qui réduisent les gentilshommes à se sacrifier, eux et leur famille, à la sévérité de leur honneur, puisque enfin le plus doux succès en est toujours funeste, et que, si l’on ne quitte pas la vie, on est contraint de quitter le Royaume ; et c’est en quoi je trouve la condition d’un gentilhomme malheureuse, de ne pouvoir point s’assurer sur toute la prudence et toute l’honnêteté de sa conduite, d’être asservi par les lois de l’honneur au dérèglement de la conduite d’autrui, et de voir sa vie, son repos et ses biens dépendre de la fantaisie du premier téméraire qui s’avisera de lui faire une de ces injures pour qui un honnête homme doit périr.10

Que vient faire ici le trop raisonnable et très pesant développement de ce topos de morale commune ? Opérer, selon nous, un effet de contrepoint comme l’œuvre en compte beaucoup. Car, outre une révérence prudente et élégante envers l’interdiction des duels édictée par le roi, mais qui commence à dater assez pour n’être plus un sujet de véritable actualité, il semble bien que Molière traite ici sur le mode galant et mesuré qui est celui d’Elvire et de Dom Louis un thème naturellement comique, en tout cas paradoxal, fréquemment sollicité dans son œuvre : celui de l’honneur importun.

Il l'y traite ordinairement sous deux formes farcesques : celle de l’éloge de la couardise par un pleutre et des cornes par un mari complaisant ou un observateur des mœurs contemporaines désillusionné et moqueur. Ici, c’est Sganarelle qui se charge de vanter la « prudence »11, tandis qu’en écho, dans un registre supérieur, Dom Carlos se laisse aller à déplorer, non sans quelque audace dans son désabusement, le sort des gens d’honneur, condamnés pour conserver leur réputation à devenir assassins — et assassins virulents, voir Dom Alonse. Cette manière archaïque et tribale de régler les différends ne paraît pas du goût de Molière. Il est notable en tout cas que dans son œuvre, comme d’ailleurs dans la tradition pseudo-encomiastique du blâme de l’honneur, les prudents à la bonhomie terre-à-terre sont finalement justifiés par la raison et le bon sens dans leur refus, ridicule peut-être, mais au fond bien sensé, de s’exposer pour des valeurs que tout leur éclat n’empêche pas d’être vaniteuses et venteuses. Voyez la déploration du “cocu imaginaire” devant les contraintes imposées par l’honneur aux hommes offensés : la tirade de Dom Carlos ne fait que la démarquer dans un registre certes plus noble, mais avec le même recul critique vis-à-vis des lois auxquelles on s’assujettit sans assez y songer :

Puisqu’on tient à bon droit tout crime personnel,
Que fait là notre honneur pour être criminel ?
Des actions d’autrui, l’on nous donne le blâme.
Si nos femmes sans nous ont un commerce infâme,
Il faut que tout le mal tombe sur notre dos !
Elles font des sottises et nous sommes les sots !
C’est un vilain abus, et les gens de police
Nous devraient bien régler une telle injustice.12

 

Molière aime ces effets d’écho, ces variations de ton, ces jeux entre registres : la déformation des traits de Dom Garcie en grimace de d’Alceste n’en est que le plus célèbre exemple. Quant à l’éloge de la couardise, rappelons au passage qu’il se retrouvera dans la justification de sa fuite devant un sanglier que le bouffon Moron  dans La Princesse d’Elide conclut par cette plaisante maxime :

Oui, j’aime mieux, n’en déplaise à la gloire,
Vivre au monde deux jours, que mille ans dans l’histoire.13

Et la défense de sa « bedaine » par Sganarelle cocu pusillanime n’évoque-t-elle pas plus illustre et volumineuse ventripotence, celle du Falstaff de Shakespeare, dont telle tirade pseudo-encomiastique prouve la notoriété du sujet dans l’Europe du XVIIème siècle ?

L’honneur me porte en avant. Oui, mais si l’honneur me porte dans l’autre monde quand je vais en avant ? Est-ce que l’honneur peut remettre une jambe ? Non. Enlever la douleur d’une blessure ? Non. L’honneur n’entend donc rien à la chirurgie ? Non. Qu’est-ce l’honneur ? Un mot. Qu’y a-t-il dans ce mot honneur ? Un souffle. Le charmant bénéfice ! Qui le possède, cet honneur ? Celui qui est mort mercredi. Le sent-il ? Non. L’entend-il ? Non. Pourquoi ? La médisance ne le permet pas. Aussi je n’en veux pas. L’honneur est un simple écusson, et ainsi finit mon catéchisme.14

Molière n’avait pas lu Shakespeare. Mais il pouvait connaître du moins la sixième Satire de Mathurin Régnier, qui blâmait, à l'imitation de l'Italien Mauro,

L’honneur qui sous faux titre habite avecque nous,
Qui nous ôte la vie et les plaisirs plus doux,
Qui trahit notre espoir et fait que l’on se peine
Après l’éclat fardé d’une apparence vaine.

……………………………………………

Qui nous veut faire entendre, en ses vaines chimères,
Que pour ce qui nous touche, il se perd si nos mères,
Nos femmes et nos sœurs font leurs maris jaloux,
Comme si leurs désirs dépendissent de nous.15

Cette protestation contre une dépendance si absurde se retrouve dans l’argumentation de Dom Carlos — et l’allusion aux frasques des « sœurs » par Régnier suggère plaisamment le parallèle avec la situation imaginée par Molière. De plus, l’exemple du poème satirique a le mérite de réinclure la diatribe de Dom Carlos dans le champ de thèmes comme la jalousie, le cocuage, la tromperie, si fréquemment traités par Molière, et dont après tout, même si c’est en l’occurrence l’homme qui trompe la femme récemment épousée par lui, Dom Juan offre une illustration après tant d’autres comédies de notre poète.

Ce registre nous mène naturellement aux pseudo-encomia prononcés par Sganarelle. Son éloge du tabac inscrit le valet de Dom Juan dans une tradition déjà riche en 1665. Pour Saint-Amant, par exemple, dans son sonnet du Fumeur16, comme pour Salomon de Priézac dans sa satire Les Pétuns de Paris17, le tabac accompagne les idées noires ou du moins la rêverie des « songe-creux », les volutes de la fumée offrant une image de l’éphémérité de la vie, des illusions humaines et de la vanité des plaisirs :

Tes plaisirs en naissant s’exhalent en fumée,
Et ne te laissent rien que des illusions.18

C’est l’inflexion baroque du thème, vaguement mélancolique, éventuellement railleuse, affectation de détachement et vertige de l’image. Face à cette conception, une tradition qu’on peut qualifier de joco-seria s’appuie des enseignements de la médecine pour chanter, à la façon des éloges en faveur des plantes miraculeuses, les bienfaits du tabac qui allie l’utile à l’agréable, guérit de la mélancolie et réjouit le fumeur : pastiche joyeux de l’esprit savant et de la langue scientifique, qui se retrouve dans l’allusion à Aristote et dans les quelques termes médicaux cités par Sganarelle.

Les Anglais notamment ont chanté sur ce mode l’herbe de Nicot à côté d'autres sources des petits plaisirs de la vie comme le vin ou la bière. Henry Knight Miller évoque « a great many songs, poems and essays on tobacco »  composés en terre britannique à partir des années 163019. C’est à cette date que le texte anonyme intitulé « Wine, Beere and Ale. Together by the Eares » est repris dans une vision élargie intitulée « Wine, Beere, Ale and Tobacco Contending for Superiority ». Dans les Wits Recreations de 1640 se trouve un « Triumph of Tobacco over Sack and Ale » ; en 1651, Peter Hausted publie un Hymnus Tabaci. A Poem in honour of Tobacco, traduction de l’Hymnus Tabaci de Raphaël Thoor publié à Leyde en 1625, repris à Londres en 1626 et 1651, et à Utrecht en 1644 sous la signature d’Augidier Everard20.

Il est d’autant plus plaisant de voir ensuite le faux docte se flatter d’être un véritable ignorant et s’en vanter. La tirade de théologie triviale au cours de laquelle Sganarelle se glorifie de n’avoir jamais rien appris et d’en être d’autant plus censé, doit cette partie de son argumentation, assurément, à la tradition plus ou moins humoristique, parfois moraliste, toujours paradoxale et joco-seria, des éloges de l’ignorance : Clitandre y puisera dans Les Femmes savantes son éloge mi-figue, mi-raisin de l’élégante discrétion qu’une femme doit observer envers les sciences, et Chrysale, sans plus de nuance aucune, ses diatribes bougonnantes contre le savoir en général et celui de sa femme en particulier — sous le prétexte de morigéner Bélise : « C’est à vous que je parle, ma sœur »21  La tradition en remonte apparemment, à partir de lointaines origines pyrrhoniennes et cyniques, à la leçon de Lando,dans son paradoxe en faveur de l’ignorance, et à celle de Cornelius Agrippa dans son De Incertitudine22. L’un et l’autre, quoique dans des perspectives différentes, se recommande des paradoxes du Sermon sur la montagne, exactement de son apologie des humbles en esprit, qu’il relie à la thématique païenne et plus particulièrement socratique de la docte ignorance. Érasme auparavant, dans L’Eloge de la folie, dans l’épître dédicatoire de l’Enchiridion et dans un passage de la Paraclesis en tête de son Nouveau Testament23, avait conjoint l’attitude humaniste du contemptus scientiæ et l’éloge chrétien des pauvres en esprit auxquels le paradis est ouvert, pour louer ceux qui savent limiter leurs lectures aux seules Écritures sacrées24.

Sganarelle rejoint les arguments de Lando qui alléguait que, pour avoir trop sollicité leur cerveau, les étudiants devenaient des savants stupides, spécieux et présomptueux. Alors que l’histoire fournit mille exemples de grands esprits qui vécurent et moururent en vraies brutes, les ignorants sont plus ouverts aux enseignements de Dieu, et accueillis après leur mort en son sein. Ainsi la liaison opérée par le valet de Dom Juan entre l’éloge de son ignorance et l’expression de son émerveillement devant la Création, constitue une application parodique de cette réflexion, légèrement teintée ici de rationalisme chrétien par l’allusion au « petit sens » et au « petit jugement » du bonhomme qui voit les choses « mieux que tous les livres ». Ce rabaissement burlesque des hautes méditations fidéistes et de la superbe humilité de l’inscience antique ou chrétienne, Sganarelle le doit peut-être à l’exemple joyeux d’un Bruscambille, défendant par paradoxe plus ambitieux « qu’il n’y a rien en ce monde de plus méchant ni de plus vicieux que la science, pour les incommodités qu’elle apporte, tam corporis quam animæ [...] »25. A mi-distance entre les deux tons et les deux registres, Sganarelle esquisse ainsi sur le mode du pseudo-encomium mi-plaisant, mi-sérieux les linéaments d’un paradoxe plus ambitieux, celui des deux ordres de réalité, celui de la pauvreté d’ici-bas qui au delà se métamorphose en richesse spirituelle, paradoxe que le personnage du Pauvre vient incarner dès la scène suivante dans la comédie.

Cela dit, la référence à Bruscambille que nous inspire la vaine et plaisante arrogance du benêt offre peut-être une voie plus sûre et plus large pour atteindre aux sources mêmes où Sganarelle, où Molière donc, a puisé l’inspiration de son écriture paradoxale. Que les éloges pour rire écrits par Bruscambille aient constitué autant de prologues débités par lui sur la scène de l’Hôtel de Bourgogne, en ouverture des petites farces qu’y jouèrent entre 1616 et 1629 Gros‑Guillaume, Gaultier‑Garguille et Turlupin, voilà qui déjà donne beaucoup à penser quant à la formation de Molière : enfant, il a pu les entendre, dits par leur auteur ou imités par ses successeurs ; devenu ensuite lui-même « orateur » de sa troupe (sans doute dès les tournées provinciales, puisqu’il l’est en 165826), on peut parier qu’il a au moins parcouru des yeux le recueil de ces fameux textes que Bruscambille a publié en 1610, réédité et augmenté ensuite. Une fois édulcorée cette matière souvent « scurrile », Molière dut y trouver de quoi nourrir ses premières harangues, celles particulièrement qui précédaient les farces, et dont la représentation  au Louvre du 24 octobre 1658 atteste l’existence et l’aisance. Il y a loin sans doute du petit compliment « spirituel, délicat et bien tourné » qui annonçait ce jour-là Le Docteur amoureux,aux boniments truculents de Bruscambille. Mais Molière ne haranguait pas qu’au Louvre, ni toujours dans le même registre. On sait qu’à Vaux, pour le lever de rideau des Fâcheux, il se composa un rôle d’annoncier surpris, présentant de fausses excuses sur l’impossibilité de donner l’œuvre promise — anticipation du rôle qu’il devait développer dans son Impromptu de Versailles. On sait par Grimarest qu’il mêlait à ses harangues des allusions à l’actualité, à la vie par exemple de sa troupe et de son “équipe technique”27. On se hasardera donc sans trop de risque à supposer qu’il sacrifiait parfois à cet humour paradoxal dont l’éloge du tabac en tête de Dom Juan rappelle le souvenir.

Il venait, quand il le composa, de céder officiellement la charge d’orateur de la troupe à La Grange28. On parierait volontiers que l’apologie des fumeurs assortie du blâme d’Aristote et argumentée en morale pour rire et en médecine parodique exploite l’idée de quelque harangue coutumière ou encore inédite de l’ancien orateur : le ton de bonimenteur, la scission entre ce début rapporté et l’exposition proprement dite de l’action comique, la nature du sujet (l’éloge paradoxal d’une plante médicinale devenue la matière d’un « vice à la mode » ), l’assimilation alors spontanée entre le rôle d’orateur et celui du Sganarelle (Molière haranguait communément en « habit de Sganarelle », si l’on en croit les témoignages iconographiques)29— tout cela laisse penser qu’il y a du Bruscambille épuré et affiné sous cette tirade, et plus largement peut-être dans cet usage fréquent que fait Molière du pseudo-encomium, dans Dom Juan et ailleurs.

On pourrait objecter à cette hypothèse que si le premier des deux éloges paradoxaux à sujet médical prononcés par Sganarelle relève sans doute du modèle des prologues farcesques, l’autre revêt la forme plus aérée d’une conversation entre le serviteur et son maître sur le pouvoir de la médecine en général et de l’émétique en particulier  : plus question alors de supposer une influence directe du modèle proposé par Bruscambille. De fait, à côté des grandes harangues virtuoses, composées comme de véritables panégyriques quoique de manière parodique, bien des passages pseudo-encomiastiques dans la comédie sont, à l’image de celui-ci, traités sur le mode du dialogue. Il viendrait naturellement à l’esprit d’alléguer, pour explication de ce phénomène, l’influence de Lucien : on trouve chez celui-ci de ces dialogues ramassés, facétieux et badins, croisant l’ironie du paradoxe à la virtuosité rebondissante d’une conversation entre deux interlocuteurs complices. Mais ce n’est assurément pas suffisant pour rendre compte de cette étrange musique qui parcourt tout le Dom Juan de Molière, celle d’une conversation étrangement déséquilibrée entre un libertin toujours sur la réserve quand on l’interroge ou qu’on le blâme, et son serviteur à l’inépuisable faconde, pérorant et questionnant jusqu’à ce qu’un ordre sec ou une menace voilée indique que Dom Juan se lasse d’écouter et d’éluder. Cette musique s’imprime d’ailleurs dans l’esprit du spectateur comme le seul fil directeur d’une intrigue que l’auteur a voulue hachée, décousue, picaresque : tout concourt à l’impression de discontinuité, les fréquents changements de lieu, le défilé de personnages qui, leur scène jouée, disparaissent définitivement, la désintégration de l’unité d’action par disparition de tout lien familial entre la femme abusée et le commandeur assassiné, l’abruption des enchaînements entre les scènes, la désinvolture de la motivation — ainsi pour le Pauvre, qui n’intervient qu’au titre inattendu de cicerone, et non plus pour fournir à Dom Juan, comme chez les prédécesseurs de Molière, le déguisement de sa défroque érémitique.

Pour associer ces saynètes disparates, il ne reste que le dialogue du maître et du valet, contrepoint paradoxal, conversation aux sujets élevés, moraux et métaphysiques, mais de style relâché, voire naïf, échange ambigu entre le séducteur, virtuose du verbe, et le balourd qui s’entend ainsi à finasser, voire à railler et gouailler. Or il n'est pas nécessaire de chercher très loin de la scène où Bruscambille débite ses prologues pour entendre un valet pérorer avec son maître sur le ton qui sera celui de Sganarelle et Dom Juan : Boileau avait déjà indiqué la route à prendre, en faisant grief à Molière d’avoir « sans honte à Térence allié Tabarin ». De fait, il suffit d’ouvrir le Recueil général des rencontres et questions tabariniques avec leurs réponses dans l’Inventaire universel de toutes les fantaisies, dialogues, paradoxes, gaillardises, rencontres et conceptions de Tabarin, publié en 162230, pour retrouver ce ton facétieux et bondissant, ce dialogue dru et ascétique, sans circonvolutions, ce tour enjoué, qui aime à conclure par une pirouette des propos en forme de dénigrement ou d’éloge saugrenu : le petit échange sur la médecine et l’émétique entre Sganarelle et son maître rappelle irrésistiblement ce “jeu de paume” des répliques entre deux interlocuteurs inégaux, Tabarin faisant le niais ou plutôt l’enfant, assommant de questions son maître qui lui répond doctement, et qu’il s’amuse à décontenancer par quelque trait facétieux, moitié finaud, moitié naïf ; le bon mot de Sganarelle sur l’émétique est de même farine, auquel par ses questions Dom Juan, bon prince, accroche son attention et même sa complicité, posant les bonnes questions pour permettre l’heureux effet de chute préparé par son serviteur.

Voici, pour exemple, une petite passe d’armes entre Mondor et Tabarin, propice à montrer ce que le ton du dialogue entre Sganarelle et Dom Juan leur doit. Son sujet : « Quelle est l’herbe la plus mauvaise qui soit dans la nature ? »31

Tabarin : Mon Maître, il y a longtemps que je ne vous ai point importuné de mes discours, il n’est pas mal à propos de recommencer nos premières brisées : me direz-vous bien quelle est l’herbe la plus mauvaise du monde ?32

De même ou presque, Sganarelle :

[…] je me sens en humeur de disputer contre vous : vous savez bien que vous me permettez les disputes, et que vous ne me défendez que les remontrances.[…] Je veux savoir vos pensées à fond. Est-il possible que vous ne croyiez point du tout au Ciel ?33

Plus bavard que le maître de Sganarelle qui élude les questions, celui de Tabarin entame alors un bel éloge de botanique. Mais son valet ne s’en montre pas plus satisfait que ne le sera des réponses de Dom Juan notre Sganarelle :

Tabarin : Pour la première chose que je vous demande, vous ne me satisfaites pas, mon Maître. Voulez-vous que je vous enseigne quelle est l’herbe la plus mauvaise du monde ?34

Sganarelle : Vous avez l’âme bien mécréante. Cependant vous voyez, depuis un temps, que le vin émétique fait bruire ses fuseaux. Ses miracles ont converti les plus incrédules esprits, et il n’y a pas trois semaines que j’en ai vu, moi qui vous parle, un effet miraculeux.35

Le maître, dans les deux cas, accepte complaisamment de prêter la main à la facétie en forme de blâme paradoxal qui s’annonce. Dom Juan par une brève incise interrogative (« Et quel ? »), Mondor par une formule docte et ronflante :

Le Maître : Je désirerai toujours jusques au dernier point de ma vie, comme un grand philosophe de l’Antiquité, d’apprendre quelque chose.

Et Tabarin de lancer sa réponse :

Tabarin : L’herbe la plus mauvaise du monde et que la nature ait jamais produite, c’est le chanvre.36

Clin d’œil à Rabelais. Sganarelle, lui, regarde plutôt du côté de Montaigne quand il loue l’émétique d’avoir achevé un homme à l’agonie sur lequel depuis six jours les autres remèdes n’agissaient plus. Bon prince, Mondor fait l’étonné — et Dom Juan le railleur :

Le Maître : Le chanvre, Tabarin ? Voici un paradoxe inouï, quelle raison as-tu de cette proposition ?

Dom Juan : L’effet est admirable.

Vient alors, triomphale, l’explication. On connaît celle de Sganarelle. Voici celle de Tabarin :

Tabarin : Vous savez bien que les cordes sont faites de chanvre ; cette herbe a une telle vertu, que depuis que maître Jean Guillaume l’a tenue demi quart d’heure sous le col d’un homme, elle lui baille une telle restriction de nerfs, qu’elle lui fait perdre la vie. On n’y a que faire d’orviétan ni d’antidote, c’est une herbe qui a bientôt sorti son effet.37

Même jeu verbal soutient le blâme paradoxal dans l’un et l’autre texte : à savoir une syllepse, ici sur le mot « herbe » (syllepse de synecdoque ), là sur l’adjectif « efficace » qualifiant le remède (syllepse fondée sur l’oxymore implicite : « remède meurtrier » ).

On voit que la structure de l’échange, qui demeure invariablement la même dans chaque Rencontre ou Question tabarinique, ressemble beaucoup à celle des petites conversations en forme de passes d’armes entre Sganarelle et Dom Juan : Tabarin demande à disputer et met une question, presque toujours d’ordre pseudo-médical, sur le tapis. Le tour en est ou absurde, ou obscène. Le maître répond par un raisonnement savant et motivé, teinté de scolastique. Tabarin conteste la doxa ainsi formulée et par un jeu de mots et d’images, lance une saillie paradoxale et plaisante qui conclut la saynète38. C’est la structure du dialogue sur l’émétique dans Dom Juan ; c’est celle aussi de la conversation qui suit, durant laquelle Molière joue avec une fantaisie et une souplesse d’écriture remarquables à moduler la structure imposée, exactement à l’inverser : sur le sujet religieux, qui fait écho au thème médical ou plutôt le reflète, c’est Dom Juan qui devient paradoxal et sibyllin, et produit avec son « deux et deux sont quatre » un effet plaisant ; mais, à peine détrôné, Sganarelle reprend l’initiative et le devant de la scène pour lancer sa facétie sur le Moine bourru, éloge paradoxal involontaire, mais assurément burlesque. Molière alors s’amuse une dernière fois avec le modèle qu’il vient de soumettre à variation, et cette fois le pulvérise : Dom Juan, pervertissant le code (même la conversation subit les ravages corrosifs du libertin “diabolique”) cesse tout simplement de renvoyer la balle à son interlocuteur. Celui-ci, désemparé, se plaint que ce n’est pas de jeu :

Ah ! dame, interrompez-moi donc si vous voulez : je ne saurais disputer si l’on ne m’interrompt ; vous vous taisez exprès et me laissez parler par belle malice.

Sganarelle a motif de se plaindre : le voici contraint de se lancer dans des tirades démonstratives et scolastiques. Flottant dans cet habit trop large, il s’y entrave : le silence de Dom Juan a corrompu la belle mécanique de la « question tabarinique » telle que jusqu’alors elle fonctionnait, quoique transposée, dans la grande comédie.

Cette transposition a bien sûr impliqué des modifications : la structure du dialogue est chez Molière moins fortement rhétorique que sur le tréteau de Tabarin, plus souple, plus “naturelle”, plus distante du ton de la disputatio. Celui-ci demeure pourtant sensible dans la rapidité d'échange des arguments entre les disputeurs. De même, dans l’architecture des grandes tirades où Dom Juan parle « comme un livre » et dans celles où Sganarelle parodie les démonstrations alambiquées et interminables de l'École, se retrouvent les pastiches par Mondor de l'éloquence scolastique. Et puis ne reconnaît-on pas, dans l’un et l’autre couple comique, une tonalité similaire de l’échange entre les interlocuteurs, le même jeu entre eux de réprimande, de surprise, de complicité relative ? Tantôt voici Tabarin qui veut en remontrer à son maître, tout comme Sganarelle qui, pour n’avoir pas étudié, n’en prétend pas moins avec son petit jugement voir les choses mieux que tous les livres :

Tabarin : C’est la vérité, j’ai étudié ; oui, ô Diable, je sais du latin, je suis bon astrologue, je prévois le passé ; quand il n’y a personne au logis, je conclus nécessairement que ses maîtres et ses serviteurs sont au dehors.39

Tantôt, c’est une reculade du valet, qui annonce telle esquive de Sganarelle parlant non pas à Dom Juan, Dieu l’en garde, mais au maître qu’il a dit…

Le Maître : Oh ! le gros âne !
Tabarin : Oh ! le gros veau !
Le Maître : A qui parlez-vous ?
Tabarin : Retirez-vous, je vous prie, je parle à ce marmiton de Pluton qui est derrière vous.40

Les réactions de dégoût et les réprimandes du maître devant la scurrilité de son valet sont d’ailleurs similaires dans les œuvres tabariniques et chez Molière :

Sganarelle : — Je crois que cet habit est purgatif, et que c’est prendre médecine que de le porter.
Dom Juan : — Peste soit de l’insolent ! Couvre au moins ta poltronnerie d’un voile plus honnête.41
Le Maître : — Tes questions ne ressortent que de la vilenie, Tabarin, et toujours tu nous repais de matières illégitimes qui sont d’aussi difficile digestion à la langue de les prononcer qu’à la bouche de les mâcher.42

Bref, il y a dans le ton des deux personnages de Molière et dans celui de leur relation, dans le caractère émacié de leur dialogue, dans le mélange de parodie, d’ironie et de facétie qu'ils appliquent au traitement bouffon de sujets sérieux ou au traitement faussement sérieux de sujets franchement saugrenus43, dans le pastiche qu’ils font du dialogue philosophique et de la joute scolastique, ou plus exactement du dialogue scolaire entre un maître sûr de lui et un disciple apparemment soumis, en fait regimbant aux leçons et affirmant son quant-à-soi facétieux, il y a dans tout cela quelque chose qui autorise à chercher du côté des bateleurs professionnels, du côté des tréteaux de Tabarin, du baron Gratelard, de Bary et de l’Orviétan, l’origine de la « musique » qui s’entend dans le début du troisième acte de Dom Juan ; et peut-être par là, plus largement, dans l'ensemble du dialogue leste et allègre, vif, souvent incisif, qui fait le fil directeur d’une intrigue un peu décousue, la basse continue d’une composition aux thèmes et à l’instrumentation très bigarrés.

Bruscambille en prologue et Tabarin en dialogue, le modèle probable des éloges paradoxaux par Sganarelle et son maître inscrit Dom Juan, de manière assez inattendue, dans les traditions du batelage et de la farce de tréteaux où se mêlent culture savante et populaire, clergie et gauloiserie : Bruscambille et Tabarin plus savants qu’on ne l’eût cru, Dom Juan plus peuple qu’on ne l’eût imaginé, l’éloge paradoxal est bien l’emblème de cette culture mêlée, complexe et déroutante, de ces relations inattendues entre continents éloignés, dont procède par constant effort de synthèse la littérature française classique. Vestige d'un temps où l'éloquence subsumait toutes les formes de pensée et d'expression, et contemporain de l'époque où les belles-lettres accèdent décidément à leur totale autonomie, ce parent éloigné et moqueur de l'ars bene dicendi trouva dans l'écriture comique de Molière un rôle essentiel, un regain de santé, au service de l'esthétique et de la visée paradoxales de Dom Juan ; et plus largement aussi, au service de toute cette dramaturgie du ridicule qui parodie les grands airs et les prétentions chimériques  Entre le bavardage inspiré de Dame Folie, qui lui doit tout, et l'ironie déliée de Voltaire, qui ne lui devra plus rien, il contribuait ainsi, une dernière fois, à un chapitre essentiel de l'histoire du rire comme interprétation de l'humaine condition.

« Le Dom Juan de Molière et la tradition de l'éloge paradoxal », XVIIe siècle, n° 172 ( juillet-sept. 1991 ), p. 211-228.

Notes 

  1. Il n'est pas possible ici de développer l'étude des formes précises de l'éloquence pseudo-encomiastique et de leur évolution.de l'Antiquité au XVIIème siècle. On se contentera de rappeler qu'elles reflètent à peu près celles du genre démonstratif en les pervertissant par le décalage entre le ton et le sujet traité dont la futilité, la grossièreté ou l'absurdité sont en disproportion avec le registre emphatique ou péjoratif, en tout cas toujours superlatif, propre à l'éloge ou au blâme.
  2. L’accumulation détaillée des traits, la “démonstration” qui en est demandée (« Tournez-vous un peu s’il vous plaît.[…] Haussez un peu la tête.[…] Ouvrez vos yeux entièrement. […] Que je voie un peu vos dents, je vous prie.[…] » ), l’appel au public (« Sganarelle, regarde un peu ses mains. »), le divorce suggéré par le texte entre le compliment et l’objet (« Fi ! Monsieur, elles sont noires comme je ne sais quoi. — Ha ! que dites-vous là ? Elles sont les plus belles du monde ») — tout contribue à un effet facétieux, et même légèrement moqueur pour peu que l’on songe aux circonstances de la rencontre et à la valeur des promesses de mariage immédiatement formulées.
  3. Voir Jean‑Marie Pelous, Amour précieux, amour galant (1634-1675 ). Essai sur la représentation de l’amour dans la littérature et la société mondaines. Paris, Klincksieck, 1980. Deuxième partie, ch. III, § 3, p. 212-217 et § 4, p. 217-224. On voudra bien se reporter à ces pages dont il ne nous est pas loisible ici de reprendre les analyses sans risquer, sur un sujet inépuisable comme celui-ci, de déséquilibrer notre étude.
  4. Dans Paradoxes and Problemes, rééd. Geoffrey Keynes, Soho, 1923, p. 1-3, cité par E. Malloch, « The Techniques and Function of the Renaissance Paradox », Studies in Philology, LIII, janv. 1956, n° 1, p. 191-203. « Que la femme est inconstante, », écrit l'auteur, « je le confesse à tout le monde, mais que l’inconstance soit un défaut, je m’inscris en faux contre l’avis général : car chaque chose l’emporte sur une autre dans la mesure où elle est pleine de changement. » Et prenant l’exemple du cosmos, des éléments, du temps, des couleurs, de la pensée qui vit de changement, il en déduit que l’inconstance, étant « la perfection des autres choses », ne saurait être néfaste chez les femmes. Il blâme ensuite ses lecteurs de prendre pour « treachery » les jeux d’esprit auxquels il vient de se livrer. Préféreraient-ils des maîtresses qui ne changeraient pas plus souvent « as theirs smocks, then should you see what sluttish vertue, constancy were ? » Bref, l’inconstance est un bien, et les femmes qui en sont plus pourvues que le ciel, les étoiles et la lune l’emportent sur ces corps célestes et sur tout ce qui est au-dessous : car s’il existe une science des astres, il n’en est aucune pour prévoir quand femme variera. Après tout, la physique nous apprend qu’une chose légère tend à s’élever, et une femme légère est plutôt menacée de “tomber” : preuve que la femme n’est justiciable d’aucune loi de Nature.
  5. Voir notre étude : « Les Provinciales et la tradition de l'éloge paradoxal », [in] Correspondances. Mélanges offerts à Roger Duchêne. Textes réunis par Wolfgang Leiner et Pierre Ronzeaud. Aix-en-Provence et Tübingen, G. Narr, “ELF”, et Publications de l'Univ. de Provence, 1992, p. 467-479.
  6. Pierces Supererogation Or a New Prayse of the Old Asse. Rééd. dans The Works of G. H.. Éd. A. B. Grosart, 1884, 3 vol., t. II, p. 244-245. Éd. citée par Henry Knight Miller,« The Paradoxical Encomium with special reference to its vogue in England, 1600-1800 », Modern Philology, févr. 1956 (vol. LIII), n° 3, p. 145-178. Citation de la page 156, note 65.
  7. Les Œuvres de Bruscambille, contenant des Fantasmes, Imaginations et Paradoxes et autres discours comiques. Le tout nouvellement tiré de l’escarcelle de ses Imaginations. Revu et augmenté par l’auteur. Rouen, Martin de La Motte, 1626, in-16, 488 p. Plaidoyer en faveur des dames, p. 218, et de leur constance, p. 469.
  8. Ibid., p. 113.
  9. Voir Ernst Robert Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, Bonn, 1947, trad. fr. J. Bréjoux, Paris, PUF., 1956, rééd. 1986, « Agora », 2 vol. T. I, ch. VIII, § 5, p. 267-269.
  10. Dom Juan, iii, 3.
  11. « Mon maître est un vrai enragé d’aller se présenter à un péril qui ne le cherche pas. » (III, 3). Attitude ici poltronne et assurément comique : mais il suffirait d’un rien pour qu’elle parût très raisonnable — par exemple, que l'on tînt l’esprit de vindicte et le sens de l’honneur des frères d’Elvire pour aussi saugrenus que ceux des maîtres du Bourgeois gentilhomme, dont le pugilat suscite ces propos très philosophiques au brave Jourdain, décidément bien peu aristocrate : « Oh ! battez-vous tant qu’il vous plaira : je n’y saurais que faire, et je n’irai pas gâter ma robe pour vous séparer. Je serais bien fou de m’aller fourrer parmi eux, pour recevoir quelque coup qui me ferait mal. » (II, 3) Il y a des Sganarelle chez tous les barbons de Molière ; et du Matamore chez pas mal de ces jeunes écervelés ou de ces vieux pédants dont les joutes ridicules constituent dans son œuvre autant de “blasons de l’honneur” en acte.
  12. Sganarelle ou le Cocu imaginaire, v. 443-450.
  13. I, 2, v. 229-230. Voici son argumentation : « Je suis votre valet, et j’aime mieux qu’on dise :/ “C’est ici qu’en fuyant, sans se faire prier,/ Moron sauva ses jours de la fureur d’un sanglier.”/ Que si l’on y disait : “Voilà l’illustre place/ Où le brave Moron, d’une héroïque audace/ Affrontant d’un sanglier l’impétueux effort,/ Par un coup de ses dents vit terminer son sort.” » (I, 2, v. 222-228). Moron plus loin tentera d'amadouer un ours par un blason comique de la beauté ursine qui restera sans effet, sinon hautement comique : « Ah ! beau poil, belle tête, beaux yeux brillants et bien fendus !/ Ah ! beau petit nez ! belle petite bouche ! petites quenottes jolies !/ Ah ! belle gorge ! belles petites menottes ! petits ongles bien faits ! » (II, 2) Propos qui, par écho ici encore, invite à supposer dans l’énumération des beautés de Charlotte par Dom Juan plus d’humour et de dérision que de sincérité — si émoustillé soit-il.
  14. Henry IV, Première Partie, V, 1. Trad. F.-V. Hugo, rééd. Paris, Garnier, 1961, 3 vol. T. II, p. 244-245.
  15. Satire VI , v. 87-90 et 93-96. Éd. G. Raibaud dans les Œuvres complètes, Paris, STFM, Didier, 1958, p. 59-71. £a cette argumentation fondée sur le mépris pour des valeurs chimériques, Molière ne pouvait donc qu’être sensible : si j’étais roi, dit Régnier, « je bannirais l’honneur, ce monstre abominable,/ Qui nous trouble l’esprit et nous charme si bien/ Que sans lui les humains ici ne voyent rien,/ Qui trahit la nature et qui rend imparfaite/ Toute chose qu’au goût les délices ont faite. » (v. 62-66) Et de trouver absurde que pour ce vain objet on perde « Et sommeil, et repos, et repas. » (v. 163) L’œuvre fut composée à Rome entre 1601 et 1605. Régnier a puisé, semble-t-il, son inspiration dans deux Capitoli de Mauro in dishonore dell’honor en partie démarqués par Amadis Jamyn, et qui louaient sur le mode burlesque des joco-seria le libertinage des galants et l’infidélité des belles en présentant contre l’honneur garant de la fidélité matrimoniale une de ces requêtes comme il en fleurira tant dans la littérature de coquetterie badine ainsi que dans la littérature facétieuse et gauloise aux XVIème et XVIIème siècles : matière d’un des thèmes les plus constants du comique moliéresque, représenté par une kyrielle d’éloges paradoxaux du cocuage, de consolations facétieuses, de blâmes plaisants de l’honneur des maris, qui jalonnent toute la production de notre poète. Mauro, Capitoli in dishonor dell’honor al Prior di Jesi, dans Tutte le terze Rime, 1542. Amadis Jamyn, Elégie contre l’honneur, dans les Œuvres poétiques, 2de éd. revue, corrigée et augmentée, Paris, 1527, p. 98 r°. Voir Joseph Vianney, Mathurin Régnier, Paris, 1896, Slatkine repr., Genève, 1969, p. 123. Brossette est le premier à avoir relevé en notes les passages de Régnier qu’il pensait imités de Mauro (éd. des Satires, 1729) et qui sont peut-être repris de Jamyn.
  16. Sonnet paru dans Les Œuvres de Saint-Amant, 1629, “Raillerie à part”.
  17. Fantaisie éditée dans Les Poésies de Salomon de Priézac, 1650,.rééd.par Fleuret et Perceau dans leur édition des Satires françaises du XVIIème siècle, Paris, Garnier, 1923, 2 vol. T. I, p. 300.
  18. V. 29-30. De même Saint-Amant : « Non, je ne trouve point beaucoup de différence / De prendre du tabac à vivre d'epsérance, / Car l'un n'est que fumée, et l'autre n'est que vent. » (v. 12-14 ).
  19. Op. cit. p. 161. Il renvoie à Jérôme E. Brooks éd., Tobacco : Its History Illustrated by the Books, Manuscripts and Engravings in the Library of George Arents Jr, New York, 1952, 5 vol.
  20. Hymnus Tabacci. Autore Raphaële Thorio. Lugd(uni) Bat(avorum). Typi Isaaci Elezeviry, 1625, in-8°, 57 p. (éd. consultée par nous ).Thoor, médecin néerlandais, y atteste au cours d'un éloge en forme d'épopée allégorique que le tabac soigne les ulcères, assèche et donc renforce les esprits animaux, dissipés par la torpeur du cerveau, restaure les forces de l’homme de peine et éclaire l’esprit du sage, chasse l’obscurité, les idées noires, la mélancolie, et permet à l’écrivain de trouver les mots justes avec aisance en favorisant l’exercice et la mémoire. Au demeurant, il réunit la force de l’ellébore, la valeur purgative de la rhubarbe, la qualité cicatrisante de la balsamine, etc…
  21. On reconnaît ici une plaisante stratégie utilisée déjà par Sganarelle : Chrysale n’est qu’un de ses avatars embourgeoisés. Les Femmes savantes, I, 3, v. 215-236 et II, 7, v. 558-614.
  22. Ortensio Lando, Paradossi, cioè Sententi fuori del comun parere, novellamente venute in luce, Lyon, 1543 (rééd. 1544, 1545, 1550, 1563… ). Henrici Cornelii Agrippæ […] De Incertitudine et Vanitate Scientiarum, 1531 (Paradoxe sur l’incertitude, vanité et abus des sciences, traduction française par Louis Turquet de Mayerne, Paris, 1608.)
  23. Moriæ encomium, 1509, éd. crit. par Clarence A. Miller, dans les Erasmi Opera omnia, Amsterdam/Oxford, IV-3, 1979. Trad. fr. par Pierre Mesnard, [in] La Philosophie chrétienne, Paris, Vrin, 1970, p. 25-107. Enchiridion militis christianis, dans les Lucubratiunculæ, Anvers, 1504 (rééd. Bâle, 1518, introduite par la lettre à Paul Volz. Rééd. en trad. fr. par André Jean Festugière, Paris, Vrin, 1971) et Paraclesis, également antimonastique, préfaçant le Novum Testamentum (Bâle, 1516) dédié à Léon X (229 éditions au XVIème siècle. Rééd. en trad. fr. par Jacques Chomarat, Œuvres choisies, Paris, Livre de Poche classique, 1991, p. 446-461). Relevons également, plus tardif, le Burlesque Poem in Praise of Ignorance. The greatest part thereof composed Eight  and Fifty Years ago… d’Edmund Hickeringill (publ. posth., 1708).
  24. Exemple de ce syncrétisme, la traduction par Charles Estienne du troisième des Paradoxes de Lando : « Pour l’Ignorance. Qu’il vaut mieux être ignorant que savant » : « Mieux vaut donc être ignorant que savant : mieux vaut haïr les lettres, que les chérir et aimer : et plus ne se montrent étonnés ou confus nos pauvres ignorants, desquels je vois pour le jour d’hui (la grâce de Dieu) le nombre assez compétent, et quasi infini : ains se réjouissent et remercient Dieu de bon cœur, de leur grande fortune qui leur advient à cause de cette ignorance. Et leur souvienne que, quand le bon Socrate fut par oracle jugé et estimé sage, ce fut adonc que lui-même par sa confession manifeste à un chacun, de ne rien savoir : Ayant encor mémoire, du beau proverbe de saint Augustin, que les idiots sont souvent élevés et ravissent les lieux : et les lettrés avec leurs tant belles doctrines, sont submergés : finalement leur souvienne aussi de ce qui fut dit et hautement reproché par le Juge Festus à saint Paul, que la multitude des grandes lettres et sciences, met souvent l’homme hors de propos, et le fait transporter de son bon sens. » Paradoxes, autrement propos contraires à l'opinion de la plupart des hommes. Ouvrage non moins profitable que facétieux, Rouen, Nicolas Lescuyer, 1683, p. 28 r°/v°.
  25. Op. cit., p. 86-87. De même, tel « Paradoxe facétieux » blâme les sciences porteuses de fausseté et de méchanceté : « Vous répondrez peut-être qu’il faut faire distinction des bonnes et des mauvaises : quant à moi, je maintiens que tout n’en vaut rien. » (p. 45) Quant à leur utilité, « il ne faut point faire son cours en Philosophie pour coucher avec une femme, toutes les sciences du monde ne la sauraient contenter. » (p. 47)
  26. Attesté par la préface de l’édition de 1682 (éd. Georges Couton des Œuvres complètes de Molière, Paris, Gallimard, « Bibli. de la Pléliade », 1971, 2 vol. T. i, p. 998 ), à propos de la représentation du Docteur amoureux devant le cour en octobre 1658. Même témoignage dans La Vie de M. de Molière par Grimarest, rééd. Georges Mongrédien, Paris, Brient, 1955 et Genève, Slatkine repr., 1973, p. 45-46.
  27. « Jusque-là, précise Grimarest, que, s’il mourait quelque domestique de son théâtre, ce lui était un sujet de harangue pour le premier jour de comédie. » Cité par René Bray, Molière homme de théâtre, Paris, Mercure de France, 1954, p. 129.
  28. Voir René Bray, op. cit., p. 130.
  29. Nous songeons au « vray portraict de M. de Molière en habit de Sganarelle », gravure de Simonin conservée au Département des Estampes de la B.N., où Molière-Sganarelle esquisse le geste du harangueur, le bonnet à la main.
  30. Rééd.consultée : Georges d’Harmonville éd.,Les Aventures de Tabarin […], Paris, Delahays, 1858, in-12, 488 p. Plus récemment, Yves Giraud a proposé une édition des Fantaisies du farceur Tabarin, Paris, La Pensée Universelle, 1976.
  31. « Fantaisie et dialogue I » de l’Inventaire général, éd. cit., p. 171-173.
  32. Op. cit. p. 171.
  33. Dom Juan, III, 1.
  34. Op. cit. p. 172-173.
  35. Dom Juan, ibid.
  36. Op. cit. p. 173.
  37. Ibid.
  38. Voici, autre exemple pris parmi beaucoup d’autres encore, comment est construite la « Question X » des Rencontres et Questions (Première Partie) : « Qui sont ceux qui se moquent des médecins et spécialistes ? » Le Maître, qui défend son art, répond à l’interrogation de Tabarin que « ce sont des malavisés » — citations latines à l’appui. Tabarin le contredit pour amener sa facétie : « Vous vous trompez, car [etc.] ce sont les malades. » Pourquoi ce paradoxe ? Parce qu’ils tirent la langue à leur médecin et lui montrent leur derrière. On voit que le comique de Tabarin a toute la naïveté des obscénités puériles.
  39. « Question III », op. cit., p. 15.
  40. « Question I », p. 13.
  41. Dom Juan, III, 5.
  42. Op. cit., « Question VIII », p. 23-24. De même :— Tu me fais ordinairement des questions si insolentes, que je me désiste ordinairement d’y plus répondre. » Et encore : — Est-il possible que tu m’importunes toujours de demandes si impertinentes ? Ne saurais-tu  t’évertuer à rechercher quelque chose de plus haut ? » (« Question  xvii », p. 35 ; « Question xx », p. 38 ).
  43. Le chapeau de Tabarin est un sujet inépuisable d’éloges paradoxaux. Voir la Fantaisie intitulée : « De l’Antiquité du chapeau de Tabarin, des tenants, aboutissants et dépendances » ; ou encore « Les Fantaisies plaisantes et facétieuses du chapeau de Tabarin », op. cit., p. 148-152 et 295-298. On trouve aussi, dans le même registre, toutes sortes d’« Étrennes facétieuses », d’« Almanachs prophéti
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