La structure des Filles du feu de Gérard de Nerval

Existe-t-il un principe qui structure l’ensemble du recueil des Filles du feu, tel qu’il se présente, c’est-à-dire une série de sept nouvelles, suivies des douze sonnets des Chimères ? Comment s’organisent entre elles ces nouvelles, et quel est le rapport exact entre les nouvelles et les sonnets, si l’on veut bien aller plus loin que la justification qu’en donne Nerval dans sa dédicace à Dumas : « Et puisque vous avez eu l’imprudence de citer un des sonnets composés dans cet état de rêverie supernaturaliste, comme diraient les Allemands, il faut que vous les entendiez tous. Vous les trouverez à la fin du volume. »

Nous aimerions montrer que l’ensemble du livre forme un tout, et que la succession des nouvelles conduit à une aporie, dont l’écriture des Chimères constitue en quelque sorte la solution.

L’impossibilité à laquelle se heurte le narrateur des nouvelles en effet, c’est celle à laquelle se heurte celui qui cherche à connaître l’énigmatique altérité du réel à laquelle chacun de nous est affronté, et qu’il est impossible à saisir dans les rets du langage, soit parce que, par définition, cette altérité est rétive à toute signification, et que les signes du langage ne servent alors qu’à tourner autour de ce noyau inexplicable qui toujours se dérobera à toute tentative « d’ensignement », soit que le sens que nous avons un moment l’illusion de faire surgir ne nous renvoie en réalité qu’à notre propre image.

Les Filles du feu illustrent de façon éloquente cette aporie dans laquelle se débat l’écriture. Le recueil est composé de sept nouvelles d’aspect très disparate : si dans deux de ces nouvelles (Jenny et Émilie) le narrateur est extérieur au récit, où du reste, il ne figure pas, au contraire, dans Angélique et Isis, il apparaît comme le narrateur omniprésent d’un récit qui, sans qu’il en soit le héros, le concerne de plus près. Enfin, dans Sylvie et Octavie, il devient le héros de son récit. Quant à Corilla, sa forme théâtrale met en scène des personnages qui faisant partie de la constellation fantasmatique du narrateur, la rattachent aux aventures des deux dernières nouvelles. Si l’on comprend par conséquent le rapport qui existe entre ces cinq dernières nouvelles, en revanche, le lien entre les nouvelles écrites à la troisième personne et les autres reste moins évident.

La différence dans le choix de l’énonciation, la nature du sujet (une femme dans le monde des Indiens dans Jenny, un épisode de la guerre contre les Prussiens sous la révolution dans Émilie) en font des nouvelles à part. On a voulu y retrouver, dans la première, ce goût pour la duplication cher à Nerval (deux femmes, deux hommes), la désillusion qu’apporte le retour au pays, présente dans Sylvie aussi, le choix nervalien d’une zone frontière dans la seconde, ou encore la même fatalité tragique d’un héros qui devient fou, mais il n’en reste pas moins que ces deux nouvelles présentent un intérêt beaucoup plus faible que les autres. Du reste, Jenny n’est que l’adaptation d’une nouvelle écrite par un Autrichien devenu citoyen américain (Ch. Seasfield). Quant à Émilie, il n’est pas sûr que Nerval en ait rédigé le texte : il ne serait responsable que de l’intrigue, et en aurait confié la rédaction à Auguste Maquet, un de ses camarades du Petit Cénacle et du Doyenné.

Pourquoi donc azvoir fait figurer ces nouvelles qui manifestement lui tiennent peu à cœur, dans le recueil des Filles du feu ? Il ne faut pas, croyons-nous, chercher à réduire leurs différences avec les autres nouvelles, mais au contraire en faire état : elles sont comme la contre épreuve de ce à quoi s’efforce Nerval par ailleurs. Les prendre donc pour ce qu’elles sont : pour desnouvelles où précisément le narrateur reste invisible parce qu’il ne peut pas déterminer le sens qu’elles peuvent présenter à ses yeux, c’est-à-dire parce que le monde où elles se déroulent n’est régi par rien d’autre que par le hasard : c’est le hasard d’un rapt qui détermine toute l’histoire de Jenny, et c’est un double hasard qui cause l’issue tragique du héros de la deuxième nouvelle, hasard quand son amour de l’étude le tient éveillé la nuit, et lui fait repousser en première ligne l’assaut inopiné des ennemis, au cours duquel il tue un sergent prussien, hasard encore quand celle qu’il rencontre sur un banc s’avère n’être autre que la fille de sa victime.

Ce monde soumis au hasard, dont on verra qu’il constitue le drame du Christ des Chimères, ne demande pas à être compris, il s’offre dans ce strict déroulement de l’événement, à peine distancié par la mise en œuvre de l’art, qui peut bouleverser la chronologie, comme dans Émilie, mais ne crée pas ces harmoniques ni cette résonnance  qui fait vibrer chaque mot dans la phrase et donne au monde décrit une profondeur qui fait sens. La matité de ce monde arbitraire ne laisse aucune prise à l’art et rend le texte comme son référent intrinsèquement insignifiants : « Les étangs, creusés à si grands frais, étalent en vain leur eau morte que le cygne dédaigne » dit le narrateur dans Sylvie, quand il a perdu Sylvie et Aurélie. C’est que le monde, quand il n’est pas éclairé par « l’étoile » qui se reflète pour ainsi dire en lui, ne fait jamais signe, et l’écrivain, comme le cygne, se retire de cette eau morte à laquelle ressemblent et le monde et le texte qui le décrit. Ces bonnes ménagères que sont devenues Sylvie et Jenny qui régente d’une main de fer tout son petit monde d’Indiens civilisés ne l’intéressent  pas, parce qu’il ne peut pas se satisfaire de ce prosaïsme de la vie quotidienne, où les hommes n’obéissent plus qu’à leur destin biologique, que seule peut perturber la contingence du hasard. Le peu de valeur littéraire de Jenny et d’Émilie est dû à ce retrait du narrateur, pour cause d’insignifiance, en quelque sorte.
À cet égard, l’aventure d’Angélique est particulièrement significative : la nouvelle, à  la recherche, pour ainsi dire, de son propre sujet, s’enlise un moment dans la quête d’un livre introuvable, jusqu’à ce que cette quête mène le narrateur dans le Valois de son enfance : « Je reprends des forces sur cette terre maternelle » dit-il. Effectivement, le récit s’anime, le monde recommence à vibrer de ses couleurs nervaliennes (cf. « La teinte rougeâtre des chênes et des trembles sur le vert foncé des gazons… »), et, au lieu de raconter en « historien » la vie de Bucquoy ou de rapporter la confession d’Angélique, le narrateur évoque son enfance, il prend un plaisir personnel à décrire des lieux qui, enfin, lui parlent, parce qu’ils sont éclairés de la lumière idéale de ses premières années : « Les souvenirs d’enfance se ravivent quand on atteint la moitié de la vie. C’est comme un palympseste (sic) dont on fait reparaître les lignes par des procédés chimiques ». Ainsi, ces récits qu’il entreprend sur le mode impersonnel, véritables manipulations chimiques, n’auraient-ils d’autre fin que de faire resurgir des souvenirs enfouis et de le reconduire à son propre passé. Le manque d’intérêt des deux récits à la troisième personne vient en quelque sorte de la faillite de l’expérience : ils ont échoué à faire reparaître l’objet perdu et toujours poursuivi ; aussi le « je » du narrateur ne s’y manifeste-t-il jamais.

Qu’en est-il, dans ces conditions, des nouvelles qui mettent en scène directement le narrateur ? On sait que dans Sylvie et Octavie, l’illusion de bonheur un instant ressenti à l’idée de retrouver l’idéal lointain s’efface vite devant une perte sans recours. Au départ, le monde de ces nouvelles, en effet, semble chargé de signes. Et le héros s’y promène, comme Baudelaire, « dans une forêt de symboles ». Il sait faire correspondre un objet, un événement, à un sens, quitte même à surprendre par sa sagacité. Ainsi de cette réflexion étonnante qu’il fait à Octavie quand il la voir imprimer « ses dents d’ivoire dans l’écorce d’un citron : Pauvre fille, lui dis-je, vous souffrez de la poitrine, j’en suis sûr, et ce n’est pas ce qu’il faudrait. Elle me regarda fixement et me dit : « Qui l’a appris à vous ? — La sibylle de Tibur, lui dis-je sans me déconcerter ».

Or, le monde devient un signe à interpréter quand il est doué, en quelque sorte, d’une aptitude à la duplication, quand chaque objet, se donnant à voir dans une image, s’enrichit d’une profondeur nouvelle. Et tout ce qui permet cette duplication (théâtre, reflets, déguisements…) cautionne alors la présence du sens, et la rend manifeste : « Ajoutez à cela un beau désordre d’étoffes brillantes, de fleurs artificielles, de vases étrusques, de miroirs entourés de clinquant qui reflétaient vivement la lueur de l’unique lampe de cuivre… » écrit à la femme qu’il aime le héros exalté d’Octavie, quand il croit la reconnaître les traits d’une jeune brodeuse qu’il rencontre à Naples. Ces reflets fascinent le héros « comme si tout se propageait dans un mystérieux et mouvant rapport d’identité » (G. Poulet). « D’immenses cercles se traçaient dans l’infini, comme les orbes que forme l’eau troublée » (Aurélia).

Mais le héros finit par s’étourdir au point de confondre l’image avec ce qui en est la source : « IL me prit fantaisie…de m’imaginer que cette femme, dont je comprenais à peine le langage, était vous-même, descendue là par enchantement » (Octavie). Et cette confusion sera comme la faute qui condamnera à l’échec son véritable amour, c’est-à-dire « les deux moitiés d’un seul amour », Adrienne ou Sylvie, dans Sylvie, Octavie et la maîtresse parisienne dans Octavie. Désormais le monde aura perdu sa lumière et son sens.

G. Poulet, dans Les métamorphoses du cercle a bien montré cet échec de l’illusion d’un monde d’harmoniques : « À mesure que chaque image nouvelle est capturée par le filet toujours plus vaste de la pensée, elle est contrainte de s’identifier plus loin dans la nature qu’elle absorbe, et… à force de tout absorber, cette pensée ne devient plus pensable ».

À force de chercher des doubles, c’est-à-dire du sens, l’esprit s’égare, et perd le centre matriciel dont il croyait qu’il informait le monde. Le rire cruel de Sylvie sanctionne la catastrophe quand, à la question du narrateur qui lui demande si elle ne trouve pas que l’actrice ressemble à Adrienne, elle répond : « Pauvre Adrienne ! Elle est morte au couvent de Saint-S…, vers 1832 ». Tout l’univers signifiant du narrateur s’effondre alors, lui qui n’aimait Aurélie que parce qu’elle était Adrienne. Il se rend compte qu’il n’a toujours recherché que des doubles d’un idéal qui n’a jamais existé et il constate l’absence de ce foyer originel d’où procèdent les ressemblances. Désormais ce centre est vide, sauf à lui renvoyer tragiquement sa propre image : « cela tourne un peu dans le même cercle… Je me nourris de ma propre substance et ne me renouvelle pas » écrit-il à son père quand il compose Sylvie. C’est qu’il s’aperçoit que le monde n’est plein que de ce qu’il a mis, et que le sens qui s’y manifestait ne désigne que ses propres fantasmes.

Les deux nouvelles « impersonnelles » sont donc aux autres nouvelles ce que Sylvie et Octavie sont respectivement à Adrienne et à l’amour parisien du narrateur : la « douce » mais plate réalité d’un côté et « l’idéal sublime » mais imaginaire de l’autre, « les deux moitiés d’un même amour ». À ce titre leur insertion dans Les Filles du feu se trouve pleinement justifiée.

Ainsi les nouvelles du recueil mettent à nu cette aporie de l’écriture qui rend le narrateur incapable de choisir entre un monde qui le préserve de la folie parce qu’il ne lui renvoie pas son image, mais qui reste muet et insignifiant, et un monde irrigué par un sens qui lui permet d’y circuler et d’y trouver ses repères, mais au risque de n’y voir que sa propre image, indéfiniment répétée. Les aventures de Brisacier, dont il ébauche le récit dans sa dédicace à Dumas, les siennes propres qu’il relate de deux manières différentes dans Sylvie et Octavie, ou le récit de sa folie dans Aurélia montrent que le monde n’est jamais appréhendé autrement qu’à travers la grille de ses fantasmes et ne lui donne à lire que sa propre folie. Ce n’est pas sans raison que l’ensemble de ces nouvelles s’achève sur le suicide tragique de Desroches, le héros de la dernière nouvelle.

Dès lors la question qui se pose est de savoir s’il est un moyen de faire signifier le monde sans y voir refléter sa propre subjectivité. Est-il possible d’échapper au dilemme de l’insignifiance du réel ou de la folie répétitive de l’imaginaire ?

Si Nerval a choisi de mettre à la suite de ses nouvelles les sonnets des Chimères, c’est que peut-être leur structure poétique, face à l’échec relaté dans ses nouvelles, constitue une tentative pour donner à l’écriture ce pouvoir inouï de laisser parler le monde.

On est frappé en effet par les derniers vers du recueil :

Souvent dans l’être obscur habite un dieu caché ;
Et, comme un œil naissant couvert par ses paupières,
UN pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres.

Le monde dans ces vers, même dans sa plus grande opacité (l’écorce des pierres) retrouve une présence et un regard qu’il avait perdus dans Les Filles du feu. Par quel processus Nerval a-t-il pu aboutir à ce changement de perspective ?

Les sonnets des Chimères sont au nombre de 12 ; leur titre renvoie au fameux monstre de l’Antiquité, mais aussi, comme on le dit moins, aux « chimères » qui figurent à la fin de Sylvie : « Telles sont donc les chimères qui charment et égarent au matin de la vie », avec une référence à Rousseau qu’on lit juste après : « Rousseau dit que le spectacle de la nature console de tout… », Rousseau, parce qu’il est le premier à avoir dit précisément que « le pays des chimères est le seul digne d’être habité ». Ces poèmes dont on a dit qu’ils étaient un tombeau constituent en même temps le seul lieu possible pour qui cherche à habiter au pays de ses rêves, c’est-à-dire, non le pays des seuls rêves, mais le pays où les rêves soient la réalité même, où, pour revenir à notre propos, le sens soit déjà là avant d’être perçu par la conscience, le pays sécurisant du « matin de la vie », toujours déjà là, toujours déjà construit, dans une évidence qui l’illumine. Essayons d’expliquer cette transformation d’une langue qui, dans les nouvelles est soit trop impersonnelle, soit trop personnelle, en une langue « natale », susceptible de faire à nouveau parler les choses.

L’ensemble du recueil n’est pas homogène : les six premiers sonnets sont les seuls à présenter ce sens obscur que leur attribue Nerval dans sa dédicace, les six autres ont un sens explicatif nettement plus clair : Le Christ aux oliviers propose une explication des raisons de la mort de Jésus, et les Vers dorés sont une profession de foi pythagoricienne sur la vie de la matière.

La composition du recueil des Chimères est donc doublement problématique : il s’agit de savoir d’une part quel est le lien entre ses deux parties, et d’autre part de savoir comment résoudre la contradiction présente dans la deuxième partie, entre un poème qui proclame l’existence de la nuit, du vide, du silence :

En cherchant l’œil de Dieu, je n’ai vu qu’un orbite
Vaste, noir et sans fond, d’où la nuit qui l’habite
Rayonne sur le monde et s’épaissit toujours.

Sonnet II du Christ aux oliviers, et le sonnet conclusif des Vers dorés, où le monde, comme on l’a déjà noté, semble de nouveau lumineux.

Or il nous semble qu’en montrant comment le recueil dans son ensemble ménage une issue à la négativité inscrite dans la succession des nouvelles disparates des Filles du feu, nous pourrons résoudre ces deux difficultés.

Entre le héros des nouvelles et le héros des Chimères (« je », le « ténébreux », « Jésus ») un changement fondamental s’est produit : alors que le premier cherchait sans y réussir une solution à une alternative dont les deux termes ne le satisfaisaient ni l’un ni l’autre, le second, dans le Christ aux oliviers prend nettement conscience de la mort de Dieu, de celui qui garantit le sens du monde : « Non, Dieu n’existe pas ! » s’écrie-t-il dans un mouvement de révolte. Dans ces conditions, le monde n’est définitivement plus lisible, et les signes ne peuvent établir leurs réseaux sur un univers soumis, comme nous l’avons déjà remarqué dans les Nouvelles « impersonnelles », au seul règne du hasard :

Immobile Destin ! muette sentinelle,
Froide nécessité !... Hasard qui t’avançant
Parmi les mondes morts sous la neige éternelle,
Refroidis par degrés l’univers pâlissant…

À cette constatation effroyable, qui remet en cause le sens même de son sacrifice, Jésus ne peut survivre, et c’est lui qui appelle Judas à le trahir. C’est à un suicide qu’aboutit la prise en compte de la mort de Dieu, c’est-à-dire, du mutisme du monde (le « suicide » de Desroches dans Émilie, qui n’était pas entièrement assumé par le héros, puisqu’il prenait l’apparence d’une glorieuse mort militaire, est ici lucidement décidé).

Mais, travaillée par ce double mouvement d’anéantissement (du sens et de celui qui parle), la langue poétique se trouve alors libérée des contraintes habituelles de la langue prosaïque : plus de souci de la référence, puisque rien ne garantit plus le lien entre le mot et son signifié, plus de souci d’attribuer à une individualité propre son énonciation : c’est un mort qui profère le Dire des six premiers sonnets, un mort, c’est-à-dire une voix de nulle part, impersonnelle, même si elle dit « je ».
On comprend alors que l’hermétisme des  six premiers sonnets soit la conséquence nécessaire de cette nature très particulière du procès d’énonciation, dans ce double évidement qui creuse la langue poétique : le signe, à l’image de ce monde sans Dieu, devient un objet contre lequel on bute, irréductible à une signification précise :

Car es-tu reine, ô toi ! la première ou dernière ?

Or, alors que le Hasard règne en maître, alors que le « je » par sa mort au monde a renoncé à projeter sur les choses un rêve dont Dieu seul garantissait l’existence effective, voilà que cette langue réduite à l’intransitivité se met à se réfléchir dans une série de duplications dont on a vu précédemment qu’elles indiquaient justement la disparition du hasard et la possibilité du sens. La langue des Chimères constitue, à l’intérieur de chaque sonnet, des séries phonétiques, et l’oreille saisit immédiatement ces réseaux d’harmoniques qui s’établissent entre ces mots-objets, pour nous faire entendre « cette chanson d’amour qui toujours recommence ».

De même que le monde, quand le héros de Sylvie croit y lire les signes de son destin, trouve son sens dans cette capacité à se dédoubler, de même ici la langue a cette capacité à reproduire dans chaque poème des séries identiques, comme les orbes de l’eau dont parle Nerval dans Aurélia, elles se propagent dans les quatorze vers du sonnet comme un refrain magique et mélodieux, mais, alors que dans le monde dépourvu de limites qui était celui des nouvelles, le reflet, à force de se dédoubler, finissait par se perdre, ici, il se trouve enclos dans les quatorze vers du sonnet qui font encore mieux résonner la cellule matricielle (cf. les consonnes du titre Artémis répercutées dans tout le poème). La fermeture du sonnet met fin de cette façon au drame de la répétition.

La langue poétique, dans le travail des signifiants qu’elle met en place, dans les contraintes qu’elle donne, semble ainsi enclore en elle un sens qu’elle révèle et voile en même temps, puisque nous ne connaissons pas la loi qui forme ces séries. Elle est lourde d’un sens toujours différé. Aussi est-il inutile « d’expliquer » les sonnets des Chimères. Nerval dit très bien qu’ils en perdraient leur charme. C’est que ces redoublements, ces systèmes d’échos n’ont pas de sens univoque. Leur seule signification est qu’ils signifient ; peu importe quoi, car ce qui compte, c’est que le hasard ait été aboli, non plus seulement dans le monde fantasmatique du sujet, mais réellement, dans ce monde de signifiants constitué par la langue des Chimères. Pour le dire autrement, alors que, dans la langue prosaïque des nouvelles, la réalité du monde s’inscrivait en faux contre le délire du sujet, la réalité de la langue poétique, ici, justifie ce délire, puisque c’est en elle-même, en quelque sorte, qu’elle recèle ce délire-démon de l’analogie.

On peut ainsi opposer le passage cité plus haut dans Octavie au vers de Delfica qui s’y rapporte : « Et les citrons amers où s’imprimaient tes dents » : On se souvient de l’interprétation bizarre que le héros donnait de ce geste. Ici au contraire, le geste est dépourvu d’un sens précis, il n’est pas interprété, mais exprimé selon une double série d’harmoniques (série en i-s-m pour le premier hémistiche qui reprend le « pied du sycomore » et le « péristyle immense », série en tr-pr  avec nasale pour le second, qui reprend « ou les saules tremblants » et annonce « aux hôtes imprudents », enfin symétrie des deux hémistiches avec la disposition en miroir, de part et d’autre de la césure, de la séquence é-é-i-nasale / nasale-i-é-é) ce qui donne une potentialité de sens latente. L’écriture poétique ne signifie pas mais fait signe.

En ce sens ces mots-choses ne sont plus à proprement parler des signes, ce sont des objets dont le lecteur sait qu’ils lui font signe, comme s’il s’agissait de signaux, dont on comprendrait seulement qu’ils sont des signaux, sans savoir ce qu’ils veulent dire au juste. Ce monde de mots-choses n’est plus alors l’objet du regard, c’est lui qui devient la source émettrice de lumière :

 Crains dans le mur aveugle un regard qui t’épie… (Vers dorés)

Le monde linguistique des poèmes a ainsi réalisé ce rêve du « je textuel » : un monde qui le regarde et non plus qu’il regarde sans le comprendre, ou sans y voir autre chose que son propre regard : le « mur aveugle » est devenu lumineux parce qu’il est la source du regard.

L’absence de Dieu « qui n’est plus », la disparition du sujet textuel qu’elle entraîne ont permis à la langue de devenir le seul monde capable de vie. Nerval, le poète, le créateur tout-puissant, ressuscité après la mort du sujet est bien ce descendant des Caïnites qui, comme Antéros ou Horus succède au vieux Père défaillant qui n’était qu’un fantôme.

Dans cette perspective, on comprend en quoi le recueil poétique donne une réponse à l’aporie des Nouvelles : la langue poétique des Chimères crée un monde qui, indépendamment de la présence d’un énonciateur particulier, semble parcouru par un puissant réseau symbolique qui rend chaque mot nécessairement lié aux autres. Ces vers semblent nous dire constamment qu’ils obéissent à des lois précises et cachées. En ce sens aussi, Nerval réalise pleinement le rêve de retrouver ce monde de l’origine qui s’offre, tout construit, toujours déjà là, au petit enfant.

On peut alors apporter une réponse aux deux questions que nous posions, concernant la composition du recueil : les six premiers sonnets, donnés juste à la suite des nouvelles constituent la solution effective d’un problème qu’une langue prosaïque ne pouvait pas résoudre. Aussi sont-ils donnés d’abord, introduits par cette voix d’outre-tombe du sonnet d’ouverture, qui nous annonce une mort, et une résurrection :

Et j’ai, deux fois vainqueur, traversé l’Achéron…

Résurrection d’un nouvel Orphée, dont témoigne le fonctionnement poétique du langage dans ces six premiers sonnets. Cette langue nouvelle douée du pouvoir de signifier « objectivement » garantit alors, une fois qu’elle s’est constituée dans ces six sonnets, la parole, plus narrative et instrumentale du poème « le Christ aux oliviers », moins original (cf. l’épigraphe de Jean-Paul, et on pense aussi aux Destinées de Vigny) et du reste antérieur aux six sonnets de la première partie, où cependant la langue ne cesse de montrer sa puissance, comme dans ce vers quasi-miraculeux :

Il appela le seul -éveillé dans Solyme…

comme si le nom de Solyme, appelé par la rime « victime » suscitait en quelque sorte à la césure le groupe « le seul », et que la trame de l’Histoire Sainte se confondait avec le chiffre enchâssé des voyelles et des syllabes.

Citons aussi l’ensemble du premier quatrain du sonnet V :

C’était bien lui, ce fou, cet insensé sublime…
Cet Icare oublié qui remontait les cieux,
Ce bel Atys meurtri que Cybèle ranime…

Quatrain à travers lequel se diffuse la série phonétique « b-l-s-t » pour établir en quelque sorte l’identité des hypostases du « je », le Christ, Icare, Phaéton et Atys, tous victimes de la méchanceté du Dieu-père.

Quant à la contradiction signalée plus haut entre le Christ aux oliviers et Vers dorés, elle s’éclaire quand on s’aperçoit que la réussite du poète apporte un flagrant démenti au désespoir du « je » textuel : s’il y a au monde des objets capables de faire percevoir l’existence d’un sens, comme le sont les vers de Nerval, c’est que le monde n’est plus livré au hasard, c’est que le poète a rétabli en quelque sorte l’autonomie de la signification du monde :

A la matière même un verbe est attaché…
Souvent dans l’être obscur habite un dieu caché…

On comprend mieux maintenant la signification de ce vers : il a fallu constater le non-sens du monde, il a fallu reconnaître la faillite du sujet, il a fallu, comme Orphée, descendre aux Enfers du non-sens, ou comme Bellérophon maîtriser ses chimères, pour que le poète victorieux forge une langue magique, pour que la langue devienne le monde, pour que la « matière » (les signifiants, le monde) redevienne parole.

La cohérence de la composition de l’ensemble des Filles du feu est donc remarquable. Après l’échec de l’écriture prosaïque, qui ne peut satisfaire les désirs contradictoires d’un narrateur trop ou trop peu impliqué dans ses récits, l’écriture poétique, mise au tombeau du sens, comme du héros, donne à celui qui écrit la certitude de retrouver définitivement et concrètement les « chimères » de son enfance.

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