E.C.L.A. - L’Enseignement conjoint des Langues anciennes Considérations sur une démarche didactique

Notes

1 — Paul VEYNE, L’Empire gréco-romain (Paris, Seuil, 2005)

2 — les 16 et 17 janvier 2002, à Paris, dans le cadre d’un séminaire national sur les Langues anciennes (« Le Latin et le Grec aujourd’hui : rencontre autour d’une passion »), à l’invitation de M. Jean-Pierre WEILL, Inspecteur Général de Lettres.
— les 27 et 28 mars 2002, à Amiens, dans le cadre du colloque académique (« Faire vivre le Grec et le Latin aujourd’hui »), à l’invitation de MM. DOZIER et PAUCHANT, I.A.-I.P.R. de Lettres de l’Académie d’Amiens.

— les 21 et 22 mars 2003, à Lyon, dans le cadre du colloque national de l’Arbresle (« Les Etudes classiques face aux exigences des enseignements secondaires et supérieurs en France »), à l’invitation de MM. Heinz WISMANN et Pierre JUDET de LA COMBE, chargés de mission ministérielle.
— le 15 mars 2006, à Lille, dans le cadre des Journées Interacadémiques (à l’initiative de Mme BALLANFAT, I.A.-I.P.R. de Lettres, rapport remis à M. Pascal CHARVET, Inspecteur Général de Lettres).

— le 7 juin 2007, à Besançon, dans le cadre d’une conférence (« La lecture des textes antiques en enseignement conjoint des langues anciennes »), à l’invitation de Mme Marie-Rose GUELFUCCI, Professeur de langue et littérature grecques, et de M. Antonio GONZALES, Directeur de l’U.F.R. des Sciences du Langage, de l’Homme et de la Société, à l’université de Franche- Comté.

— en octobre 2010, rapport de Marc BUBERT sur l’E.C.L.A. remis à Mme Catherine KLEIN, Inspectrice Générale de Lettres (visite au Collège Robert le Frison, Cassel, 59).
— le 27 mars 2019, conférence de Marc BUBERT (« VTRAQVE LINGVA : vers l'acquisition systémique des Langues et Cultures de l'Antiquité, L’E.C.L.A. dans l’enseignement secondaire ») dans l’Académie de Créteil, à l’invitation de Mme BALLANFAT et de M. NAÏM, I.A.-I.P.R. de Lettres.

3 — dans l’académie de Lille, en 2001, 2002 et 2003, à l’initiative de Mme DEVARENNE, I.A.-I.P.R. de Lettres, et en 2008, à l’initiative de Mme GUILLOU, I.A.-I.P.R. de Lettres ;
— dans l’académie de Toulouse, en 2003, 2004, 2005 et 2006, à l’initiative de M. DESERT, I.A.-I.P.R. de Lettres ;
— dans l’académie de Paris, en 2006, 2007 et 2008, à l’initiative de M. FROMONT, I.A.-I.P.R. de Lettres.

4 — Le serveur éducatif Hélios (académie de Grenoble) propose une recension de ces activités :

  • http://helios.fltr.ucl.ac.be/Ressources_latingrecA.html

On peut consulter également les sites académiques qui consacrent une ou plusieurs pages à l’E.C.L.A. :

5  — Programmes du lycée (B.O. spécial n° 1 du 22 janvier 2019).

6  — Attendus en fin de Cycle 4 en Latin (B.O. n° 11 du 17 mars 2016).

7 — B.O. spécial n° 1 du 22 janvier 2019.

8 — B.O. n°11 du 17 mars 2016.

9 — Comme le signalait déjà Mme Anne ARMAND, Inspectrice générale de Lettres, dans son ouvrage sur la Didactique des Langues anciennes (Paris, Bertrand-Lacoste, 1997).

10 — Madeleine LABADIE, Commios, le Celte oublié (Alinéa, 1999) ; Anne de LESELEUC, Commios, roi des Atrébates (Sagittaire 62, 2010).

11 — Guide pédagogique du professeur pour l’enseignement des langues anciennes en collège et lycée (Ministère de l’Education nationale, Direction de l’enseignement scolaire, 2005 / Eduscol, D0013)

Prolégomènes...

Ni méthode, ni remède miracle, l’enseignement conjoint des Langues anciennes est une expérimentation devenue une démarche didactique, mise en œuvre en collège comme en lycée, depuis 1999, dans l’académie de Lille.

Elle est née d’une collaboration entre deux enseignants, Marc BUBERT, professeur au collège Robert le Frison de Cassel (Nord), et Jean-Philippe CERDA, professeur au lycée Malraux de Béthune (Pas-de-Calais). Sa dénomination, « Enseignement Conjoint des Langues Anciennes » ou E.C.L.A., leur a été suggérée par M. Jacques DÉSERT, I.A.- I.P.R. de Lettres de l’Académie de Lille, et a été utilisée pour la première fois lors du Séminaire national sur les langues anciennes (Paris, janvier 2002), dans l’atelier « Enseigner conjointement grec et latin ».

Dans un établissement qui propose l’option facultative de Langues et cultures de l’Antiquité - Latin, mais ne dispose pas de l’option correspondante en Grec ancien, l’enseignement de l’E.C.L.A. permet aux élèves latinistes d’accéder à la langue et à la littérature grecques. Statutairement, cet enseignement doit s’inscrire au sein d’un projet d’établissement, présenté au Conseil d’administration. Il nécessite en effet, dans le cadre réglementaire de l’option facultative de Langues anciennes (3 heures / élève) l’ajout d’une heure supplémentaire (H.S.A.) à la dotation horaire de la discipline, tant pour le professeur que pour les élèves, selon les modalités propres à chaque établissement (apprentissages initiaux, remédiations, travaux de groupes, travaux individualisés, etc.).

Il s’agit donc, dans le cadre des programmes nationaux, de mener conjointement l’enseignement du Latin et du Grec ancien, pour mettre en évidence ressemblances, différences, et complémentarités des deux littératures, des deux civilisations et des deux langues antiques. Il ne s’agit donc pas seulement de « bilinguisme », dans l’acception courante du terme, c’est-à-dire d’une étude parallèle des langues grecque et latine, mais bien d’une pratique pédagogique qui se donne pour objet de faire découvrir aux élèves toute la richesse et la complexité de ce monde que Paul Veyne définit si bien comme celui de « L’Empire gréco- romain »1.

Dès son origine, cette expérience d’enseignement, qui associait deux disciplines distinctes, a suscité un vif intérêt. Elle a ainsi été présentée dans plusieurs séminaires et colloques nationaux, de 2002 à 20192, et proposée dans le cadre de plusieurs Plans Académiques de Formation3.
De nombreux établissements scolaires se réclament aujourd’hui d’une pratique d’«enseignement conjoint», dans différentes académies4, avec des démarches et des réalités très différentes les unes des autres : les réflexions suivantes ont donc pour seule raison d’être de préciser ce que les inventeurs de l’expérience E.C.L.A. entendent exactement par ce terme, et d’en présenter les éléments.

L’E.C.L.A. en questions...

1. Qu’est-ce que c’est ? Esquisse d’une définition théorique.

Il s’agit de constituer dans une même problématique de lecture les objets d’étude proposés par les programmes, car « Les cadres d’étude et les pistes proposés sont les mêmes pour le monde grec et le monde romain. »5

Il faut donc construire des séquences, fondées sur des groupements de textes ou des œuvres complètes, permettant de faire apparaître aux élèves les perspectives dominantes de l’étude (thématique, générique ou linguistique), dont la progression annuelle, voire pluriannuelle, conduit à satisfaire aux obligations réglementaires.

Un travail de cours commun élabore l’étude conjointe des textes, dans les deux langues, dont un travail individualisé va chercher à systématiser l’acquisition (étude comparative du lexique, de la syntaxe, des isolexismes, des schèmes récurrents, par exemple). L’accent est mis tant sur les parallélismes littéraires, dans l’étude des genres et des registres, que sur les parallélismes culturels, dans une perspective diachronique ou synchronique.

Par exemple, au lycée, dans le cadre d’une classe de Première, pour étudier « L’homme dans la cité », les élèves pourront être amenés à s’interroger sur la représentation sociale du monde antique en comparant la description des deux boucliers d’Achille et d’Enée, ou, pour étudier « L’homme et le divin », sur les différentes visions des premiers chrétiens que proposent Pline le Jeune et Tertullien, Eusèbe de Césarée et Julien, au regard de Pascal ou Diderot.

De la même façon, au collège, dans le cadre d’une classe de Troisième, pour l’étude de « La transmission culturelle, de la Grèce à Rome », les élèves sont amenés à comprendre l’évolution de l’usage fait du personnage d’Héraklès / Hercule, du mythe chez Homère au symbole politique chez Ovide et Aelius Lampridius ou à saisir la portée générique de l’invocation à la Muse dans les épopées d’Homère et de Virgile, par rapport à son détournement satirique dans une épigramme latine de Janus Pannonius au XVe siècle.

Plusieurs approches sont alors possibles :

  • lecture parallèle de textes à contenu identique en latin et en grec (Res Gestae d’Auguste, Hermeneumata Pseudodositheana, textes épigraphiques bilingues, textes bibliques, traductions latines d’œuvres grecques [ex. : Démosthène traduit par Alde Manuce]...) ;
  • lecture successive de textes à contenu similaire ou antithétique (discours et portraits d’Alcibiade et de Catilina, descriptions de Rome, discours polémiques de Cicéron et Démosthène ...) ;
  • lecture successive d’un texte latin, puis d’un texte grec pour susciter la réflexion des élèves sur un thème précis (comparaison du convivium et du sumpo/sion) ;
  • lectures cursives d’œuvres intégrales, lectures comparées (les lois de Solon et des Douze Tables, la reprise par Virgile des motifs homériques ...) ;
  • lecture de plusieurs traductions différentes d’un même texte...

En somme, il s’agit de multiplier « les différentes lectures du texte » pour mieux lire, comprendre, traduire et interpréter6.

2. Comment fonctionner en E.C.L.A. ? Pistes didactiques...

2.1. Du contrat avec les collégiens...

Au collège, la création d’une heure supplémentaire dans l’emploi du temps de Troisième nécessite de contractualiser l’expérience avec les élèves.

Il est défini en commun que le même degré d’exigence qu’en option latin « pure » est maintenu en ce qui concerne l’acquisition et la mémorisation des faits de langue latine. En revanche, n’est imposé ni évalué aucun apprentissage en langue grecque. Cette démarche particulière est rendue possible par l’exigence des programmes de rendre les élèves lecteurs de textes authentiques. C’est pourquoi des outils d’aide à la lecture des textes grecs ont été créés, parfois même par les élèves (par ex. tableaux synoptiques de morphologie présentés à l’inverse des «grammaires de thème», fiche récapitulative trilingue des connecteurs logiques...). Libre à eux de s’y référer ou de mémoriser les savoirs.

Les évaluations formatives concernent l’acquisition des fondamentaux en morphologie et en syntaxe latines ainsi que la maîtrise des techniques de traduction et d’analyse littéraire des textes latins et grecs.

Les évaluations sommatives s’attachent à repérer les progrès des élèves en traduction d’un passage court en latin ou en grec, et en commentaire de texte latin ou grec avec traduction, totale ou partielle, voire en commentaire comparé.

L’acquisition de savoirs dans les cultures et les civilisations grecques et latines est exigée et évaluée. Mais on peut aussi répondre chaque année à un défi ! Les élèves ont le droit de proposer un thème de séquence, permettant l’approche originale d’un objet d’étude défini par les programmes (par exemples, le tourisme dans l’Antiquité, la magie dans la civilisation gréco-romaine, la conquête de l’espace : un rêve de Lucien à Kepler ...).

2.2. De l’hétérogénéité en lycée...

Depuis la réforme des programmes, du collège en 2016, et du lycée en 2019, le premier souci de l’enseignant de lycée qui se place dans le cadre d’une approche conjointe des deux langues anciennes est d’avoir à gérer une hétérogénéité certaine. Sans même envisager les disparités des acquis d’élèves provenant de collèges différents, on peut en effet se trouver face, en classe de Seconde, à un groupe réunissant des élèves :

  • ayant suivi une option Latin de la Cinquième à la Troisième, mais n’ayant pas fait de grec ;
  • ayant suivi une option Grec en Troisième, mais n’ayant pas fait de latin ;
  • ayant fait en Troisième du grec et du latin ;
  • n’ayant fait ni l’un ni l’autre, mais désireux de commencer un apprentissage !

Sans même évoquer, en classe de Première et Terminale, les regroupements d’élèves ayant choisi une option facultative ou une spécialité LCA ...

Il est donc nécessaire dès le départ d’envisager une double progression : collective, pour les méthodes et les contenus spécifiques de la classe de Seconde, et individuelle, pour permettre aux grands débutants de suivre aussi rapidement que possible le rythme du groupe- classe. Pour ce faire, le travail modulaire correspond au travail d’aide personnalisée de la classe de Français : après une évaluation initiale des acquis et des compétences, chaque élève doit pouvoir progresser à son rythme. À titre d’exemple, comment proposer en lecture des textes grecs à des élèves ne connaissant pas l’alphabet grec ? Il faudra nécessairement un temps d’apprentissage, inutile pour ceux qui ont suivi l’option de Troisième.

Travail modulaire, travaux de groupes, travail individualisé sont une solution ; l’outil informatique étant ici d’une aide précieuse. Ainsi, dans le cadre d’une première séquence, on pourra proposer aux élèves de lire des textes latins translittérés en grec, voire, de lire un texte grec identique à un texte latin (inscriptions bilingues des Res gestae d’Auguste, par exemple) ; on pourra ensuite utiliser des supports d’apprentissage autonomes (documents grands débutants, documents ou logiciels électroniques comme Collatinus, exercices autocorrigés sur Hélios).

2.3. Des programmes officiels...

À l’origine, il pouvait sembler difficile pour l’enseignant de concilier les exigences de programmes différents, en Latin et en Grec. Difficulté d’autant plus grande qu’il n’existe, encore aujourd’hui, aucun manuel français permettant l’étude conjointe du latin et du grec : il fallait donc concevoir en parallèle lecture des textes, étude des deux langues et des deux civilisations. La transformation, en 2007, des Langues anciennes en Langues et cultures de l’Antiquité a facilité cette évolution, et les nouveaux programmes de la discipline pour le lycée, parus en 2019 7, nous y invitent clairement : le professeur est en effet amené à « travailler de manière méthodique sur les différences et les analogies de civilisation, confronter des œuvres de la littérature grecque ou latine avec des œuvres modernes ou contemporaines, françaises ou étrangères... ».

Ces programmes proposent explicitement « la possibilité d’une approche commune, dans le cas de l’enseignement conjoint des langues anciennes (E.C.L.A.), qui implique également des horaires spécifiques... Afin de prendre en compte l’enseignement conjoint des langues anciennes (E.C.L.A.), les notions de langue grecque et latine sont présentées en miroir, chaque fois que cela est possible. »

En collège, la transdisciplinarité est un ressort essentiel de la motivation des élèves optionnaires, comme le soulignent les programmes : « Certains thèmes se prêtent particulièrement à un travail interdisciplinaire et peuvent donc faire l'objet d'un Enseignement Pratique Interdisciplinaire »8. Chaque séquence offre un large éventail de possibilités : par exemple, « temple grec et nombre d’or », « ordres grecs et géométrie euclidienne », «morphologies des langues anciennes et des langues officielles de l’Union européenne », «étymons grecs et latins du vocabulaire scientifique », « démocratie et république : de l’étymologie à l’éducation civique », etc.

Dans les classes de lycée, la constitution d’un portfolio par les élèves, qui confrontent dans un diptyque un texte latin ou grec authentique et un texte contemporain, français ou étranger, une œuvre iconographique antique et une œuvre iconographique ou filmique contemporaine, pour les mettre en résonance ou en confrontation, s’inscrit dans la même démarche. Ainsi, l’étude conjointe des textes latins et grecs consacrés à l’Ara Pacis Augustae, à la frise des Panathénées et à l’autel de Pergame, amène les élèves à en saisir et en apprécier le message artistique et politique.

Organiser les différentes séquences de l’année procèdera donc de la même démarche sur les objets d’étude proposés par les programmes : croiser des problématiques de lecture dans les textes latins et grecs, tout en respectant leurs différences, conduit à opérer des choix. On peut définir des séquences thématiques (par exemple, le forum et l’agora, pour la vie civique) ou génériques (la comédie, à Athènes et à Rome), mais la perspective littéraire de l’étude des textes (des genres, des registres, des types de texte, des modalités d’écriture et de lecture, de l’énonciation...) ne peut que s’enrichir de cette intertextualité constante du grec au latin, et du latin au grec.

3. Comment enseigner en E.C.L.A. ? Pratiques pédagogiques...

Dans la pratique maintenant, il nous reste à voir comment construire, concrètement, des séquences d’E.C.L.A. Le travail de préparation, pour l’enseignant, est un travail considérable. En l’absence de manuels, ou même de lexiques, il faut non seulement trouver les textes de lecture, mais encore concevoir les exercices d’application, les prolongements ... Bien sûr, on peut s’appuyer sur les manuels existants, lorsqu’ils se trouvent en correspondance ; mais ce n’est pas un cas de figure très fréquent. Il faut donc recourir à tous les outils dont on peut disposer par ailleurs.

3.1. Des lectures et de l’apprentissage des langues...

En premier lieu, ce sont les modalités de lecture qui constituent les outils de l’enseignement conjoint. En effet, un travail qui privilégie l’oral plutôt que l’écrit va accomplir sa « révolution copernicienne », en abandonnant peu ou prou l’exercice traditionnel du thème. De même, en donnant comme finalité institutionnelle l’épreuve du « Grand oral » au Baccalauréat, il ne posera plus l’exercice de la version comme critère systématique de formation ou d’évaluation, mais il essaiera de faire « redécouvrir aux élèves qu’ils sont lecteurs »9. Cette démarche n’implique évidemment pas au premier chef les élèves ayant choisi en lycée la spécialité « Littératures, Langues et Cultures de l’Antiquité », mais s’adresse en priorité à des élèves optionnaires, pour lesquels l’étude du Latin ou Grec s’achèvera le plus souvent en classe de Terminale.

Pour parvenir à notre objectif, il faut multiplier les lectures : à titre d’exemple, faire lire un texte (latin ou grec) sans traduction, pour dégager des hypothèses de lecture que la traduction viendra confirmer ; faire lire un texte avec traduction ; faire comparer des traductions différentes ; faire retraduire un texte ; faire réécrire un texte, sur traitement de texte par exemple, pour en dégager les structures grammaticales ; travailler la lecture orale des textes, etc.

Ainsi, pour traiter un thème comme celui de « Légendes de fondation » en Quatrième, ou des « Mythes de fondation » en Seconde, pourquoi se priver, en étudiant la fondation de Rome, de confronter l’histoire et l’épopée, les auteurs grecs et latins, des récits de Virgile, de Tite-Live, de Florus ou de Lhomond, à côté des versions grecques de Plutarque ou de Denys d’Halicarnasse, tout en observant le rite étrusque de fondation d’une ville et l’hérôon du fondateur de Paestum ?

De même, la lecture comparée de cinq traductions françaises de l’invocation à la Muse dans l’Énéide permet aux élèves de mieux cerner les relations que tissent avec le texte antique ses traducteurs marqués par leur siècle. À l’époque de Louis XIV, « insignem pietate virum » devient « Un Monarque pieux, un héros équitable » sous la plume de Jean Regnault de Segrais ; sous la Monarchie de Juillet, l’Abbé Delille traduit « D’un prince magnanime, humain, religieux ». Avec un minimum de références historiques, des élèves parviennent aisément à commenter quelques connotations, quelques « surcharges » apportées au texte antique.

Construire un parcours de lecture dans les deux langues anciennes amène à moduler les exercices du groupe-classe : dans une séance de lecture comparée, tous les élèves vont lire les deux textes mis en confrontation, l’un latin, l’autre grec ; dans une autre séance, on lira seulement un texte latin, ou un texte grec ; dans une autre séance encore, un premier groupe d’élèves choisira de lire un texte grec, un second groupe lira un texte latin, et la synthèse des deux lectures réunira le groupe classe : le rôle de l’enseignant sera alors de faire apparaître les convergences, ou les différences.

Evaluer les apprentissages procèdera de la même logique : si par exemple la lecture conduit les élèves à constituer un lexique thématique trilingue, rien n’interdit à l’enseignant d’exploiter celui-ci comme outil d’évaluation, en fin de séquence. En lycée, dans la perspective du « Grand oral », la présentation orale des travaux du portfolio constitue également une ressource utile.

Par conséquent, l’apprentissage des deux langues se fondera sur ces parcours de lecture ; à côté de la préparation des séquences, il revient au professeur d’élaborer une progression annuelle, voire pluriannuelle, des acquisitions, qui permettra aux élèves de maîtriser successivement les particularités de deux langues flexionnelles, de maîtriser leurs ressemblances (comme la construction des thèmes de déclinaison, celle des affixes de conjugaison, la syntaxe de l’ablatif et du génitif absolus, ou l’emploi de la subordonnée infinitive, par exemple), comme de s’initier à leurs différences (en distinguant par exemple les valeurs du perfectum de celles de l’aoriste, ou les emplois du subjonctif latin et de l’optatif grec).

Il est important, enfin, pour associer les élèves à leurs apprentissages en E.C.L.A., et développer leur contexte culturel, d’ancrer cet enseignement dans leur environnement immédiat. Dans les Hauts de France, par exemple, on peut éclairer les élèves de collège sur un point commun entre le poète latin Virgile, le géographe grec Ptolémée, et un peuple celte du nord de la Gaule, en retraçant le parcours des Ménapiens depuis César. De la même façon, des élèves de lycée peuvent retracer le parcours de l’Atrébate Commios dans les textes latins de César et Frontin, le texte grec de Dion Cassius, et des romans contemporains10. Dans le Grand Est, une visite pédagogique de la capitale impériale de Trèves (Allemagne) peut être l’occasion du déchiffrement et de la traduction de stèles funéraires en latin et en grec au Musée rhénan.

3.2. De l’intertextualité...

En second lieu, c’est dans la multiplication des activités autour de la traduction et du commentaire que se construit l’étude conjointe des textes et des genres littéraires.

On peut ainsi proposer aux élèves des parcours de lecture dans des œuvres suivies ; par exemple, faire en classe une heure de lecture systématique de « petit latin », en utilisant les ouvrages de la collection des « Classiques en poche » éditée par les Belles-Lettres : César, Salluste, Xénophon, mais aussi Homère et Virgile sont maintenant accessibles dans des éditions de poche, à un tarif suffisamment raisonnable pour que les Centres de documentation des établissements puissent les acquérir sans grever les budgets disciplinaires !

Il suffit que le professeur fasse apparaître, en Langues anciennes comme en Français, l’intertextualité, les réécritures, le dialogue des écrivains grecs et latins entre eux, pour amener les élèves à percevoir tant la singularité de chacune des deux cultures, que les points de rencontre entre elles.

Ainsi, en classe de Première, pour l’objet d’étude « Masculin, féminin », montrer simplement la reprise par Ovide du « Cyclope amoureux » de Théocrite, c’est montrer ipso facto le dialogue constant des lettres latines et des lettres helléniques : lire la reprise de ce même motif dans les Eglogues de Ronsard permet alors d’ouvrir la réflexion jusqu’à la réécriture moderne des mythes antiques. De même, confronter les deux Médée d’Euripide et de Sénèque, sans même envisager le bénéfice de l’étude comparée des deux représentations tragiques, conduit spontanément les élèves à confronter le statut de la femme dans les deux sociétés antiques... et à s’interroger sur leurs différences !

Au collège, l’intertextualité mène les élèves à adopter de leur propre chef une démarche autonome de réflexion : deux textes confrontés proposent d’eux-mêmes une problématique, au lieu de laisser le professeur problématiser, souvent seul, la lecture d’un texte unique ! Ainsi, dans le cadre d’une expérience de propédeutique à l’E.C.L.A. menée en Quatrième, sous l’appellation « Rome sous l’influence de la civilisation grecque », à chaque séquence est intégrée une séance dédiée aux influences de la civilisation grecque sur la thématique romaine abordée (par exemple, l’armée romaine et l’éphébie grecque dans la séquence « Miles, citoyen-soldat à la conquête du monde », ou les rôles de la femme dans la société antique dans la séquence « Matrona, femme, épouse et mère seulement ? »).

En fait, il s’agit d’intégrer l’intertextualité des cultures grecque et latine, respectant en cela le « brassage des peuples », les réalités linguistiques, culturelles et historiques de l’espace méditerranéen antique, lieu de convergence des objets d’étude des programmes, au collège comme au lycée.

Épilogue...

Evidemment, il serait illusoire de prétendre atteindre, dans le cadre d’une seule option E.C.L.A., aux mêmes objectifs que ceux des deux options « classiques » de Latin et de Grec additionnées, faute, tout simplement, d’un horaire de travail équivalent.

Toutefois, la modulation du groupe-classe, l’utilisation des nouvelles technologies (lecture ou traduction assistée par ordinateur, travail autonome des élèves sur traitement de texte, ou Internet), la modalisation des lectures (cursive, grammaticale, analytique, avec ou sans traduction), le travail de la grammaire de texte et de l’étude littéraire, permettent de parvenir à des capacités et des savoirs sensiblement équivalents en fin de cursus secondaire, sans renoncer pour autant aux exigences de connaissance, de méthode et de rigueur, qui sont traditionnellement celles de l’enseignement des Lettres classiques.

De plus, les élèves qui suivent cet enseignement spécifique bénéficient d’un choix triple à la fin de la Troisième : ils peuvent poursuivre en Seconde une option Latin avec un « bagage » normal, commencer une option de Grec avec des acquis solides, leur permettant de rejoindre rapidement les optionnaires qui ont déjà connu un horaire complet d’enseignement du grec, ou encore poursuivre leurs études en E.C.L.A., si le choix leur est offert.

Nous voulons donc voir dans cette démarche comparatiste de l’E.C.L.A., qui se revendique depuis son origine comme un « dialogue permanent du français et des langues anciennes »11 (conjointes !) une nouvelle chance, pour le plus grand nombre d’élèves, d’accéder à cet univers des « littératures, langues et cultures de l’Antiquité » qui nous est cher. Faire lire les textes en E.C.L.A. donne accès à une vision plus globale des fondements antiques de notre société. C’est initier aussi tous les élèves, qu’ils se destinent à des voies scientifiques ou littéraires, à une réflexion systémique et non pas seulement hypothético-déductive. Et, bien que cette démarche n’ait pas vocation à former des spécialistes, l’enseignement des langues anciennes, avec le même intitulé de « Langues et cultures de l’Antiquité », dans les classes préparatoires littéraires (C.P.G.E.), comme dans le cadre des Universités, nous laisse penser qu’elle pourra modestement contribuer à ouvrir pour nos élèves une voie supplémentaire d’accès à la formation des disciplines littéraires et des sciences humaines dans l’enseignement supérieur.

Notes

1 — Paul VEYNE, L’Empire gréco-romain (Paris, Seuil, 2005)

2 — les 16 et 17 janvier 2002, à Paris, dans le cadre d’un séminaire national sur les Langues anciennes (« Le Latin et le Grec aujourd’hui : rencontre autour d’une passion »), à l’invitation de M. Jean-Pierre WEILL, Inspecteur Général de Lettres.
— les 27 et 28 mars 2002, à Amiens, dans le cadre du colloque académique (« Faire vivre le Grec et le Latin aujourd’hui »), à l’invitation de MM. DOZIER et PAUCHANT, I.A.-I.P.R. de Lettres de l’Académie d’Amiens.

— les 21 et 22 mars 2003, à Lyon, dans le cadre du colloque national de l’Arbresle (« Les Etudes classiques face aux exigences des enseignements secondaires et supérieurs en France »), à l’invitation de MM. Heinz WISMANN et Pierre JUDET de LA COMBE, chargés de mission ministérielle.
— le 15 mars 2006, à Lille, dans le cadre des Journées Interacadémiques (à l’initiative de Mme BALLANFAT, I.A.-I.P.R. de Lettres, rapport remis à M. Pascal CHARVET, Inspecteur Général de Lettres).

— le 7 juin 2007, à Besançon, dans le cadre d’une conférence (« La lecture des textes antiques en enseignement conjoint des langues anciennes »), à l’invitation de Mme Marie-Rose GUELFUCCI, Professeur de langue et littérature grecques, et de M. Antonio GONZALES, Directeur de l’U.F.R. des Sciences du Langage, de l’Homme et de la Société, à l’université de Franche- Comté.

— en octobre 2010, rapport de Marc BUBERT sur l’E.C.L.A. remis à Mme Catherine KLEIN, Inspectrice Générale de Lettres (visite au Collège Robert le Frison, Cassel, 59).
— le 27 mars 2019, conférence de Marc BUBERT (« VTRAQVE LINGVA : vers l'acquisition systémique des Langues et Cultures de l'Antiquité, L’E.C.L.A. dans l’enseignement secondaire ») dans l’Académie de Créteil, à l’invitation de Mme BALLANFAT et de M. NAÏM, I.A.-I.P.R. de Lettres.

3 — dans l’académie de Lille, en 2001, 2002 et 2003, à l’initiative de Mme DEVARENNE, I.A.-I.P.R. de Lettres, et en 2008, à l’initiative de Mme GUILLOU, I.A.-I.P.R. de Lettres ;
— dans l’académie de Toulouse, en 2003, 2004, 2005 et 2006, à l’initiative de M. DESERT, I.A.-I.P.R. de Lettres ;
— dans l’académie de Paris, en 2006, 2007 et 2008, à l’initiative de M. FROMONT, I.A.-I.P.R. de Lettres.

4 — Le serveur éducatif Hélios (académie de Grenoble) propose une recension de ces activités :

  • http://helios.fltr.ucl.ac.be/Ressources_latingrecA.html

On peut consulter également les sites académiques qui consacrent une ou plusieurs pages à l’E.C.L.A. :

5  — Programmes du lycée (B.O. spécial n° 1 du 22 janvier 2019).

6  — Attendus en fin de Cycle 4 en Latin (B.O. n° 11 du 17 mars 2016).

7 — B.O. spécial n° 1 du 22 janvier 2019.

8 — B.O. n°11 du 17 mars 2016.

9 — Comme le signalait déjà Mme Anne ARMAND, Inspectrice générale de Lettres, dans son ouvrage sur la Didactique des Langues anciennes (Paris, Bertrand-Lacoste, 1997).

10 — Madeleine LABADIE, Commios, le Celte oublié (Alinéa, 1999) ; Anne de LESELEUC, Commios, roi des Atrébates (Sagittaire 62, 2010).

11 — Guide pédagogique du professeur pour l’enseignement des langues anciennes en collège et lycée (Ministère de l’Education nationale, Direction de l’enseignement scolaire, 2005 / Eduscol, D0013)

Besoin d'aide ?
sur