Le christianisme à Rome

La diffusion du christianisme

Les origines 

Contrairement au judaïsme et aux autres cultes orientaux dont l'origine remonte à un passé lointain, la religion chrétienne s'ancre dans un élément fondateur situé dans le temps - mais qui a laissé peu de témoignages historiques : la naissance de Jésus (entre 7 et 4 avant J.-C., l'erreur de datation remontant au sixième siècle), sa vie publique et sa crucifixion à Jérusalem, vers l'an 30. Il est en effet accusé d' "empêcher de payer les impôts à César" et de "se dire le roi des juifs" (Évangile de Luc, 23, 2). Un seul texte antique, écrit par Flavius Josèphe, relate l'événement (Flavius Josèphe, Les antiquités juives, XVIII, 63-64). On peut supposer que pour l'immense majorité des Romains d'Italie, cet événement soit passé  inaperçu : Jésus n'est à leurs yeux qu'un des nombreux agitateurs, qui sèment le désordre en Palestine,  et troublent l'ordre public, ce  que le gouverneur romain alors en fonction - Ponce Pilate - se doit de réprimer.

On ignore de quelle manière le christianisme arrive à Rome, mais sa présence y est attestée dès les années 40 après J.-C. Au Ier et au IIe siècles, le poids et l'influence des chrétiens sur la vie romaine sont encore très faibles. La christianisation reste lente jusqu'à la fin du deuxième siècle, puis connaît un essor plus rapide. La diffusion de cette religion dans la capitale de l'Empire est mal connue, et nous possédons peu de traces probantes de son développement :

  • Il n'existe pas de vestiges archéologiques, ni en Italie ni ailleurs : les chrétiens se réunissent dans les synagogues, puis dans des maisons particulières. A Rome, les fouilles n'ont pas mis à jour d'iconographie ou d'épigraphie avant celles des catacombes datées du IIIème siècle, en particulier la catacombe de Callixte à Rome. En effet, les chrétiens des deux premiers siècles suivent pour une grande partie les coutumes juives qui interdisent toute représentation de la divinité: ils " évitent d'édifier des statues, des autels et des temples. " (Celse, Discours vrai, vers 180 après J.-C., cité par Origène, Contre Celse, VIII, 17)
     
  • D'autre part, les textes d'auteurs romains sont peu nombreux. En effet, les écrits qui attestent de la naissance du christianisme sont pour l'essentiel des textes chrétiens, qui ont été écrits non pour fournir des renseignements historiques, mais pour diffuser un message, une " nouvelle " : en grec, le mot évangile signifie " bonne nouvelle ".

Nous en sommes donc largement réduits aux hypothèses pour expliquer la christianisation progressive du monde romain. Certes, et comme toutes les religions orientales, ce culte bénéficie du caractère cosmopolite de l'Empire et du besoin d'une vie religieuse moins formelle, plus individuelle que celle des cultes officiels. On peut supposer que le christianisme est alors en mesure de combler des aspirations mystiques, par une doctrine du salut qui montre l'action directe de Dieu dans le monde. Le sacrifice du Christ, ressuscité et donc vainqueur de la mort, ouvre la perspective d'une vie éternelle, aussi bien pour l'individu que sur le plan eschatologique (c'est-à-dire qui concerne la fin de l'histoire et du monde). La résurrection des justes fait suite à une existence terrestre où la relation personnelle avec Dieu est présentée comme une priorité et conduit à adopter des règles morales dont la société romaine, en des temps bouleversés, semble avoir ressenti la nécessité. Les communautés de croyants - que le voyageur peut retrouver lors de ses déplacements - offrent en outre la possibilité, à l'issue d'un enseignement progressif, de participer à leurs rites, et cela sans restriction de sexe, de fortune, de culture ou de classe sociale : les adeptes, au nom d'un idéal de fraternité, s'y donnent le nom de frères et soeurs. Le christianisme n'est pas une religion à mystères, fermée sur elle-même et accessible aux seuls initiés, mais ce n'est pas non plus une religion " visible " dans la période qui nous occupe : pas de processions spectaculaires (comme pour les religions orientales), pas de temples, pas de statues de dieu... Ce qui peut expliquer à la fois sa progression et le silence des auteurs latins sur cette croyance nouvelle.

Juifs ou chrétiens ?

Dans les premiers temps, la diffusion du christianisme se fait au sein de la communauté juive de la diaspora, dans les synagogues, puisque disciples et apôtres sont d'origine juive - Pierre, avant sa rencontre avec le Christ s'appelle Simon, et Paul est issu d'une famille juive de Tarse en Cilicie. Les Romains assimilent les chrétiens aux juifs, le christianisme étant pour eux un des multiples courants spirituels qui traversent les communautés juives - un parmi d'autres. Si l'on en croit ce qui se passe ailleurs dans le monde méditerranéen, les rapports entre juifs et judéo-chrétiens sont très vite problématiques, en particulier lorsque les chrétiens commencent à accueillir parmi eux des païens  non circoncis qui ne respectent pas la loi juive, en particulier les interdits alimentaires ; ainsi l'apôtre Paul, qui, par ses voyages et ses lettres, diffuse la foi chrétienne, préconise d'annoncer le Christ à tous sans distinction :

" Vous tous en effet, baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ : il n'y a ni Juif ni Grec, il n'y a ni esclave ni homme libre, il n'y a ni homme ni femme ; car tous vous ne faites qu'un dans le Christ Jésus." (Epître de Paul aux Galates, III, 27, traduction Bible de Jérusalem)

Peu à peu, suivant une chronologie difficile à déterminer, les communautés chrétiennes acquièrent une autonomie et une identité propres, et une hiérarchie se met en place en leur sein.

Importance de Rome

Dans le courant du IIème siècle, l'église de Rome voit grandir son prestige dans les communautés chrétiennes disséminées dans l'Empire romain.
Pour les chrétiens, Rome est en effet la ville qui aurait vu la mort des apôtres Pierre, le premier des douze disciples de Jésus, et Paul, sous le règne de Néron, entre 64 et 67 ; cette tradition est attestée dès l'Antiquité, mais les textes qui racontent la crucifixion du premier et la décapitation du second sont trop tardifs pour être probants.

" On raconte que, sous son règne [celui de Néron], Paul eut la tête coupée à Rome même et que semblablement Pierre y fut crucifié, et ce récit est confirmé par le nom de Pierre et de Paul qui jusqu'à présent est donné aux cimetières de cette ville. " (Eusèbe de Césarée (265-340), Histoire ecclésiastique, II, XXV, 5)

Quoi qu'il en soit, cette tradition perdurera à travers les siècles puisque la basilique Saint-Pierre de Rome a été construite au-dessus du lieu où auraient été transportées les reliques de Pierre, et où se trouve effectivement un cimetière chrétien primitif. Pierre et Paul seront dès le deuxième siècle considérés comme fondateurs de l'église de Rome, ce qui va concourir à l'autorité qu'elle acquerra peu à peu.

Par ailleurs, Rome est un lieu où se rencontrent, voire s'affrontent divers courants d'idées : au milieu du IIème siècle, des théologiens y viennent de différentes régions de l'Empire : Justin, arrivé de Naplouse, Tatien, né en Assyrie, Valentin, originaire d'Alexandrie… Les débats sont vifs et le partage difficile entre la " vraie foi " et l'hérésie. Ce bouillonnement d'idées conduit dans certains cas à des ruptures. Ainsi, vers 135, Marcion, né à Sinope, dans le Pont, oppose le dieu chrétien, bon, sauveur, au dieu vengeur et jaloux de Moïse, créateur mais imparfait - et cherche à couper la religion chrétienne de ses racines juives. Ses divergences de vues le conduisent à fonder une nouvelle église, l'église marcionite, qui se répand rapidement à travers l'Empire. Un autre courant, le gnosticisme, tente d'expliquer - à travers des mythes complexes - la présence du mal dans le monde. A Rome, la figure la plus marquante de ce mouvement est Valentin, qui est arrivé dans cette cité vers 140. Cette doctrine met l'accent sur la connaissance (gnôsis en grec) qui procure le salut. Les gnostiques seront rapidement considérés comme hérétiques.

Attitudes officielles

L'attitude des Romains face aux chrétiens ? Une image assez caricaturale a été largement répandue, en particulier au dix-neuvième siècle et au début du vingtième : celle d'une persécution systématique des chrétiens, et l'mage sulpicienne d'une arène où un fauve met en pièces un croyant en prière, symbole des persécutions endurées par les chrétiens. Flaubert ironise sur cette tendance dans le Dictionnaire des idées reçues : " MARTYRS : Tous les premiers chrétiens l'ont été. 

Premières sanctions

Suétone donne la première indication connue, à propos de l'expulsion des juifs de Rome ordonnée par Claude, qui a lieu en 41-42 ou en 49 :

"Iudaeos impulsore Chresto assidue tumultuantis Roma expulit."(Suétone, Vie des Douze Césars, Claude, XXV).
"Il expulsa les Juifs qui causaient des troubles constants à l'instigation de Chrestus. "

Ce texte signale au sein de la communauté juive une agitation que l'on peut peut-être attribuer à la présence de chrétiens. Ce mot "Chrestus" a fait en effet couler beaucoup d'encre : si certains historiens pensent qu'il s'agit d'un agitateur juif présent à Rome (christos n'est pas à l'origine un nom propre et veut dire "oint" en grec), d'autres voient le signe de dissensions au sein de la communauté juive, dues à la présence de chrétiens. Que des judéo-chrétiens aient été contraints à l'exil est confirmé par les Actes des Apôtres, un des livres du Nouveau Testament. L'apôtre Paul rencontre en effet à Corinthe deux artisans chrétiens d'origine juive, Aquilas et Priscille, qui ont dû quitter Rome " à la suite d'un édit de Claude qui ordonnait à tous les juifs de s'éloigner de Rome. " (Actes des Apôtres, 18, 2)

Néron persécuteur des Chrétiens

Tacite évoque la persécution très cruelle infligée aux chrétiens par Néron - la première rapportée par les historiens romains. L'empereur, après l'incendie de Rome en 64, tente d'en rejeter la responsabilité sur les chrétiens ; on peut supposer que l'opinion publique ne leur est déjà guère favorable - on ne choisit pas de bouc émissaire dans un groupe apprécié -, et le seul fait de pratiquer une religion étrangère les place déjà dans l'illégalité. Tacite a fort mauvaise opinion des chrétiens, mais il souligne la cruauté de Néron et note que

" ... tamquam non utilitate publica, sed in saevitiam unius absumerentu [...]" (Tacite, Annales, XV, 44)
" ... on se disait que ce n'était pas en vue de l'intérêt public, mais pour la cruauté d'un seul qu'on les faisait disparaître [...]. "

L'épisode est également raconté par Suétone, très brièvement (Suétone, Vie des douze Césars, Claude, XXV).
Sans doute quelques années après (il est difficile d'établir une date précise), Paul, arrêté en Palestine, demande à être jugé non devant les instances locales, mais à Rome, et il est conduit dans la capitale de l'Empire car il bénéficie des droits attachés à son statut de citoyen romain. Cette attitude tend à montrer que l'apôtre crédite le droit romain d'une certaine impartialité pour trancher le conflit qui l'oppose aux juifs.
Nous ne savons rien de certain sur le sort des chrétiens de Rome après la persécution néronienne jusqu'au début du IIème siècle, même si certains, peut-être même des membres de la haute société, ont sans doute été poursuivis sous Domitien (81 - 96) pour des motifs religieux.

Les " rescrits " de Trajan et d'Hadrien

Une lettre de Pline le Jeune, en 112 -113, interroge l'empereur Trajan sur la manière de traiter les chrétiens, ce qui laisse supposer qu'il n'existe pas alors de loi spécifique antérieure à cette date (Pline le Jeune, Lettres, X, 96). Nous possédons la réponse de Trajan, un " rescrit ", texte faisant par la suite jurisprudence (Pline le Jeune, Lettres, X, 97). Il s'agit en l'occurrence des chrétiens de Bithynie, province dont Pline est gouverneur, et non de ceux qui vivent à Rome ou en Italie. Cette missive donne cependant une indication précieuse : ce n'est pas sous l'impulsion du pouvoir central que se font les persécutions, mais à partir de pressions populaires et de dénonciations ; l'hostilité de l'opinion publique contre eux est manifeste. Hadrien, vers 125, confirme lui aussi, dans une lettre (citée par Justin, Apologie, LXVIII, 6-10), l'essentiel des dispositions de Trajan ; son courrier protège en un sens les chrétiens dans la mesure où il interdit toute action violente et toute dénonciation anonyme, mais n'empêche nullement qui le désire de les poursuivre en justice et de les faire condamner à mort pour leurs pratiques religieuses. Cependant, aucun martyr n'est attesté sous son règne.

Les derniers Antonins

Sous le règne de Marc Aurèle, empereur philosophe, peu enclin à apprécier  la foi de ceux qui suivent le Christ, l'hostilité envers les chrétiens ne va cesser de croître ; on les rend responsables des malheurs qui menacent l'Empire : épidémie, famine, dangers d'invasion… La foule les agresse, de véritables " pogroms " ont lieu, à Antioche, à Lyon, où, en 177, ils sont martyrisés en nombre. Ces flambées de violence sont particulièrement brutales dans les cités d'Orient. A Rome même, le philosophe Justin est mis à mort vers 165, avec d'autres coreligionnaires.

Le début du troisième siècle

Dans la première moitié du IIIème siècle, diverses mesures font peser, à terme, des menaces sur la situation des chrétiens : Septime Sévère interdit en 202 les prosélytismes juif et chrétien ; Caracalla, en 212, accorde la citoyenneté à tous les habitants libres de l'Empire. Cette décision leur impose, par voie de conséquence, le culte des dieux officiels romains - que les chrétiens refusent. Si des violences continuent, particulièrement à Alexandrie ou en Afrique, on ne constate pas encore de volonté politique manifeste et déterminée de venir à bout des chrétiens. La politique de Dèce (249 - 251) sera tout autre, et cet empereur déclenchera la première persécution systématique en obligeant tous les habitants de l'Empire à sacrifier aux dieux.

Pourquoi des persécutions ?

Même si les persécutions, du moins dans les deux premiers siècles, furent moins étendues qu'on le croit d'ordinaire, il n'en reste pas moins que l'on constate à la fois une expansion continue de la nouvelle religion et une hostilité grandissante à son égard.

Tout d'abord, le christianisme, monothéisme rigoureux, conduit ses fidèles à ne participer à aucun culte public. Alors que bien des religions étrangères ont été tolérées, voire acceptées au début de l'Empire, le refus chrétien est interprété comme une mise en cause des fondements politiques et religieux de l'état romain. En effet, le chrétien va à l'encontre de la coutume des ancêtres, le mos majorum. Faire des sacrifices, c'est vouloir le bien de la cité en réactivant le contrat qui lie celle-ci aux dieux : la citoyenneté est ainsi indissociable des cultes officiels. Par ailleurs, le culte impérial est considéré comme un des ciments de l'Empire. La conséquence logique de cette " impiété ", de cet " athéisme ", pour un Romain, c'est la répression, car celui qui n'accepte pas de prouver ainsi son attachement à la cité et à l'Empereur adopte une attitude égoïste et séditieuse - même si par ailleurs son comportement personnel est d'une moralité irréprochable, ainsi que le constate Pline dans sa lettre à Trajan. Dans la répression du christianisme, motifs religieux et motifs politiques s'entremêlent.

La religion chrétienne conduit aussi ses adeptes à se tenir à l'écart de la vie quotidienne, qui reste imprégnée, en bien des occasions, de rites religieux païens ou, aux yeux des chrétiens, moralement condamnables : fêtes familiales ou publiques, représentations théâtrales, jeux du cirque et de l'amphithéâtre (Minucius Felix, Octavius, XII, 4 - 6). Au marché même, on vend des viandes issues de sacrifices, et que les chrétiens ne peuvent consommer. Pour ceux qui suivent le Christ, le mariage avec un païen reste prohibé, servir dans l'armée pose problème, occuper fonctions publiques et magistratures aussi. Tertullien, écrivain chrétien considéré cependant comme adoptant des positions trop tranchées par ses coreligionnaires, rapporte ainsi avec admiration qu'en 211, un soldat refuse, car c'est contraire à ses convictions, le port d'une couronne lors de la remise d'une gratification impériale (Tertullien, Sur la Couronne, I, 1 - 4). " Aux yeux de la multitude, le grand tort des chrétiens était de s'isoler et de se vouloir autres : c'est une tendance habituelle que de haïr ce qui est différent de soi, et, dans une collectivité, ceux qui se mettent à l'écart. […] L'isolement auquel les réduisait leur strict exclusivisme religieux faisait d'eux des dissidents dans leurs cités et, en les mettant à part de la communauté civique, il les faisait suspecter de misanthropie." (Claude Lepelley, dans Histoire du christianisme, Tome 1, p. 248). Cette remarque éclaire le jugement brutal de Tacite qui affirme que leur crime est " la haine du genre humain - odium humani generis ". (Annales, XV, 44)

Les rites chrétiens restent également mystérieux, mal connus ; ils ont lieu dans des maisons particulières ; seuls ceux qui ont été baptisés sont admis à participer à l'eucharistie, c'est-à-dire à la commémoration du dernier repas et du sacrifice du Christ. Ce secret alimente les peurs : la rumeur publique a vite fait d'accuser les chrétiens de crimes abominables et de faire retomber sur eux la responsabilité des catastrophes naturelles. Tertullien souligne les méfaits des bruits qui courent et qui ont vite fait de dénaturer la vérité :

Quae ne tum quidem, cum uera defert, a libidine mendacii cessat, ut non falsa veris intexat adiciens detrahens uarietate confundens."
"La renommée ? mais lors même qu'elle apporte la vérité, elle ne renonce point à la fantaisie du mensonge, mêlant le faux avec le vrai, ajoutant, retranchant, confondant et dénaturant toutes choses. " (Tertullien, Ad nationes, I, VII)

Plusieurs œuvres littéraires se font l'écho des calomnies suscitées par la haine populaire : meurtre - en particulier meurtres rituels d'enfants -, anthropophagie, inceste, débauche... On trouve à ces accusations quelques explications dans des croyances et pratiques chrétiennes déformées : l'appellation de frères et soeurs entre les adeptes conduit au soupçon d'inceste, l'eucharistie - partage du pain et du vin qui, pour les croyants, sont le corps et le sang du Christ - à celui d'assassinat et de cannibalisme. On blâme aussi les chrétiens de vénérer une divinité moitié homme - moitié animal, car on leur fait l'étrange reproche d'adorer un dieu à tête d'âne. Un graffiti découvert en 1856 à Rome, sur la colline du Palatin, dans le Paedagogium (peut-être l'école des serviteurs du palais) montre un crucifié à tête d'âne ; à sa gauche, un homme adopte une attitude propre à la prière. Une inscription à la graphie maladroite affirme, en grec : " Alexaménos adore dieu ". Plusieurs auteurs latins font référence à cette croyance, réfutée par les chrétiens, en particulier par Tertullien, qui la qualifie de " ridicule invention ".

" Nam, ut quidam, somniasti<s> caput asininum esse deum nostrum : hanc Cornelius Tacitus suspicionem fecit. "
" Certains, parmi vous, ont rêvé que notre Dieu était une tête d'âne. Tacite est le premier auteur de cette ridicule invention." (Tertullien, Ad nationes, I, XI).

Enfin, la religion chrétienne est dès l'origine une religion missionnaire : dans le Nouveau Testament apparaît à plusieurs reprises ce souci d'aller porter la " bonne nouvelle ". Contrairement au judaïsme, qui est ancré dans une terre d'origine, de souche antique, et donc respectable aux yeux des Romains, les chrétiens ne font pas partie d'une nation à laquelle on reconnaît le droit de conserver ses pratiques religieuses. Leur prosélytisme actif et visible propre à une  religion nouvelle, cosmopolite, intransigeante, sans respect pour les hiérarchies sociales établies, est perçu comme dangereux pour le monde gréco-romain.

Regards d'écrivains

Les auteurs latins

Dans les deux premiers siècles de notre ère, le corpus de textes latins écrits par les auteurs païens, à propos des chrétiens, est extrêmement restreint. Faut-il y voir un signe de mépris envers ce qui est quantité négligeable, ou le fait que la communauté chrétienne ne joue à Rome qu'un rôle encore peu important et se distingue mal aux yeux des Romains de la religion juive ?
En tout cas, les quelques écrivains romains qui parlent du christianisme le font dans des termes très péjoratifs: " race adonnée à une superstition nouvelle et coupable, genus hominum superstitionis nouae ac maleficae " (Suétone), " superstition pernicieuse, exitiabilis superstitio " (Tacite), " superstition déraisonnable et sans mesure, supertitio prava et immodica " (Pline le Jeune) : cette croyance nouvelle ne peut que nuire au peuple romain. Elle apparaît aussi comme une religion irrationnelle, à laquelle manque le sens de la mesure - bien éloignée des idéaux philosophiques cultivés par l'antiquité gréco-romaine. Pline la qualifie d'amentia, de folie, de ce qui est privé d'intelligence, de capacité de réflexion. L'acceptation du martyr par les chrétiens, le fait que leur théologie fasse une victoire de ces morts ignominieuses, à l'imitation du Christ, est considéré, non comme un signe de fidélité à ses convictions, mais comme un fanatisme irraisonné. Marc-Aurèle voit dans leur courage devant la mort non le fruit d'un jugement personnel, mais un " simple esprit d'opposition " (Marc Aurèle, Pensées, XI, 3).

Celse   

Même si les auteurs latins des deux premiers siècles n'évoquent que fort peu le contenu de la religion chrétienne, un ouvrage qui développe un regard païen sur le christianisme nous est cependant parvenu de manière indirecte : le Discours Vrai, rédigé vers 180 par Celse, un auteur dont la vie nous est pratiquement inconnue. Cet ouvrage est désormais perdu, mais on peut le reconstituer à travers les écrits d'un écrivain chrétien de langue grecque, Origène, qui, vers 248, rédige un Contre Celse, pour réfuter, les unes après les autres, les accusations et les objections de Celse. Ces dernières offrent l'intérêt de présenter le point de vue d'un homme cultivé, habitant de l'Empire, et imprégné de culture grecque.
À l'évidence, Celse connaît les textes juifs et chrétiens et ne limite pas son jugement, comme nombre de Romains, à une rapide appréciation négative ou des à ragots insultants. Son argumentation permet de dégager ce qui, en tant qu'héritier d'une tradition philosophique, religieuse et politique gréco-romaine, le choque dans la religion chrétienne - même s'il lui dénie par ailleurs toute pensée novatrice.

  • Religion et raison.
    Le christianisme paraît à Celse contraire à l'usage de la raison, au logos grec, à la sagesse. Il reproche par exemple aux chrétiens d'affirmer " que la science fait perdre aux hommes la santé de l'âme " (Origène, Contre Celse, III, 75. Traduction : M. Borret, Editions du Cerf, 1967). Le christianisme se coupe des anciens qui sont la référence dans la quête spirituelle de la divinité : hommes illustres, héros, poètes, philosophes. Ce n'est pas une religion de doctes esprits, rompus à la réflexion philosophique : elle est simpliste, comme sont simples ceux auxquels elle s'adresse " les gens les plus incultes et les plus grossiers " (III, 55) - et scandaleuse aussi, puisqu'elle prétend accueillir en son sein et convertir les plus dépravés, " voleur, perceur de muraille, empoisonneur, pilleur de temple ". On retrouve d'ailleurs à plusieurs reprises ce rejet d'une religion qui n'a pas pour pilier une élite intellectuelle et sociale, mais des hommes de toute extraction. Jésus et ses disciples sont dépeints ainsi : " Jésus s'étant attaché dix ou onze hommes décriés, publicains et mariniers fort misérables, s'est enfui avec eux de çà et de là, mendiant sa subsistance d'une manière honteuse et sordide. " (I, 62, id.)
     
  • La nature de dieu.
    Les fondements même de la religion chrétienne font problème : l'incarnation (Dieu fait homme en la personne de Jésus-Christ) en tant que conception miraculeuse (Jésus-Christ né d'une vierge), et surtout la nature même du Christ, homme et Dieu - le débat sur ce sujet est d'ailleurs une question centrale au sein même de l'église primitive :
    " Le corps d'un dieu ne saurait être comme le tien. " (I, 69)
    Pour Celse, si un dieu se fait homme, il a par là-même perdu sa divinité, la nature de la divinité étant d'être immortelle et immuable. Celse présente les chrétiens comme " attachés au corps " (VII, 36), " rivés à la chair " (VII,42), ne vivant que " pour le corps, c'est-à-dire une chose morte " (VII, 45) : leur doctrine est incompatible avec les théories platoniciennes, qui sont une référence majeure de la philosophie antique. Par ailleurs, Jésus ne peut être dieu s'il meurt, soumis de surcroît au châtiment le plus dégradant, celui des esclaves : la crucifixion est le signe même de son impuissance devant la mort. Jésus " ne fut donc qu'un homme, tel que la vérité elle-même le montre et la raison le prouve. "(II, 79).
    Cette incompréhension profonde, l'apôtre Paul la signale lui aussi :
    " Nous proclamons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les païens. " (Paul, Première épître aux Corinthiens, 23-24. Traduction : Bible de Jérusalem, Cerf ) .
     
  • La doctrine du salut.
    Pour Celse, l'annonce de la résurrection du Christ, élément fondamental de la religion chrétienne, relève du charlatanisme : aucune preuve tangible de l'événement ne peut être apportée. Elle est aussi contraire à la pensée philosophique antique :
    " Rien n'est immortel de ce qui provient de la matière. " (IV, 61, id.)
    Celse nie l'existence d'un dieu providentiel et refuse l'idée d'un salut du monde qui s'inscrit dans l'histoire :
    " Il ne saurait y avoir ni plus ou moins de mal dans le monde, autrefois, aujourd'hui, à l'avenir : car la nature de l'univers est une et est toujours la même, et l'origine du mal est toujours la même. " (IV, 62, id)
    Celse s'oppose en cela à ce qu'on pourrait appeler un " anthropocentrisme " chrétien : l'univers ne fonctionne pas pour l'homme selon un dessein divin, et l'homme n'a pas de supériorité sur la nature, son corps étant de même essence que celui d'un animal. La doctrine chrétienne de la résurrection s'avère par là même, à ses yeux, particulièrement absurde (Origène, Contre Celse, V, 14).
     
  • Le monothéisme.
     Celse ne comprend pas pourquoi les chrétiens refusent de vénérer tout autre divinité que la leur. Partageant une opinion commune à son époque, il ne condamne pas le monothéisme, et considère que la divinité suprême englobe toutes les formes divines : " Rendre un culte à plusieurs dieux, c'est rendre un culte à l'un de ceux qui appartiennent au grand dieu et, par là même, lui être agréable." (VIII, 2,id.)
     
  • La politique : religion et ordre établi.
    A la fin du Discours véritable, Celse développe un certain nombre d'arguments qui sont d'ordre politique. Les chrétiens sont, selon lui, mus par un esprit de révolte qu'il condamne. Il enjoint aux chrétiens de participer au fonctionnement de l'état : être soldat, prendre part au gouvernement, etc. À travers son propos perce une crainte : si l'on ne respecte pas les marques de révérence envers l'empereur, on ne reconnaît pas le pouvoir en place, on l'affaiblit donc - et alors " tous les biens de la terre " seront " la proie des barbares très iniques et très sauvages ", on n'entendra plus " parler sur la terre ni de la religion ni de la véritable sagesse. " (Origène, Contre Celse, VIII, 68)

C'est donc une vision très négative du christianisme que celle de Celse, qui assimile volontiers les chrétiens à des imposteurs, charlatans et sorciers pratiquant la magie - à des imposteurs dangereux dont il lui faut contrer l'expansion.

Les auteurs chrétiens: les apologistes

Très tôt, des écrivains chrétiens, que l'on appelle les apologistes, vont prendre la défense de leurs coreligionnaires, en rédigeant des ouvrages où ils vont à la fois réfuter les accusations qui sont portées à l'encontre de ces derniers, et présenter la doctrine chrétienne : ils prennent conscience de la nécessité de présenter leur foi sous un angle à la fois philosophique et théologique. Paradoxalement, c'est par l'entremise de ces ouvrages chrétiens que nous pouvons appréhender la vision des Romains sur cette religion nouvelle, et lire le récit des premiers martyres, même s'il est nécessaire, en consultant ces sources, de prendre en considération la visée de ces textes. Les premiers ouvrages sont rédigés en langue grecque, langue usuelle dans les communautés chrétiennes des deux premiers siècles. Ce n'est que dans la seconde moitié du deuxième siècle que va apparaître, avec Tertullien, une littérature chrétienne de langue latine.

  • Tertullien

    Dans la lignée d'apologistes de langue grecque (Justin, Tatien, Athénagore…) dont il reprend certains thèmes, Tertullien, né à Carthage, utilise la rhétorique classique et sa connaissance de la philosophie et du droit romain pour dénoncer vigoureusement l'injustice faite aux chrétiens. Il n'hésite pas à s'en prendre aux décisions officielles (Apologétique, II, 6 - 9), par exemple celle de Trajan. Deux de ses ouvrages au ton très polémique, l'Apologétique et Aux nations, écrits en 197, s'en prennent ouvertement au mode de vie et de penser romains ainsi qu'à la religion païenne. L'argumentation vise en outre à montrer que les persécutions ne sont pas fondées en droit, qu'elles reposent sur le seul fait d'être chrétien - sur la simple dénomination de " chrétien ", sans qu'aucun acte délictueux ne soit commis :

    "Intellegere potestis, non scelus aliquod in causa esse, sed nomen." (Apologétique, II, 18)
    "Vous pouvez comprendre que ce n'est pas un crime qui est en cause, mais un nom."

    Il analyse les raisons de la haine suscitée par les chrétiens : ignorance (Apologétique, I, 4 et I, 8 - 9), préjugés, crédit accordé à la rumeur. Il s'attaque, pour en démontrer l'inanité, aux accusations de crime - la religion chrétienne, affirme-t-il, impose une conduite morale très stricte, et donc à l'abri de tout reproche -, réfute l'idée que les chrétiens mènent une vie hors de la cité.
    Il cherche aussi à contrer le grief d'inculture. Les apologistes, qui ont reçu une solide formation à la culture gréco-latine, ne veulent pas laisser enfermer leurs coreligionnaires dans l'image d'hommes crédules ; ils affirment donc la primauté, de par son ancienneté, de la Bible, qui aurait été à l'origine de toute sagesse et de toute philosophie :

    "Auctoritatem litteris praestat antiquitas summa." (Apologétique, XIX, 1)
    "Ce qui donne de l'autorité aux écritures, c'est leur antiquité très haute."

    Ils opèrent les premiers rapprochements entre la pensée grecque et la foi chrétienne :

    " Apud uestros quoque sapientes, logon, id est sermonem atque rationem, constat artificem uideri uniuersitatis. [...] Et nos autem sermonem atque rationem, itemque uirtutem, per quae omnia molitum deum ediximus, propriam substantiam spiritum adscribimus, cui et sermo insit pronuntianti, et ratio adsit disponenti, et uirtus praesit perficienti." (Apologétique, XXI, 10 - 11. Traduction J.P. Waltzing, Librairie Bloud et Gay, 1914)
    "Vos philosophes aussi sont d'accord pour dire que c'est le logos, c'est-à-dire " la parole et la raison ", qui est l'auteur de l'univers. [...] Or, nous aussi, nous regardons la parole et la raison, et aussi la puissance par lesquelles Dieu a tout créé, nous l'avons dit, comme une substance propre que nous appelons "esprit": la parole est dans cet esprit quand il commande, la raison la seconde quand il dispose, la puissance l'assiste quand il réalise."

    Toutefois, le passage cité ci-dessus révèle une fracture : d'un côté les Romains (chez vous, "apud vestros"), de l'autre les chrétiens (et nous "et nos"). Le christianisme de ces premiers siècles peine à faire une synthèse entre les préceptes qui sont les siens et la culture gréco-romaine où littérature, art et même philosophie sont étroitement liés à une religion considérée comme idolâtre.

    Sed conuersus ad litteras uestras, quibus informamini ad prudentiam et liberalia officia, quanta inuenio ludibria!"
    "Mais si je me tourne vers votre littérature, qui vous forme à la sagesse et à vos devoirs d'hommes libres, que de choses ridicules j'y trouve." (Apologétique, XIV, 2. )

    Chez Tertullien, la méfiance est manifeste, même s'il n'en emprunte pas moins des modes de pensée et une rhétorique issus d'une culture profane.

     
  •  Minucius Felix

    À la même époque, à la fin du IIe siècle ou au début du IIIe, Minucius Felix rédige en latin un dialogue, l'Octavius, où il met en scène deux amis, l'un chrétien, Octavius, l'autre païen, Cécilius, qui, en se promenant sur la plage d'Ostie, tentent de convaincre l'autre du bien fondé de sa position. L'auteur est chrétien, et c'est bien sûr Octavius qui finit par l'emporter.
    Mais les propos que Minucius Felix met dans la bouche des deux personnages permettent de mieux comprendre cette fracture entre deux visions du monde. Par exemple, Octavius, au cours de son argumentation, décrit la religion païenne comme vidée de son sens, réduite à des pratiques rituelles privées de raison (Octavius, XXIV, 11 - 13) ; ailleurs, il présente les mythes fondateurs comme le récit d'actions criminelles, en les jugeant selon des critères moraux (Octavius, XXVI, 1 - 3). Minucius Felix tente ainsi de convaincre, en un discours émaillé de références à des auteurs classiques, un public cultivé dont il connait le septicisme face au polythéisme traditionnel, et l'attirance pour un monothéisme lié à une réflexion philosophique.

Dans les deux premiers siècles de notre ère, les Romains considèrent les chrétiens comme une secte nouvelle, peu recommandable par son recrutement dans toutes les classes de la société, y compris les plus basses, et par ses croyances qui vont à l'encontre des modes de vie,  des éléments de la pensée philosophique antique. Ce caractère  de profonde altérité provoque des situations de rejet, voire le recours à la violence ; les chrétiens sont à la merci de dénonciations, de mouvements populaires d'hostilité, mais non d'une volonté d'éradiquer complètement leur religion, dont l'expansion numérique au cours de cette période reste mal connue.
Vers le milieu du IIIème siècle, la situation des chrétiens change. Le monde romain connaît une grave crise. Différents empereurs vont tenter de maintenir coûte que coûte l'unité menacée de l'empire - aux dépens de ceux qui, malgré leur nombre grandissant, sont encore perçus comme un danger. Les persécutions, jusqu'alors sporadiques, prennent dès lors une tournure systématique.

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