DISCOURS DES MISÈRES DE CE TEMPS - Explication des vers 127 à 154 Ronsard : Les oeuvres engagées.

Deuxième passage : vers 127 – 154

Ronsard ici se sert d’un mythe pour dénoncer les dangers de l’Opinion, qu’il allégorise en une figure monstrueuse dont la description renvoie à tous les griefs qu’il fait aux protestants. On se demandera à quoi correspond ce recours au mythe.

Composition

  • Première partie : la conception (une théogonie)
  • Deuxième partie : la description
  • Troisième partie : les premières victimes du monstre

Première partie vers 127 – 135

« on dit que… » ce mythe rapporté recule en quelque sorte de deux crans la parole directe de Ronsard, d’abord parce que c’est dans la lecture des œuvres de l’historien que feront les descendants, qu’apparaît l’ « Opinion, nourrice des combats » (vers 125)  (et la majuscule allégorise le concept), ensuite parce que le « on dit » se présente comme la répétition d’une parole déjà existante. Cette double délégation de parole (de Ronsard à l’historien, puis à la parole anonyme) correspond à une volonté de désactualisation, par une référence anhistorique et mythique : ce danger est grave parce qu’il est une résurgence d’un danger déjà couru par l’humanité.

Les quatre premiers vers expliquent la présence de cette « Opinion » comme un châtiment conçu par Jupiter pour punir les hommes de leur audace. On voit d’abord comment Ronsard, dans un discours chrétien n’est nullement gêné pour inventer un mythe qui imite ceux de Platon (cf. la naissance de l’Amour dans le Banquet), mais en se servant aussi de Virgile, d’Ovide et d’Aristote (cf. la note du livre). De même que dans les Hymnes, c’est là la façon poétique de voir la réalité, et de substituer des Êtres aux concepts. D’autre part l’audace des hommes contre les dieux renvoie à plusieurs mythes : d’abord Babel (cf. le « jusqu’au ciel » du vers 129), puis le mythe des Géants auxquels Ronsard fait allusion au vers 154 : les hommes sont punis « d’avoir eschellé comme Géants les cieux » : c’est l’idée que l’homme doit rester à sa place et ne doit pas faire preuve de cette « démesure » dont ont parlé aussi les Grecs. Et si les hommes manifestent une « curieuse » audace, il s’agit de la curiosité de savoir ce qui doit leur rester caché : il y a deux domaines bien distincts : la raison sur terre, et Dieu aux cieux, et le crime des hommes est d’envoyer « leurs raisons » (leurs raisonnements) jusqu’au ciel : vouloir, par les seules forces humaines connaître les desseins de Dieu : « pour savoir / Les hauts secrets divins que l’homme ne doit point voir ». Ronsard condamne donc la curiosité théologique, ce qu’il explicitera dans la Remontrance vers 143  « Il fait bon disputer les choses naturelles ». Il y a dans les Ecritures un mystère qu’il ne faut pas dévoiler. Cf introduction : Ronsard partage avec la Pléiade l’idée que la Vérité ne doit jamais se montrer sans s’entourer de voiles, à l’inverse des Protestants qui veulent un accès personnel aux textes, selon eux limpides et dépourvus de « mystère » (c’est que pour les Protestants tout ce qui est sur terre ne peut participer aux mystères de Dieu, parce que il y a une rupture totale entre les deux plans humain et divin).

Remarquons comment les enjambements et rejets (cf. « des hommes, pour savoir les hauts secrets) soulignent combien les hommes dépassent la mesure ; remarquons aussi la cohésion de ce premier groupe circonstanciel grâce aux sonorités ouvertes (fâché, race, audace, savoir, doit, voir).

Ronsard poursuit en faisant le récit de la conception de l’Opinion : elle est née de l’union de Jupiter avec « Dame présomption » : toujours le recours à l’allégorie, avec une référence aux amours bien connues de Jupiter, et à ses capacités, non moins connues, de faire des enfants à toutes les femmes séduites. Ici, il semble abuser d’une femme « endormie au pieds du mont Olympe » (elle n’est pas dans l’Olympe, séjour des dieux, bien-sûr). La présomption est souvent associée à l’Hérésie dans les libelles catholiques parce que justement l’Hérésie consiste à être présomptueux, à se croire capable de tout comprendre.

Donc un petit tableau mythique assez divertissant (cf. les mots « gaillard, la baisant soudain…) à la fin duquel l’Opinion se trouve conçue. Et sa définition est donnée par ses origines : née de la Présomption, elle est élevée par le « Cuider », qui n’est pas seulement la croyance dogmatique et intransigeante, mais plus précisément l’assurance inébranlable que l’homme est capable de juger par lui-même de tout y compris des textes sacrés. Enfin, il faut souligner le fait que Jupiter s’unit à Dame Présomption parce qu’il est « fâché contre la race des hommes » c’est un projet de vengeance qu’il réalise. Cette Opinion qui naît de cette union est donc une « peste du genre humain », et  l’allégorisation se poursuit, puisqu’elle est mise « à l’école d’orgueil, de fantaisie et de jeunesse folle » : l’orgueil est la conséquence de la présomption, la fantaisie est le non-respect du seul sens possible des Ecritures, et la jeunesse folle est le non-respect des maîtres. Et c’est sur ce rythme ternaire que finit la première partie.

Deuxième partie : vers 137 – 148

Elle est consacrée à la description  de ce monstre, (et donc à tous les reproches faits aux protestants) : les quatre premiers vers insistent sur leur vanité (cette « Opinion » est enflée, orgueilleuse et vaine, elle est pleine « de vent et de fumée » Elle est si odieuse qu’elle fait « même à ses parents horreur » (le mythe se poursuit) et les rimes renchérissent avec le lien horreur/erreur, et bête/peste. Ces quatre vers constituent comme la matérialisation de cet orgueil dont Ronsard vient de parler.

Ce thème de la vanité permet de relier cette description physique  (il faut insister sur ce qu’a de concret cette vision, cette tête remplie de vent et de fumée) à une autre caractéristique : l’hypocrisie, qui sera concrétisée par plusieurs images : son cœur est « couvé de vaine affection » l’adjectif « vaine » ici ne veut pas dire « vaniteuse » mais « fausse » : de faux sentiments cachent la réalité de son cœur, qui se dévoile dans le vers qui suit : « Et sous un pauvre habit cachait l’ambition » : le pauvre habit fait allusion à la simplicité recommandée dans le culte protestant, et l’ambition au projet de convertir les catholiques. Remarquer la construction en chiasme dans les deux vers : le cœur et la veine affection // le pauvre habit et l’ambition, tandis que le passif (était couvé) est repris pas l’actif « cachait ».

De l’hypocrisie, on passe naturellement à l’apparence séduisante : c’est là le plus grand danger de cette opinion : sa capacité de séduction (Ronsard pense peut-être à De Bèze, son ancien camarade..) et pour le dire, il se sert du thème de la sirène séductrice et meurtrière :

Son visage était beau comme d’une Sirène
D’une parole douce avait la bouche pleine…

Ainsi l’apparente beauté de cette « opinion », et la douceur de la parole s’oppose à l’orgueil et à la monstruosité qu’il avait d’abord évoqués. Et cette douceur   se concentre dans la parole : c’est là le moyen essentiel de conversion, et on redoutait la force de conviction des prêches.

Noter l’opposition : ses parents parce qu’ils la connaissent l’ont en horreur, en voient le caractère bestial et vaniteux, les autres qui ne la connaissent pas réellement sont sensibles, à tort, à sa belle apparence. Donc une séductrice qui surprend sans qu’on puisse l’éviter, puisqu’on ne l’entend pas s’approcher : elle avance, « légère », avec des ailes au dos, ses jambes, ni d’os ni de chair sont « de laine et de coton », « Afin qu’à son marcher on ne la put entendre » Les sonorités renchérissent sur ce thème avec les assonances en [è] : Sirène, pleine, légère, des ailes ; chair, laine… Ici encore l’allégorie est très concrète, et c’est une façon de faire une diatribe déguisée contre ses adversaires, en créant la surprise par cet éloge d’une légèreté qui tourne au sarcasme. Description également humoristique faite pour rallier le lecteur et, en l’amusant, le faire rentrer dans son jeu. Peut-être aussi est-ce un moyen de dire qu’il y a aussi une autre parole séduisante, celle du poète, qui s’applique sur le mode de l’humour à dénoncer les séductions fausses de l’adversaire.

Troisième partie  148 – 154

Ici sont désignées les victimes de cette nouvelle « sirène » :

« Elle se vint loger par étranges moyens
 Dedans le cabinet des théologiens... ; »

Quelque chose d’extraordinaire donc cf. le mot « étranges » : cette opinion pénètre « dedans » le cabinet des théologiens : elle passe de l’extérieur à un intérieur qui devrait justement être le plus à l’abri des tentations. Cette idée sera développée dans la Remontrance (vers 268 : l’Opinion, dit Ronsard, « se logea sur le haut de la porte/de Luther son enfant » mais noter que là, ce ne sont plus les théologiens en général, il s’agit de Luther, car le cadre historique, cette fois est déterminé). Il y a comme une entrée par effraction dans cette intériorité du cabinet, et qui aboutit à la confusion (elle « brouilla leur courage » il faut entendre « courage » par « cœur, esprit ») : les théologiens se mettent à cause d’elle à aimer discuter du sens des Ecritures et deviennent de « nouveaux rabins » ; à Poissy, le cardinal de Lorraine avait dénoncé la curiosité protestante et l’avait comparée à celle des Juifs (cf. remontrance vers 147 sq) C’est donc une semeuse de désordres « par la diversité de cent nouveaux passages » le sens n’est pas très clair : ces passages désignent-ils le nombre de fois où elle vient, ou bien les commentaires disparates faits sur les Écritures ?  En tout cas c’est un agent de confusion, un « diable » à proprement parler, en tant qu’étymologiquement « agent de la séparation », et ce diable est présenté comme un instrument du châtiment de Jupiter :

« Afin de les punir d’être trop curieux
Et d’avoir eschelé comme Géants les cieux »

Ainsi la curiosité des homme associée à une trop grande confiance dans leur raison peut conduire, sans la caution d’un sens auquel il faut de soumettre, à la confusion, à la dispute, au désordre : « Ce monstre met la France en campagne » : les guerres civiles sont la conséquence de cette présomption première : l’agent séparateur, qui est présenté comme une conséquence de cette séparation de l’homme d’avec un sens établi, a pour résultat la séparation des hommes entre eux.

On retrouve ici le terme « curieux » (vers 153 « les homme sont trop « curieux » ) déjà employé au vers 128 dans l’expression « curieuse audace » : les deux occurrences renvoient à cette idée que c’est un sacrilège de vouloir atteindre le Ciel par ses propres forces, ce qui conduit à une nouvelle exploitation du mythe des titans (cf. Remontrance 347) : ces Géants qui veulent « escheler les cieux ».

Donc en conclusion, il faudrait souligner ce mélange de rhétorique pamphlétaire et de fantaisie : rhétorique dans la mesure où le passage commence et finit de la même façon : au début, Jupiter irrité envoie un fléau aux hommes pour les punir, et, à la fin, ce fléau vient chez les hommes pour les punir. Encadré par cette précision le mythe est fait pour désigner implicitement les protestants. Mais il est remarquable que si le propos est railleur, souvent proche du sarcasme, il n’a jamais directement pour cible explicite les protestants. Ainsi ce recours au mythe est une manière :

  • de présenter sous une forme poétique et donc un peu moins virulentes les accusations des catholiques contre les protestants, et donc de rallier ceux qui liront ce discours ; c’est ce qui explique la fantaisie de ce conte où le monstre est à la fois horrible et beau, orgueilleux et doux, hypocrite et séducteur. Et Ronsard utilise la séduction du conte pour dénoncer la séduction de la parole protestante ;
  • d’échapper peut-être, avec l’usage de l’allégorie,  aussi au caractère éphémère qu’aurait eu une attaque trop précise ;
  • de replacer la « faute » des Réformés dans une sorte de faute originelle (cf. les mythes de titan, ou de Babel) pour précisément montrer la gravité des conséquences que peut entraîner cette tentation toujours présente chez les hommes de vouloir égaler Dieu. Et les protestants jouent ici le rôle du diable, en quelque sorte.

Le message le plus important et c’est la thèse de Ronsard, étant que la liberté d’interprétation ne peut que conduire à la guerre civile.

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