Résumé
Cet article concerne le scandale éthologique que constitue la sarcophagie humaine, dans la conception des penseurs grecs partisans du végétarisme (Théophraste, Plutarque, Porphyre). L’humanisation de l’homme s’accompagne, à leurs yeux, d’une perversion de sa conduite alimentaire. Or ce n’est pas tant le régime carné qui est mis en cause, mais la disparition, dans le contexte de sa consommation de viande, de ce qui fait de ce régime une option naturelle et moralement acceptable. L’homme n’est plus un prédateur mais un consommateur. Car la prédation « légitime » suppose un ensemble de conditions psychologiques, économiques, éthologiques et, somme toute, éthiques que l’homme ne remplit plus. En analysant et caractérisant la prédation animale, modèle garanti des dispositions naturelles, ces auteurs montrent que l’homme enfreint le « code » de la bonne prédation
1. l’hypothèse historique
Il existe, en Grèce, plus ou moins deux versions officielles de la préhistoire de l’homme. Il faudrait naturellement, si c’était notre sujet, traiter une à une les variantes, qui seules sont riches, tandis que les schémas que je vais évoquer comme cadre initial de cette communication sont pauvres, comme toutes les formules générales, et celles-ci sont, qui plus est, assez communes1. Selon la première (la «béate»), l’homme vivait dans une communauté pacifique et une complicité totale avec son environnement et les autres acteurs de cet environnement2; selon la seconde (la «brute») il devait faire face à un environnement hostile et s’arracha, à la force de l’esprit et en compensant un important handicap physique initial, à une bestialité originelle3. Dans le premier cas, un désagrégement progressif ou soudain de cette intimité heureuse et dorée le conduit à un état de sauvagerie morale qui rejoint, au fond, le commencement de la seconde version4.
C’est alors que, sur la voie d’une hominisation «descendante» ou «ascendante», notre espèce apprivoise le feu, qui le conduit à modifier son comportement alimentaire et à consommer, pour la première fois, de la viande (ἔνσαρκος τροφή5). Car il est acquis, pour les Grecs, que « l’homme n’est pas un animal mangeur de chair crue» (οὐ γὰρ ἦν ὠμοφάγον ζῷον ὁ ἄνθρωπος6). La concomitance significative de ces deux nouveautés (feu/régime carné) produit une fracture « ontologique » dans le destin de l’homme : cette maîtrise technique qui exalte sa nature et inquiète les dieux fait de l’homme un petit démiurge, encombré par son pouvoir qui l’aliène et l’exclut de la simplicité naturelle. Car ce gain est aussi une perte d’innocence.
Cette fable est importante, car la question de la sarcophagie est, pour la période où elle est convenablement documentée (de Théophraste à Porphyre) constamment abordée sous l’angle culturel, par des exemples tirés des autres peuples et des anciens temps. Les arguments doctrinaux sont moins déterminants, au fond, que les arguments anthropologiques, et il faut voir là l’influence déterminante de Théophraste sur la réflexion végétarienne. Notre petit abrégé sommaire de l’anthropologie grecque des premiers âges suggère donc l’existence dans les textes d’un rapport étroit entre la question du régime alimentaire de l’homme et une réflexion sur l’origine culturelle. La consommation actuelle de viandes correspond à un stade avancé et donc suspect de l’évolution de l’homme, et les adversaires de cette option alimentaire cherchent dans les témoignages ethnographiques ou les spéculations archéologiques la preuve d’un dévoiement du régime humain.
La nature (φύσις) est, en fait, invoquée en diverses directions par les partisans et les adversaires de la sarcophagie, comme si elle permettait de définir un programme : tantôt pour normaliser la consommation de chair, en raison de l’universalité de cette tendance dans les sociétés humaines (ὅτι δὲ σαρκοφάγον, αὐτὸ τοῦτο δηλοῖ τὸ μηδὲν ἔθνος ἀπέχεσθαι ἐμψύχων)7, tantôt pour la stigmatiser (οὐκ ἔστιν ἀνθρώπῳ κατὰ φύσιν τὸ σαρκοφαγεῖν8), en raison de son apparition tardive dans le régime humain et de la physiologie peu adaptée de notre espèce qui n’a pas l’équipement physique (κατασκευή) du carnassier (bec recourbé, ongles acérés, dents effilés, estomac robuste, chaleur du souffle)9. Porphyre, l’auteur du traité le plus développé sur « l’abstinence de nourriture animée » (Περὶ ἀποχῆς ἐμψύχων) propose, sous l’apparence d’un compromis, une formule équivoque, qu’il présente comme la version de l’homme de la rue (δημώδης ἄνθρωπος) : « il est pour l’homme naturel de manger de la viande, mais anti-naturel de la manger crue (εἶναι μὲν γὰρ κατὰ φύσιν ἀνθρώπῳ τὸ σαρκοφαγεῖν, παρὰ φύσιν δὲ τὸ ὠμοφαγεῖν10)». Ces positions contrastées et les argumentaires qui les étayent montrent l’obsession des auteurs et leur embarras à identifier le paradigme perdu [Morin, 1973] de la nature humaine ; celui-ci est définitivement brouillé par la distance constituée par l’histoire (le développement culturel) et la réaction intellectuelle (l’objectivation des pratiques et l’idéalisation11), ou ce que Plutarque désigne, à de multiples reprises comme le facteur dénaturant —ou renaturant— de l’homme : l’habitude12.
2. le contexte du sacrifice
La consommation de viande cuite n’est pas le seul changement, ou plutôt cette coutume est médiatisée et disculpée à travers le sacrifice —lequel apparaît comme l’opération qui à la fois la légitime et la produit13. La connexion entre les deux événements (premier sacrifice/premier acte de sarcophagie) est une donnée ancienne (Hésiode, Théogonie 535-569) et officiellement incontestable14. La consommation de viande apparaît donc comme un épisode rituel concluant un processus sacrificiel qui commence par le meurtre de l’animal et dont la fonction pieuse d’offrande, révélée par l’opération centrale (consacrer) est chargée de transfigurer son prologue (tuer) et son épilogue (manger).
Les traités qui prônent le végétarisme sont donc conduits nécessairement à prendre position sur la responsabilité, voire la légitimité des sacrifices. Les réponses qu’ils apportent à cet argument ne mettent pas en cause la nécessité des sacrifices mais contestent la solidarité intime des deux actions15 ; soit en affirmant l’antériorité des sacrifices végétaux16; soit en soutenant que le sacrifice sanglant est un dérivé de la consommation accidentelle ou criminelle de chair17 ; soit en faisant du premier « sacrifice » un règlement de justice déguisé, qui n’avait pas pour conséquence la consommation de sa chair18.
La formule hésiodique de l’origine du sacrifice (que l’on ne doit pas considérer comme un conception universelle mais dont on peut supposer qu’elle devint au moins dans le temps grec une représentation partagée19) exclut la consommation de chair d’une logique simple de prédation alimentaire et la consacre comme le prolongement d’un assassinat rituel en lui donnant le sens d’un meurtre social20. Motiver la consommation de viande par la nécessité du sacrifice, non seulement expose à divers arguments archéologiques, mais fait passer au second plan le mobile physiologique et souligne le caractère solennel et la valeur sociale de mise à mort. Du coup, les adversaires ne se privent pas de stigmatiser dans cette alimentation le produit d’un meurtre (φόνος), et de proclamer l’indépendance des trois opérations concernées : θύειν (sacrifier), φονεύειν (tuer), ἐσθίειν (manger)21.
3. le problème philosophique
Malgré tout, la remise en cause de la sarcophagie est, culturellement, une question marginale et sans doute en partie théorique22. Hormis quelques textes polémiques (uniquement hostiles à l’alimentation carnée), cette question précise est discrète dans la littérature. Elle nous touche beaucoup intellectuellement, mais elle n’était pas très brûlante pour les Grecs qui voyaient le problème ailleurs. Elle constituait une ligne de partage entre les écoles philosophiques, sommées de se prononcer sur la question, et dont la position variait sur un arc allant des Stoïciens carnivores sans scrupules aux Pythagoriciens et Orphiques végétariens militants, en passant par les Epicuriens hésitants et les Péripatéticiens tolérants. Cette option alimentaire constitue donc d’abord un problème philosophique (et, au passage, un exercice rhétorique), intégré à une interrogation plus large sur la spécificité morale de l’homme23. La plupart des volets de ce débat ne m’intéressent pas ici et sont présentés à l’envi par les spécialistes : la communauté spirituelle des vivants24 ; la question de la raison animale25 ; l’affranchissement des passions ; la critique morale du luxe26. Les raisons avancées pour rejeter la sarcophagie sont en partie spirituelles (la parenté), en partie morales (la crainte d’une faute)27, en partie doctrinales (la proximité ontologique de l’animal).
Les Stoïciens, en particulier, tendent à réduire la problématique de la carnivorie humaine à une question de responsabilité morale, et déclarent les animaux étrangers à la sphère de la justice et donc parfaitement consommables28. Cette position à la fois radicale et réductrice procède du déni de la raison animale et s’appuie sur un formule d’Hésiode devenu un slogan des adversaires d’un “droit des bêtes” : « Il donna aux poissons, aux bêtes sauvages et aux oiseaux ailés de se manger mutuellement (ἔσθειν ἀλλήλους) car entre eux n’existe pas la justice alors qu’il donna aux hommes la justice » (Travaux et Jours, 277-279). Il ne s’agit pas, dans ces vers, du sentiment inné de la justice (δικαιοσύνη), mais de structures objectives de règlement pacifique des conflits (δίκη, νόμος), qui manquent effectivement aux animaux. Pourtant, cette sentence est constamment interprétée de manière biaisée par les anti-Pythagoriciens, qui s’en servent pour annuler la question de la sarcophagie (Porph. Abst. 1.15.14. Plut. 964B8).
4. le vice diététique
Au-delà de ces objections doctrinales, l’alimentation carnée semble se heurter à des arguments qui relèvent d’une autre sphère et où, pourtant, une fois de plus, l’accent moral risque de faire oublier les dimensions symboliques profondes. Le problème réel posé par ce comportement alimentaire ne se situe probablement pas dans la question morale qui est, en effet, souvent, pour les Grecs comme pour d’autres sans doute, une reformulation rationalisée, sur un registre socialement correct et intellectuellement respectable, d’une conception aux fondations plus complexes ou moins avouables —autrement dit un instrument rhétorique davantage qu’une raison intime. La conduite alimentaire de l’homme, qui se dévergonde tout à fait dans la sarcophagie, fait l’objet de la part des partisans du végétarisme, d’une critique graduée. Plutarque et Porphyre expriment la crainte —toute philosophique— de voir l’homme animalisé par son ventre29, et font du jeune absolu un idéal30 ; le rejet s’accroît tout particulièrement devant les aliments carnés, plus dégénérants que les autres en raison (1) du plaisir extrême dont ils s’accompagnent31; et (2) de la nocivité que l’on prête à la viande pour l’organisme humain32…sans rien dire naturellement de la santé psychique33. Cet argument régulier dans nos textes est particulièrement fragile et n’est cautionné par aucun texte médical, sauf à admettre à ce titre les Préceptes de santé de Plutarque qui reproche à la viande de causer des aigreurs et de la dispepsie34. Les médecins, approuvant l’opinion courante qui reconnaît à la viande une vertu fortifiante35, et estime que les animaux carnivores sont plus intelligents que les autres (τὰ γὰρ σαρκοφαγοῦντα ζῷα συνετώτερα τῶν ἄλλων36), la recommandent en général (Hippocrate, Régime 2.46-47), et la prescrivent en d’innombrables occasions. Le souci «hygiénique» peut ainsi conduire, selon les gens, à renoncer à l’alimentation carnée, ou en contraire y revenir (Abst. 1.2.1).
La seconde série de griefs vise ce que l’on caricature, il est vrai sous influence grecque, dans le terme d’”intempérance” et qui est la mauvaise façon de manger de l’homme. Elle tient en trois mots : omnivoracité, nécrophagie, sauces. Le premier péché alimentaire est l’absence de sélectivité dans son régime, dont les végétaristes font une exclusivité humaine37, bien qu’Aristote et d’autres zoologues après lui aient signalé d’autres espèces notablement omnivores38 Le caractère presque toujours spécialisé des régimes des (autres) animaux39 est le signe d’une relation élective et écologiquement cohérente tandis que l’absence de préférence crée dans la position alimentaire de l’homme un brouillage. Cette qualification n’est pas un simple euphémisme pour souligner sa carnivorie, elle montre que l’homme est capable de transformer tout ce qui est naturel en nourriture, y compris au mépris de la valeur sacré de certains animaux quand il mange de la chair de dauphin ou de rossignol40.
La nécrophagie note l’incapacité de l’homme à manger des animaux immédiatement tués, et même à supporter de les manger tels quels, si bien que les viandes qu’il consomme ne sont presque plus des animaux tués mais des viandes trafiquées : “si tu prétends que cette nourriture correspond à ta nature, commence par tuer toi-même ce que tu veux manger ! (ὃ βούλει φαγεῖν πρῶτον αὐτὸς ἀπόκτεινον)” s’exclame ainsi Plutarque (995A). Mais l’homme se refuse à mettre à mort ce qu’il mange, comme font les lions ou les loups (ὅσα ἐσθίουσι, φονεύουσιν), et à “tuer à coups de dents le bœuf, à pleine bouche le porc, à déchirer le lièvre et à le manger tout vif en lui sautant dessus” (ibid.).
Pire encore, l’homme, charognard inavoué, fait disparaître dans les subtilités de la cuisine le souvenir de la chair animale41. L’homme faillit ainsi doublement à sa tâche : parce qu’il escamote la mise à mort, et parce qu’il noie le poisson dans la sauce. Plutarque recourt pour qualifier ce travestissement à l’image suggestive de l’embaumement42 : Tandis que l’animal carnivore mange de la chair (996F1 : σάρξ), l’homme, qui fait la fine bouche, transforme le tué en absent, et la chair en viande (993C, 998F6 : κρέα), puis en plat (ὄψον43) ; ainsi le meurtre est chez le premier constitutif de son alimentation, et chez le second un surplus alimentaire44.
Ce motif est presque obsédant au cours des traités, soulignant l’écart entre deux modes alimentaires, faisant de la chair des carnassiers un aliment approprié et écologique (σίτιον οἴκειον) et de celle que mange l’homme, qui a le régime de sa gourmandise45 et non de sa faim, un “assaisonnement de la satiété », une « décoration de la table46». Le luxe qu’exprime cette conduite déviante n’est qu’un aspect de la perversion humaine en la matière47, et souvent il est exagérément commenté, aux dépens de l’autre : le scandale éthologique de la carnivorie humaine.
5. l’enjeu éthologique (et psychologique)
Le régime des animaux, quel qu’il soit, est déterminé par la nécessité (άνάγκη, ). C’est là sa vertu définitive, et l’ancrage irrémédiablement perdu par l’homme pour justifier ses tropismes alimentaires. L’animal, en matière de naturel, est la mesure de l’homme, et il révèle qu’en lui le plaisir et la satiété ont aboli l’immédiateté salutaire de cette conduite48. L’animal est, sur le plan alimentaire, dans un constant état de manque, et si la sarcophagie des carnassiers est irréprochable, de ce point de vue, (même si elle ne cesse d’être, par ailleurs, le modèle du comportement “sauvage” de l’homme), c’est parce que la τρόφη est chez eux un besoin (χρεία) et non un plaisir (ἡδονή)49 : c’est le sens de la magistrale leçon de diététique donnée à Ulysse par Grillos, le Grec devenu pourceau, dans le traité de Plutarque : « Le plaisir que nous tirons des viandes que nous mangeons s’accompagne toujours d’une forme de nécessité (μετὰ χρείας τινὸς), tandis que vous, c’est surtout le plaisir que vous recherchez, ou le caractère contre-nature de cette nourriture (τὸ κατὰ φύσιν τῆς τροφῆς)50» ; c’est encore ce que disent les bêtes lorsque, dans un autre traité, il leur fait dire à l’homme, un couteau à la main : « Je ne te reproche pas de suivre la nécessité mais ton excès (ὕβριν) ; si c’est pour manger, tue-moi, mais si c’est pour te régaler (ἵνα δ´ ἥδιον φάγῃς), ne me tue pas ! » (Plut. 994E8).
L’absence de nécessité51ne signifie pas seulement que l’homme peut se choisir une autre alimentation mais que cette consommation est totalement déconnectée du contexte normal de son apparition et de son expression —en l’occurence, la prédation. Celle-ci suppose, pratiquement la chasse, la capture, la consommation de l’animal cru et vivant ; or ce programme est entièrement bafoué par le comportement humain. La prédation suppose également, psychologiquement, un état affectif qui porte le nom de haine (ἔχθρα), et engage une relation conçue sur le mode de la guerre (πόλεμος)52, impliquant les animaux à la fois individuellement et collectivement (spécifiquement)53. C’est Aristote (HA 608b26) lui-même qui définit ainsi la relation naturelle des prédateurs à leurs proies, qui est une relation réciproque : « tous les animaux sont en guerre (πολεμεῖ) avec les carnassiers et ceux-ci avec les autres, car leur nourriture est faite d’animaux ».
L’ouvrage zoologique d’Elien offre ne nombreux témoignages de cette condition : le prédateur mange ce pour quoi il “nourrit” une haine profonde (ἔχθρα καὶ μῖσος συμφυές : NA 1.32), et ce sont bien d’abord les prédateurs qui haïssent leur proie54. Porphyre en vient à dire —sans paradoxe— que seuls les hommes civilisés mangent de la viande. Les hommes sauvages qui, exceptionnellement, en consomment, comme les Troglodytes et les Nomades, sont en fait dans une situation « animale », contraints par la nature et le besoin55. C’est, de fait, aussi, à l’aube de l’humanité, ce qui put motiver et légitimer des actes de sarcophagie : “ce sont les guerres et la famine (λιμοὶ καὶ πόλεμοι), dit Porphyre, qui le poussèrent à manger des animaux” (Abst. 2.12) ; ces deux termes reviennent régulièrement pour évoquer les conditions d’une sarcophagie “juste”56.
On peut tirer une leçon «éthique» de cette différence : a-moral l’animal ne risque pas de tomber dans ce qui menace l’homme en permanence : l’immoralité. Mais on peut aussi, au-delà de ce lieu commun, évaluer à partir des deux systèmes alimentaires l’écart et l’anormalité que constitue le comportement humain. Une situation de besoin et de conflit est la condition d’une saine prédation, d’une sarcophagie acceptable. Les deux bonnes raisons de consommer de la viande sont donc, pour l’homme, inaccessibles dans son mode de vie cultivé, où les animaux nuisibles sont détruits mais non consommés, tandis que les animaux domestiques sont consommés sans être chassés. Et le facteur psychologique ou affectif est sans doute aussi essentiel à une bonne relation de prédation, que la contrainte du ventre.
La chasse devrait constituer le cadre d’une prédation normale, et «racheter» la sarcophagie, puisqu’à l’égard des bêtes dangereuses, nous sommes dans une relation de guerre à la fois juste et innée (ἀλλὰ μὴν πρός γε τὰ θηρία πόλεμος ἡμῖν ἔμφυτος ἅμα καὶ δίκαιος) »57, mais cette activité vitale devenue loisir, condamnée pour sa gratuité par Plutarque (730A11 et 959D5), n’est plus qu’un simulacre, un simple et cruel divertissement meurtrier (Abst. 3.20), qui souligne, autant que la consommation de viande domestique (Abst. 3.18), l’aberration du régime acquis de l’homme. Le rapport de l’homme avec les proies est un rapport contrôlé, artificiel, sans affects, et la prédation se fait sans haine ni besoin, ni courage (998E11-F2). En somme, puisque la proie n’existe plus comme telle, dans la relation alimentaire de l’homme58, c’est la prédation elle-même qui disparaît et son statut tout entier qui change.
Conclusion
Le scandale en Grèce ne consiste pas, sauf pour quelques végétariens fondamentalistes, dans le fait de manger de la chair, mais dans les raisons qui y conduisent l’homme —ou plutôt : dans la manière. Car le régime est un comportement global et la prédation carnée est un aspect seulement d’une posture écologique et éthologique globale, dont la définition et la condamnation «spiritualiste», ne sont qu’une des formules morales repérables. Ce qui disqualifie la carnivorie humaine n’est pas son caractère sauvage et régressif mais, au contraire, l’extrême polissage dont elle s’entoure et son conditionnement culturel excessif. Il ne respecte pas le code de la bonne prédation et le vice de son régime ne consiste pas dans la violence physique qu’elle implique envers des êtres animés (cet aspect moral étant somme toute secondaire) mais son défaut d’affect dans sa relation alimentaire, et du coup son incapacité à jouer convenablement son rôle de prédateur. L’homme a perdu le lien négatif qui le liait à son environnement et aux autres animaux. Ce renversement de la faute peut paraître paradoxal puisqu’il ressort surtout que l’homme mange mal non parce qu’il mange de la viande mais parce qu’il ne sait pas bien se conduire avec sa proie. Pourtant, cette analyse montre le caractère trompeur des pistes morales. Il s’agit sans doute là d’un des signes, parmi d’autres, que l’homme grec nourrit davantage d’inquiétude devant son humanité acquise que devant son animalité résiduelle.
Mots-clefs : Grèce, antiquité, carnivorie, sarcophagie, végétarisme, Plutarque, Porphyre, prédation, sacrifice.