Gustave Flaubert à Carthage

Au printemps 1858, alors qu’il a commencé la rédaction de Salammbô, Gustave Flaubert (1821-1880) visite la Tunisie. Presque dix années après son voyage en Orient, il éprouve le besoin de constater Carthage, d’arpenter les plaines environnantes, de regarder le golfe de Tunis ; il éprouve le besoin de voir parce que le style est pour lui la précipitation d’une vision dans l’assonance, l’intensité d’une image dans l’allitération. Tout existe pour aboutir à un livre et ces notes précipitées, télégraphiques, qui relèvent avant l’heure de l’écriture automatique, ces observations brusques qui révèlent un rapport synesthésique au monde lorsque l’annotation des couleurs structure l’intensité des sensations, constituent pendant la fabrique du roman une appropriation de l’espace, une assimilation par la langue du génie du lieu. Chez Flaubert, l’écriture est davantage que l’expression parce qu’elle a vocation à restituer un rapport à soi qui est un rapport esthétique au monde, un rapport intensif à la langue, un rapport extensif au paysage. Ainsi ces observations accélérées, publiées en 1910 par Louis Conard dans les Œuvres complètes à la suite des notes prises pendant sa déambulation en Orient, représentent-elles plutôt un conditionnement expressif qu’une esquisse préparatoire, un théâtre des opérations plutôt qu’un laboratoire.

 

Les terrains, à mesure que l’on se rapproche de Saint-Louis, s’abaissent, inattaquables du côté de Sidi Bou Saïd à cause des rochers. Dans le golfe de Sidi Bou Saïd, on ne voit pas même Hammam Lif ; un promontoire bas, puis tout à coup on aperçoit l’anse à l’extrémité de laquelle, en haut, est Saint-Louis. De cette pointe, j’ai à droite l’anse, Saint-Louis, les deux maisons rouges ; en face, le Zaghouan ; un peu à gauche, Hammam Lif.

Du sommet du promontoire, regardant le soleil (10 heures du matin) : en face, le Cobus, brun, vaporeux ; la mer en face, à droite et à gauche, bleue, le soleil y fait rouler des étoiles ; à droite, au fond, le Zaghouan. Des nuages sur le sommet de Hammam Lif, qui a l’air en bronze, rouge par la base, brun doré en dessus. À droite, trois anses dans une.

Tournant le dos au soleil : au premier plan, la montagne du cap même qui, avançant, empêche de voir les golfes de Sidi Bou Saïd, de La Marsa et de Kamart.

Les galets, en une espèce de grès, sont blancs et lie de vin ; quelques-uns ont comme des bandes de fer plus foncées. De petits rochers à fleur d’eau, pleins de trous comme de grosses éponges ; quelques-uns sont divisés naturellement comme des blocs de grands dallages.

De Djebel Sidi Bou Saïd, le dos tourné à la maison du Kasnadar, à l’endroit où l’on prend de la terre rouge de dessus une butte : en face, La Marsa, plaine, isthme, verdures, maisons blanches, puis la montagne de Kamart et, à droite, le promontoire de Kamart, avec la crête promontoire fermant le golfe de La Marsa ; par derrière, montagne de Porto Farina, gris, brumeux, avec des plaques blanches, la pente du promontoire de Kamart est gris rose ; près de moi, à droite, la pente et le village de Sidi Bou Saïd ; à gauche, au fond, montagne brumeuse, bleue, presque gris noir ; Sebkha, sables à peine perceptibles, plaine.

En regardant Saint-Louis : en face, plaine, Saint-Louis au-delà, et, à droite, le golfe de Tunis ; à gauche, Kasnadar, mer bleu vert, Hammam Lif.

Pour venir là nous avons pris un ravin très large, d’argile rouge ; ça a l’air de vagues de sang pétrifiées. On y trouve des restes de fouilles, le dessus d’une voûte. Il se bifurque et, au bas de sa branche droite, en regardant la mer, quatre grandes ruines et un mur.

Ces restes sont énormes, l’épaisseur des murs a environ deux longueurs de cheval ; le mur isolé à droite (sous la maison du Kasnadar) est en pierres de taille.

La mer rentre et, deux cents pas plus loin, deux entrées de voûtes, un mur à ras du sable ; cent pas plus loin, une masse énorme qui fait cap ; on y entre : c’est une grande voûte, plus de deux fois haute comme moi à cheval.

En dehors, du côté de Saint-Louis, c’est comme une montagne qui a plus de soixante pas de largeur ; c’est bâti avec des galets de la mer. Immédiatement après, les rochers qui descendent font une défense naturelle ; ruines mêlées aux rochers, puis, pendant soixante pas (sous le fort), je longe les restes d’un mur énorme qui devait être un quai.

De dessus une butte, ayant le fort à gauche et les citernes à droite, en face, dans la mer, des ruines. Est-ce un môle ou les restes d’une tour carrée ? ça a bien, sur chaque face, deux cents pieds.

Sous les citernes, les ruines recommencent : au bord de la mer et dans la mer, colonnes blanches et brunes dans le sable ; autre carré de ruines dans l’eau ; cinq cents pas plus loin, un blocage carré, juste en face la façade de Saint-Louis.

Il devait y avoir un chemin, c’est le bout de la chaussée ou de la rue, comme la base d’une tour.

J’aperçois, à droite, Sidi Bou Saïd et, au bas, les citernes ; plus à droite, les ruines s’avançant dans la mer à fleur d’eau ; à ma gauche, les deux maisons rouges.

J’ai remarqué (sous les citernes) au bord de la mer, des pierres de taille, comme base de blocage, quarante-quatre murs descendant parallèlement vers la mer. Étaient-ce des murs ? car, à certaines places, entre le seizième et le dix-septième, l’entre-deux est plein.

 

Gustave Flaubert, Notes de voyage, II, « Voyage à Carthage. Du 12 avril au 12 juin 1858 », 1910

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