L'armée macédonienne

La guerre menée par Philippe et Alexandre est bien différente de celle conduite par les cités grecques et leurs hoplites. Démosthène le sait et met en garde les Athéniens : ce n’est pas à la tête d’une phalange d’hoplites que s’avance Philippe là où il veut, mais en menant des troupes légères, des cavaliers, des archers, des mercenaires. Et, chaque fois qu’il tombe sur des peuples victimes d’un mal intérieur, et que personne, par défiance, n’ose faire une sortie pour défendre son pays, il met en place des machines de guerre et assiège les villes. Il ne fait aucune différence entre l’hiver et l’été. Il n’y a point pour lui de saison à choisir pour faire trêve (Démosthène, Troisième Philippique, IX, 49-51)…

C’est, sans doute, pendant l'hiver 359-358, que Philippe réorganise la phalange macédonienne (Diodore, XVI, 3, 1-2). Selon Polybe les innovations sont essentielles : on constate, d'une part, au niveau de l'armement lourd, un allongement considérable de la sarisse qui passe de 2 à 6 m, la présence d'un petit bouclier recourbé attaché à l'épaule par une courroie, et, d'autre part, au niveau tactique, la phalange compte désormais 16 rangs de profondeur sur toute la ligne frontale. Elle triomphera en Asie (Quinte-Curce, III, 2). Jusqu'en 330, l'armée d'Alexandre, héritée de celle de Philippe II, ne subit pas de modifications essentielles. Ses qualités essentielles sont la mobilité et une grande liberté dans les combinaisons des différents corps. Cette souplesse autorise l’intégration de l’infanterie lourde grecque – les Alliés et les mercenaires. Plus tard, Alexandre introduira des Perses dans la phalange. Ce terme – la phalange –, s’il est habituellement utilisé pour qualifier des unités particulières ou taxeis qui constituent un corps essentiel de l’armée macédonienne, fait, en réalité, référence à une formation spécifique adoptée au cours de la bataille (acies ; agmen).

L’infanterie lourde est donc caractérisée par son armement et son ordre de bataille. Les phalangites ou pezhétaires – les Compagnons à pied par opposition aux Hétaires, les Compagnons à cheval –, sont organisés selon le modèle grec des hoplites, mais armés de la sarisse, une lance de 14 à 16 pieds de long (de 5 à 6 mètres) maniée à deux mains, et d’une courte épée grecque. Quand les sarisses sont abaissées, les pointes des cinq premiers rangs dépassent la ligne d’attaque, formant une muraille hérissée de fer, infranchissable. Les sarisses des phalangites qui suivent sont dressées vers le ciel. On a ainsi des masses de combat, parfaitement entraînées, à la fois lourdes et mobiles, qui apparaissent comme de véritables citadelles mouvantes. La taxis – la plus grande unité de la phalange –, est commandée par un décadarque. L’infanterie légère est forte d’Hypaspistes parmi lesquels on recrute les éléments de l’Escadron Royal, l’ilè basilikè ou agèma.

La cavalerie est composée d’éclaireurs répartis en 5 escadrons et de 8 escadrons lourds ou îles, dont l’un constitue l’Île royale, l’ilè basilikè. Chaque escadron est commandé par un ilarque. C’est à la tête de l’agèma, l’Escadron royal, qu’Alexandre charge habituellement. La cavalerie, qui occupe une place de plus en plus importante, joue un rôle capital dans les batailles rangées ou combats individuels. Ses charges fulgurantes sont décisives. Elle compte un groupe d’intervention rapide composé de Péoniens et d’Odrysiens. Quant aux sarissophores, cavaliers armés d’une sarisse de 4 mètres, souvent confondus avec les prodromoi, les Éclaireurs, ils forment un corps de cavalerie légère distinct de la cavalerie lourde équipée, elle, d’une courte pique. À cela, il faut ajouter les archers à cheval, les sagittarii equites dont parle Quinte-Curce (V, 4, 14), une infanterie et une cavalerie grecques et des mercenaires.

Philippe s’est inspiré d’Iphicrate. Ce Stratège athénien a été à l’origine de la création d’un détachement de peltastes qui, lors de la Guerre de Corinthe (395-387), fut plus qu’une simple force d’appoint de la phalange, signe de modifications tactiques d’envergure ;(Diodore de Sicile, XV, 44, 2) dont on retrouve les échos chez Salluste, dans l’utilisation des vélites, – troupes légères spécialisées dans le harcèlement et la guérilla –, chez Asclépiodote (VI) et Onasandre (XVIII, XIX, XX). Les troupes légères, les psiloi, si souvent négligées par la stratégie grecque classique, jouent, avec Alexandre, un rôle décisif. Dans la stratégie du prince macédonien, les Hypaspistes, unité d’élite mobile dont l’armement est cependant plus lourd que celui du peltaste de l’époque classique, combattent aux côtés des phalangites. Le corps s’appelle les Hypaspistes des Hétaires. Ils sont indispensables lorsque le terrain interdit l’emploi de la phalange et qu’il faut exécuter des offensives rapides, occuper des hauteurs ou forcer des passages. Les troupes des Thraces et des Agrianes, les akontistes, ou lanceurs de javelots, constituent une infanterie plus légère. Les archers sont recrutés chez les Macédoniens ou les Crétois.

Philippe se serait aussi inspiré du Thébain Épaminondas. Philippe a, en effet, séjourné à Thèbes comme otage, entre 369 et 367. On y voit l’origine des influences tactiques que l’on retrouve dans l’ordre oblique auquel le Macédonien donne, en l’améliorant, une autre dimension. En tout cas Philippe a construit une armée qui se révèle être une force politique et un véritable instrument de conquête et de domination. Elle a été l’instrument de l’impérialisme macédonien en Grèce et elle permet les victoires décisives d’Alexandre, celles du Granique, d’Issos et d’Arbèles.

Par ailleurs, le roi des Macédoniens (basileus Makédonôn) est avant tout un chef de guerre d’un peuple en armes. Il règne sur des hommes libres. Ainsi, Philippe II a été fait régent et souverain ensuite par l’Assemblée des Macédoniens ou de l’armée des Macédoniens et Alexandre roi, de la même manière, par l’acclamation, en 336. Les guerriers, réunis en Assemblée (Ecclésia), à la manière des hoplites grecs de Xénophon dans son Anabase, peuvent être consultés ou entendus par le roi des Macédoniens. Cette Assemblée, caractéristique des peuples indo-européens, qui fait songer à celle des guerriers mycéniens de l’Iliade, est, au cœur de la monarchie macédonienne, un de ses principes de gouvernement : partage et délégation du pouvoir avec la haute noblesse et les Hétaires en particulier. Elle juge aussi les crimes de haute trahison : on pense au jugement de Philotas (Arrien, III, 26, 2-3) et d’Hermolaos (IV, 14, 3)…

En 334, Alexandre fait passer son armée d’Europe en Asie. Il accoste en Troade avec 60 navires de combat selon Diodore de Sicile (XVII, 17, 2), 160 selon Arrien (I, 18, 4), 182 selon Justin (XI, 6). Cette armée est relativement de faible importance : une infanterie de 12 000 Macédoniens, 7 000 Alliés, 5 000 mercenaires commandés par Parménion. Des Odryses, des Triballes, des Illyriens au nombre de 7 000 et un millier d’archers et d’Agrianes les accompagnent. À cette infanterie forte de 30 000 hommes, il faut ajouter une cavalerie de 4 500 hommes. 1 800 Thessaliens sont sous le commandement de Callas, le fils d’Harpale. Les autres Grecs, 600 au total, ont Érigyios pour chef. Enfin, il y a 900 cavaliers thraces et péoniens commandés par Cassandros. Mais des troupes sont stationnés en Europe sous le commandement d’Antipatros : 12 000 fantassins et 1 500 cavaliers…

L’armée d’Alexandre, en ordre de bataille, est divisée en deux parties : la gauche qui se tient sur la défensive et la droite qui porte l’attaque. Les différents corps sont organisés de droite à gauche de la manière suivante : les Agrianes, la cavalerie macédonienne, les Hypaspistes, l’infanterie lourde, la cavalerie des Alliés, la cavalerie thessalienne. L’infanterie légère commence le combat. Alexandre s’avance ensuite avec la cavalerie macédonienne. Les Hypaspistes continuent l’attaque. La phalange s’avance en dernier lieu.

À la mort de Darius III et après la soumission de l’Arachosie, de la Bactriane et de la Sogdiane, les changements sont profonds. Par exemple, sont enrôlés les fameux cavaliers archers venus de la Perse du nord-est. D’une manière générale, l’apport oriental est de plus en plus important au point que l’élément macédonien se sent humilié, trahi. Les mutineries de Suse et d’Opis, en 324, après l’incorporation en masse de trente mille jeunes Perses équipés et formés selon les techniques de combat macédoniennes, est révélatrice d’un état de choses, d’une grave tension (Diodore, XVII, 108, 1-3). Il ne s’agirait peut-être pas de Perses, mais plutôt d’Orientaux, de jeunes garçons, issus des cités fondées par Alexandre et venus des Hautes-Satrapies qu’Alexandre appelle, selon Arrien (VII, 6, 1), ses épigones ou « Successeurs ». Arrien parle aussi, à ce propos, d’une incorporation de l’élite iranienne introduite dans la cavalerie des Hétaires (VII, 6, 3-4) : des cavaliers de Sogdiane et d’Arachosie, de Drangiane, d’Arie, de Parthiène et des cavaliers perses, les Évaques. Arrien évoque, alors, la création d’une cinquième unité de cavalerie, une hipparchie, dans laquelle sont intégrés des éléments barbares. Par ailleurs, les Macédoniens sont également choqués par l’incorporation dans l’Escadron Royal, l’agèma, de nobles perses comme Cophen, Hydarnès, Artibolès, Sisinès, Phradasménès ou encore Histanès le fils d’Oxyartès (Arrien, VII, 6, 4). Pour les commander : Hystapès le Bactrien. Ils sont tous armés de la lance macédonienne au lieu du javelot à courroie des Barbares. Toujours selon Arrien, c’est à Babylone, peu de temps avant la mort du roi et après la démobilisation des vétérans, et non à Suse comme le pense Diodore, qu’Alexandre verse, dans les unités (taxeis) macédoniennes, 20 000 Perses qui viennent d’arriver avec Peucestas (VII, 23, 1-4).

En tout cas, l’intégration des Perses provoque, dans la phalange par exemple, des transformations remarquables. Les trois premiers rangs et le seizième seulement sont composés de phalangites. Au centre : des archers et des akontistes. Lors d’une attaque, les douze rangs du centre se déploient sur les côtés, les quatre rangs de phalangites étant chargés de protéger la retraite ou d’achever la déroute ennemie. On ne compte plus que 4 Macédoniens pour 12 Perses, c’est-à-dire 5 000 Macédoniens pour 20 000 Perses. D’une manière générale, la plupart des corps, même ceux des Hétaires et de la Garde royale à cheval, sont touchés par cette réorganisation. La phalange elle-même, on vient de le voir, est transformée par l’introduction d’une infanterie légère, sans oublier, au sein de l’armée, la présence d’éléphants de combat et même de chameaux comme bêtes de somme.

Ces modifications sont en relation étroite avec les considérations politiques du roi. Alexandre veut, à l’évidence, s’appuyer sur les Perses, comme sur les Macédoniens. Il est à noter que, selon une hiérarchisation à la fois d’ordre guerrier et politique, seuls les Perses ou les nobles iraniens furent introduits dans les unités d’élite. Mais force est de constater que l’armée d’Alexandre, où les Macédoniens, même s’ils conservent certains privilèges, sont devenus minoritaires au point de ne plus pouvoir jouer le rôle politique qui avait été traditionnellement le leur, est aussi cosmopolite que celle qu’elle a vaincue. L’armée de l’Inde n’est plus celle qui a débarqué en Asie. Elle est cependant conduite par Alexandre. Le Macédonien, qui a compris les leçons d’Iphicrate et d’Épaminondas, le Stratège philosophe, la métamorphose, en fonction des nécessités et des évolutions du combat, pour affronter des ennemis d’un genre nouveau. Par ailleurs, au fur et à mesure qu’elle progresse, elle prend une importance de plus en plus démesurée. Lors de la bataille de Gaugamèles, elle compte 40 000 fantassins et 7 000 cavaliers. Au moment de la campagne en Inde elle peut être évaluée, en suivant Arrien et Quinte-Curce, à 120 000 hommes.

À tout cela il faut ajouter un nombre difficile à chiffrer de non combattants, la caravane suiveuse, qui accompagnent en convoi ou empruntent un autre itinéraire : les équipages (marchands, femmes et enfants, les bêtes de somme et les chariots), les médecins, les services d’intendance et d’administration (Eumène de Cardia dirige la chancellerie, rédige, archive la correspondance, et utilise, pour la progression de l’armée, une documentation réunie à l’avance, tient à jour les Éphémérides, les Hypomnemata), le génie militaire dont les hommes sont chargés de construire les ponts et les bateaux souvent démontables, de mettre en place et d’actionner les béliers, sans oublier l’artillerie avec les scorpions, les catapultes et les balistes de Charias et de Diadès de Pella, le spécialiste thessalien des sièges, celui qui prend Tyr, sans oublier Philippe et Poseidonios, Gorgias, l’ingénieur hydraulicien, Deinocratès, l’urbaniste qui trace les plans d’Alexandrie, l’ingénieur et architecte Aristobule. Des savants et des lettrés, des historiographes – les historiens Compagnons d'Alexandre –, des géographes et des arpenteurs – les Bématistes –, Baitôn, Diognète et Philonide qui organisent systématiquement les camps et relèvent les routes, des botanistes, des zoologistes qui rassemblent des spécimens pour les envoyer à Aristote, des traducteurs enfin, accompagnent le roi. On pense, entre autres, à Callisthène, Anaxarque d’Abdère, philosophe atomiste, élève de Pyrrhon, Onésicrite…

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