Esther, Jean Racine (1689). La pièce comme une suite de catastrophes

Dans cette perspective, on peut comprendre le déroulement de la pièce : il s’agit dune suite de « catastrophes » où personne ne comprend rien, sauf qu’au bout du « rouleau » on s’aperçoit qu’un « bras puissant » a tout conduit. Ainsi la pièce, comme le Rouleau montre ce passage du hasard à la Nécessité (cf. Andromaque, : Oreste comprend à la fin que ce qu’il avait pris pour un heureux « hasard » était en fait l’œuvre d’un dieu qui voulait le perdre) mais ici ces hasards révèlent la présence d’un dieu bon : renversement exact des tragédies antérieures. Quels sont les renversements , ou encore les coïncidences qui bouleversent le cours des choses ?

Analyse de la dramaturgie

Acte I : Au moment où Esther se demande quand elle pourra enfin intervenir, Mardochée arrive pour lui annoncer l’édit d’extermination ; ainsi la position d’Esther devient plus faible et son intervention beaucoup plus délicate qu’elle ne l’avait imaginé, mais beaucoup plus nécessaire aussi : donc premier renversement : du bonheur escompté (L’arrivée d’Elise, la prophétie, sa position de Reine) on passe au malheur (la mort possible, puisqu’elle va révéler qu’elle est juive)

Acte II : Avant même l’arrivée d’Esther, Assuérus fait un rêve : une coïncidence : un rêve dû au hasard (dans la bible, le roi a simplement un mauvais sommeil) mais ce hasard va provoquer deux renversements : le premier, c’est le triomphe temporaire de Mardochée (le rêve entraîne le réveil et la lecture des annales) et le second, c’est la consultation des devins et le terme de « perfide étranger » va amener le triomphe définitif de Mardochée : la reine Esther qui écoute les devins cachée derrière un voile se sert de leur réponse pour interpréter le rêve comme signe de la Providence, et le « perfide » Aman, va mourir (le renversement joue aussi pour lui): le rêve est l’instrument qui permet à Esther d’une part de justifier son intervention,(son interprétation est la preuve qu’elle ne ment pas) et d’autre part convaincre le roi de châtier son ministre, et on passe de la coïncidence du rêve à la Providence. Ainsi ce rêve fait apparemment sans raison va tout déclencher :

  • Il permet le « sacre de Mardochée
  • Il favorise l’écoute d’Assuérus
  • Il déclenche la parole des Chaldéens.

(cf. Explication de II, 1 : texte capital, d’autant qu’il est une innovation entière de Racine : le rêve est à l’origine de tous les retournements de la pièce :

  • ceux qui concernent Aman (du bonheur – II, 1- au malheur –II, 5 -puis au bonheur –III,1- puis au malheur III,4)
  • ceux qui concernent Mardochée : du malheur (II, 1) au bonheur (II, 5) au malheur (III, 1) au bonheur (III, 4)
    Deux séries symétriques donc de « catastrophes ».


Le rôle du chœur ou l’explication du hasard par la nécessité

Donc un monde qui semble livré au hasard des conjonctions d’étoiles (appel aux astrologues) aux caprices d’un roi bien peu conséquent (il remercie Mardochée mais n’abroge pas l’édit) : ce n’est pas pour rien que le chœur se plaint de l’absence de Dieu en II, 8 ; la théorie du Dieu caché est d’origine janséniste, le « deus absconditus », présent et toujours absent, celui d’Andromaque ou de Phèdre : une présence dont le dévoilement est toujours différé, ce qui cause le malheur du héros hanté par la fidélité à Dieu, mais qui ne peut jamais la réaliser dans le monde : « la solitude absolue de l’homme tragique, l’impossibilité du moindre dialogue entre lui et le monde constituent le principal et même l’unique problème de la tragédie »(Goldmann).

Or ici il y a une communauté restaurée : en I, 1 : loin du monde, les jeunes-filles instaurent un dialogue entre le héros (Esther) et le monde, et vont permettre de montrer le dévoilement successif d’un dieu qui cache sa face : le chœur déplore une absence mais en filigrane voit aussi une présence : et le hasard est alors interprété comme une providence heureuse : le Dieu caché le devient de moins en moins, et on s’aperçoit que rien n’était dû au hasard : comme un metteur en scène qui apparaît à la fin de la pièce, Dieu est celui qui avait tout agencé, mais on ne le voyait pas tant que tout n’était pas terminé ; c’est ce que dit Bossuet dans son Sermon sur la Providence : comment dire que Dieu est absent, alors que ses desseins sont en cours de réalisation ?

Les interventions du chœur sont faites pour rappeler l’existence du projet divin (cf. explication de II, 8 et III,3)
La pièce est donc moins l’absence de Dieu que l’histoire de son dévoilement (une « apocalypse ») et le tragique cessera au fur et à mesure que la pièce avance.

Comment alors mettre en relation cette théorie plus modérée du dieu caché avec la dramaturgie ? Un dieu « qui cache sa face » entraîne un obscurcissement du monde cf. le mot Esther, qui est le même en hébreu que celui de Deut31, 16 où Dieu dit s’il est abandonné :« Cacher, je cacherai ma face », et que matérialise Racine en la cachant derrière un voile quand elle écoute les chaldéens. Et la véritable tragédie, sur laquelle s’ouvre la pièce, c’est de se trouver dans un monde où seul le hasard règne, cf. l’absence de calendrier, tout peut arriver, et c’est ce qui explique les successions de « catastrophes » : qu’Esther devienne reine, qu’Aman conduise Mardochée à cheval, que le Roi ordonne sans raison le massacre des juifs...Règne de la confusion, du carnaval, de l’ambiguïté des signes ; et le rôle du chœur c’est de montrer qu’il y a un sens, et que Dieu agit quand on pense qu’il n’intervient pas : c’est du reste la justification du rêve : Dieu précède la venue d’Esther en envoyant ce songe qui met le roi dans de bonnes dispositions. En fait le chœur montre qu’on peut à chaque moment de l’action savoir lire sa présence. Le chœur c’est le lyrisme de la prière : des chants qui permettent de transformer le hasard en Providence et donc qui vont donner une dimension téléologique à l’histoire romanesque d’Esther, car ce qui compte, ce n’est pas qu’Assuérus renonce à l’édit d’extermination, mais que les juifs soient sauvés pour remplir une mission (la reconstruction du temple où Dieu est adoré pour les juifs, ou la venue du Sauveur pour les chrétiens). Donc le chœur lance un message d’espoir, le dieu caché n’est pas le dieu janséniste, c’est celui de l’Ancien Testament dans le livre d’Esther : celui qui laisse à l’homme la liberté d’agir, mais pour que lui, Dieu, arrive à ses fins : d’un côté les actions sont toutes humaines (Esther obtient la grâce des juifs, il n’y a pas de « miracle »), mais l’enchaînement des actions est le signe d’un agencement divin (coïncidence du rêve), et c’est au Divin dramaturge que Racine rend hommage : on peut mieux comprendre maintenant le sens du « Jusqu’à quand seras-tu caché ? » : l’expression veut dire « Quand le sens sera-t-il clair ? », « quand comprendrons-nous que la réussite d’Esther n’est pas seulement le fruit du hasard ? ou enfin « Quand le Messie viendra-t-il ? »

Étude du texte III, 9

Ainsi donc le tragique spécifique à la pièce est l’absence de sens : de la vision « comique » (le carnaval) du monde on passe à la vision providentielle d’une nécessité positive. Et ce tragique conçu comme absence de sens se manifeste aussi dans le langage : en III, 3 le chœur évoque « le langage trompeur du perfide imposteur » : le temps tragique est le temps dénué de sens, où on peut tout dire, et le retour du sens, c’est le retour à une langue vraie garantie par la loi divine : quand la pièce commence, on en entend un exemple, Dieu se remet à parler avec l’arrivée d’Elise qui correspond à l’arrivée de l’espoir et donc annonce la possibilité future de la manifestation du sens.

Les images : cette interprétation se trouve confirmée par l’analyse de plusieurs séries d’images qu’il ne faut jamais manquer de commenter :

- Images de la verticalité : ce qui sous-tend la pièce est cette union verticale du ciel et de la terre. Mais cette dimension est en pointillé jusqu’à la fin : Dieu caché c’est cette verticalité privée de son sens, un vecteur qui n’est plus orienté : le haut peut aller vers le bas, et le bas vers le haut : règne des catastrophes. (voir I, 1, 2, 5 pour les images de montée et de descentes) et particulièrement aussi en II, 1, 5, 7, 8 et III, 1, 3, 4, 9 : se jeter, descendre se lever, etc. Ce mouvement est symbolisé par la balance qui en un moment (chercher toutes les occurrences des deux mots) cf. II, 8 penche d’un côté ou de l’autre : le méchant ne sait pas où il va : « Il erre à la merci de sa propre inconstance » (799), mais cette inconstance, analogue à l’oscillation des plateaux d’une balance va se transformer en signe de la justice divine (à l’inverse de la tragédie grecque du moins celle d’Euripide, où c’est le non-sens qui mène le monde), la Balance qui va juger définitivement le méchant et définitivement l’abaisser : « Le dieu vengeur de l’innocence

Tout prêt à te juger tient déjà sa balance » (1156)

L’inconstance se termine par un « arrêt » de Dieu, dans tous les sens du terme, arrêt qui montre l’apparition du sens et la présence visible de Dieu : le chœur peut alors anticiper son retour à Sion et Esther alors seulement peut faire le récit de l’histoire de son peuple à Assuérus sous l’empire de sa grâce. (cf. explication III, 4)
- Images de l’obscurité et de la lumière : c’est le thème du dévoilement
- Images du sommeil et de la veille : le réveil du Roi étant à prendre au sens symbolique et annonçant aussi le réveil de Dieu.
Terminons en soulignant l’interprétation chrétienne du livre d’Esther : contrairement à la théologie juive, la créature est plus passive et ce qui est reconnu, c’est la bonté de Dieu qui veut le bien de ses sujets, comme un père pour ses enfants. Ce retour à Sion doit s’achever par le temple symbolique de la venue du Christ ; dans la théologie juive, l’histoire d’Esther est faite pour inciter à penser qu’on peut, même en pleine obscurité trouver la vérité : c’est dans les événements de chaque jour et non dans les miracles qu’il faut trouver Dieu, et chacun peut le faire.

Besoin d'aide ?
sur