Dominique Vivant Denon à Taormine

En 1778, Dominique Vivant Denon arrive à Messine. Il reste plus d’une année en Sicile et rejoint plus tard son poste d’attaché d’ambassade à Naples. Curieux homme aux talents multiples, tour à tour diplomate et graveur, écrivain et collectionneur, proche de Voltaire et de Joséphine de Beauharnais, il écrit très vite un Voyage en Sicile qui est pillé  deux fois, par Jean-Baptiste Claude Richard d’abord dans son Voyage pittoresque de Naples et de Sicile paru en 1768, par Henry Swinburne ensuite dans son Voyage dans les deux Siciles publié en 1785. Il faut dire que Dominique Vivant Denon, pour être partout, n’est à peu près nulle part : l’attribution de ses œuvres est toujours tardive et l’histoire peine à qualifier cet homme qui écrit un bref roman libertin pour achever le XVIIIème siècle (Point de lendemain, 1777) avant de rédiger le premier acte de la geste napoléonienne pour commencer le XIXème (Voyage dans la Basse et la Haute-Égypte pendant les campagnes du général Bonaparte, 1802). Artiste disparate à cheval entre deux époques et deux régimes, dépêché à Saint-Pétersbourg par Louis XV, nommé par Napoléon à la direction générale du musée du Louvre, il écrit comme il dessine : pour lui, l’écriture est davantage que la pensée parce que l’intensité de la vision entraîne la main dans la précipitation du croquis.

 

Il semble que la nature ait voulu donner là le plan, le trait, l’élévation et la situation du plus parfait des théâtres, et qu’on n’ait fait que l’achever et le façonner à l’usage de la nation qui l’a décoré. L’anse de la montagne avait donné la portion de cercle ; on n’a fait que tailler les gradins dans la roche, et les surmonter d’une fabrique en mattoni, qui formait une galerie extérieure et une inférieure, qui couronnaient l’édifice. L’avant-scène était formée par deux roches escarpées, entre lesquelles était posé le proscenium, sur une terrasse aussi donnée par la nature ; car les Grecs n’avaient pas, ainsi que nous, le sot orgueil de vaincre la nature en décorant les lieux qui s’y refusaient le plus ; mais choisissant des situations heureuses, ils ajoutaient aux faveurs du hasard, et faisaient des choses sublimes avec les même dépenses avec lesquelles nous en faisons de médiocres. C’est bien là le cas du théâtre de Taormine, le plus beau certainement qui se soit conservé de l’Antiquité. Quoique son diamètre soit très considérable, et qu’il soit sans galerie souterraine, il est sonore au point qu’on entend de toutes ses parties le moindre son articulé ; et dans quelque lieu qu’on le frappe, il résonne comme un instrument. On n’est pas moins émerveillé des beautés de sa situation que de celles de son local. Derrière le proscenium, il y avait une galerie ouverte et deux terrasses en amphithéâtre, d’où l’on découvrait le plus beau, le plus grand et le plus sublime tableau qu’il soit possible de voir : premièrement, trois rochers élancés, qui semblent servir de rempart à la ville, bâtie principalement sur une plateforme, et descendant en amphithéâtre jusqu’à la mer ; une large baie au-delà de laquelle coule le fleuve Alcantara, autrefois l’Onobla, qui baignait les murailles de Naxus ; plus loin toutes les riches campagnes qui couvrent le mont Etna, les grands bois qui le ceignent dans sa moyenne région, les neiges perpétuelles qui couvrent la plus haute, enfin son sommet se perdant dans les nues ou vomissant un torrent de fumée ; et par opposition la riante plaine du Léontium, qui s’avance dans la mer par différents caps qui forment autant de plans, celui de Catane, d’Augusta, enfin jusqu’à celui où est bâtie Syracuse, qui se perd dans la vapeur : voilà quelle était la vue de la galerie du théâtre, et ce qui servait de toile de fond pour ceux qui étaient placés sur les gradins supérieurs. Le côté par lequel on entrait n’était pas moins imposant, on découvrait toute la côte de la Sicile, les montagnes qui la bordent, celles de la Calabre, la pointe de l’Italie, qui, dans cet endroit, ressemble à une île, et la mer allant en se rétrécissant jusqu’au phare de Messine. On peut imaginer si, avec le motif qui nous faisait voyager, la jouissance d’un tel spectacle devait nous plaire ; aussi étions-nous tous occupés, et tous dans le ravissement.

 

Dominique Vivant Denon, Voyage en Sicile, « Taormine », 1788

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