Chapitre II — Du mérite personnel La Bruyère, juge de la société de son temps

a) Premier problème de ce titre : le mérite n’est-il pas toujours personnel ? Cette sorte de redondance signifie peut-être que quelquefois le mérite n’est qu’apparent et non réel.

D’autre part, ce titre implique de la part de l’écrivain une réflexion sur son propre mérite. Du reste souvent les réflexions de ce chapitre prennent un tour personnel. Le problème de l’époque étant que les obstacles sont nombreux à franchir pour celui qui n’a pour réussir que son mérite propre. C’était un thème de l’époque cf. La Rochefoucauld (maxime 166) déplorant que le monde récompense le plus souvent les apparences de mérite plus que le mérite lui-même.

b) Second problème : attendre que son mérite soit reconnu n’est-ce pas dépendre des autres ? de ceux qui sont sans mérite ? La supériorité du génie ne demande-t-elle pas de s’affranchir des jugements ou des sanctions de ceux qui ont le pouvoir de faire des carrières ? Voir les réflexions de La Bruyère sur ce problème dans les chapitres suivants également (IV 43, VII 11)

c) dans tout ce chapitre, un leit-motiv : l’effarement devant les humiliations qu’il faut subir pour voir son mérite reconnu (4, 14, 36, 42), les contorsions pour arriver à se placer (9, 16, 38, 39). Quant au sage, que doit-il faire ? Comparer le fragment 3 et le fragment 43 : Laisser un nom / se laisser recouvrir par l’oubli ? Où est La Bruyère ? Il est et n’est pas le sage décrit en 43-44.

Et le grand homme ; quel est son mérite ? L’écrivain nous en donne la définition en 42, qu’il faut rapprocher de 32 qui sous le nom d’Aemile fait le portrait du Grand Condé. Et, au centre du chapitre le fragment 22, qui décrit l’homme d’exception, qui apparaît quelquefois comme un météore inconnu (on a reconnu ans cette description le cardinal de Richelieu).

Par rapport à ceux-là, La Bruyère s’attaque au faux mérite, à travers une série de métaphores théâtrales car il s’agit dans ce cas de faire illusion. Cf. Ménippe (40) qui croit qu’on le contemple, Trophime (26) Philémon (27) : le fat comme le prélat sont dénués tous deux de mérite propre : c’est le regard des autres qui est la source de leur existence, et tous les signes qu’ils accumulent pour être regardés sont autant d’impostures.

Chaque fois, La Bruyère s’attache à distinguer le vrai mérite du faux mérite ; ainsi la valeur authentique est souvent l’opposé de la réussite publique, comme la vérité s’oppose à l’illusion. Et le problème est que l’estime publique est du côté de l’illusion !

Dans tout ce chapitre d’opposent donc les portraits des sots (Celse, Ménippe, Mopse) aux portraits des hommes de valeur, dont les qualités de modestie, dont le goût pour la retraite, dont l’excellence sont déjà une introduction subtile à la vie dévote.

Commentaire du texte II 40 : Ménippe

Dans ce chapitre La Bruyère s’en prend aux hypocrisies de toutes sortes ; l’un de ses masques les plus habiles est l’emprunt des qualités d’autrui : Ménippe, c’est l’oiseau paré de divers plumages.

Enjeux et composition

Le mouvement du texte opère une élévation progressive du personnage à partir d’une entrée en matière qui le définit d’un coup. Il n’y a pas d’évolution, mais un déploiement en éventail (son plumage) qui amène le lecteur à une compréhension de plus en plus intime des ressorts qui le font agir. Or ce déploiement commence et finit d’une façon quasi opposée : au départ un oiseau habile à reproduire, comme un perroquet ; à la fin, un homme vaniteux qui n’est occupé que de lui-même et qui pense que les autres le regardent avec la même complaisance que lui-même se regarde.

Quel est donc le rapport entre ce masque d’emprunt et la satisfaction affichée de soi-même ?

Ce rapport qui est au centre du texte, c’est la vanité, dans les deux sens du mot : vanité comme vide, néant : au départ, Ménippe n’est rien qu’un reflet, qu’un miroir des autres, et la vanité comme orgueil : à l’arrivée, il croit que ce reflet, qui est celui des autres, est le sien propre : il prend le reflet qu’il reproduit pour la réalité de ce qu’il est.

Aussi observe-t-on un renversement continuel dans le texte :

- du début à « quitter » : une définition générique et un commentaire qui l’explique ;

- de « C’est un homme… » à « corde » Ménippe dans la vérité du regard des autres ;

- de « Lui seul… » à « personne » : Le regard de Ménippe sur lui-même ;

- de « Il se parle » à « portée » : les deux points de vue sont associés : comment des rencontres permettent à Ménippe de juger les autres et d’être jugé par eux ;

- de « sa vanité… » jusqu’à la fin : un résumé qui condense le mécanisme faisant agir le personnage.

Cette composition montre l’importance du regard, qu’elle justifie : car le sujet est un personnage qui n’existe que sous le regard des autres. Donc le texte présente une suite alternée de points de vue. Et il nous faut donc expliquer cette double utilisation du regard, tantôt source de mystification, tantôt moyen de démystification dans le texte.

 1.  Première partie (du début jusqu’à « quitter »)

Le début est une formule close, comme une équation : pas de comparaison, mais une assimilation, qui est une définition extèriorisante : Ménippe n’existe qu’à travers un être qui n’est pas lui : un oiseau, être mobile par excellence, Et cette assimilation aussitôt dite, voici que se développe la métaphore : rien n’est dit de Ménippe, vide et inconsistant, alors que la métaphore se déploie, reproduisant donc cette richesse non de lui-même mais des autres ! c’est dans l’artifice que Ménippe montre sa nature (cf. « paré, divers (qui s’oppose au singulier « oiseau »), « qui ne sont pas à lui » qui confirme le mot « divers », avec une gradation numérique : un puis trois puis six mots – de plus en lus de plumes différentes ! –) Donc un personnage vain et boursouflé ; mais est-il un être humain ? La Bruyère exploite l’ambiguïté de l’équation initiale : « il ne parle pas, il ne sent pas (= il ne pense pas) » négation redoublée qui   démystifie les prétentions de Ménippe. Mais pourtant « il répète » ! ce pstittacisme permet de mieux comprendre la phrase précédente : les négations veulent dire « il ne parle pas vraiment, il ne sent pas vraiment… » le sens se construit rétrospectivement. Et à partir de là, la syntaxe, ramifiée semble se complique rà l’infini, comme le déploiement de la queue d’un paon : un homme qui n’est qu’un mécanisme d’imitation, dépourvu de toute intériorité et qui selon un principe quasi mécanique (cf. « si naturellement ») renvoie une image des autres. Mais  cette mécanique est si naturelle que Ménippe va être le premier trompé : premier retournement comique auquel nous assistons : remarquer la vivacité du style avec les trois anaphores « qu’il .. », le terme « premier » (alors qu’en tant qu’imitateur il est tours second !)et l’antithèse « dire son goût, exprimer sa pensée » avec « un écho de quelqu’un qu’il vient de quitter » (noter les allitérations et assonances (K-L-I), un bruit animal qui donne à entendre l’oiseau. Ménippe, une no-personne qui imite n’importe qui (cf. « quelqu’un » : caractère aléatoire de son imitation)

2. Seconde partie (« C’est un homme… jusqu’à «corde »)

Le lignes suivantes vont faire apparaître le véritable Ménippe derrière les apparences qu’il se donne ; donc le point de vue change et au caractère statique du début succède une mise en mouvement dans le temps ; or le temps est mortel pour l’hypocrite, il l’use et le met à nu, et la phrase ici procède à un déshabillage progressif : « C’est un homme » première apparition du mot mais dans une phrase qui va montrer sa quasi disparition. Qui « est de mise » (= qui est bien fait, ou qui a de l’esprit)... un quart d’heure ! et la phrase se dissocie en éléments dissociés : le personnage se désarticule comme un pantin : « il dégénère » mot particulièrement bien choisi : il sort de l’espèce humaine (pour devenir un oiseau !). Mais à devenir si inconsistant, ne constitue-t-il pas un danger pour le texte même ? Si Ménippe révèle ainsi son vise, peut-on en parler ? Et pour contrer cette menace, la phrase rebondit (bien que la répétition de « peu » montre ce tarissement du personnage), avec deux groupes développés avec le mot « lustre » le mot a deux sens  = éclat, ou brillant d’une étoffe usagée. Or La Bruyère utilise successivement les deux sens du mot : Ménippe est un personnage qui se veut éclatant (le brillant du vêtement) mais un personnage dont l’éclat révèle l’indigence : « il montre la corde » cette expression qui est d’un registre plutôt populaire veut dire qu’on est obligé de dévoiler ses ultimes ressources au sens figuré, mais on l’emploie souvent à propos de tissus, de vêtements usés « jusqu’à la corde » donc une expression qui  file la métaphore du vêtement déjà apparue à deux reprises dans le « qui est de mise » (cf. « bien mis ») et le mot « lustre » dans le sens d’une étoffe « lustrée » c’est-à-dire usée. La Bruyère montre ici tout ce qui est caché derrière l’apparence que veut arborer Ménippe.

3. « Lui seul... personne »

Changement de point de vue : le lecteur partage la pensée de Ménippe, constamment rectifiée par La Bruyère cf. « Lui seul ignore… » : son travail mystificateur le séduit tellement qu’il pense que son image reproduit son propre reflet, et la différence des deux points de vue est si  forte que la présentation de Ménippe est négative (Lui seul ignore, incapable de savoir…). Ce que La Bruyère incrimine, c’est une méconnaissance de ses propres limites, remplacée par une visée beaucoup trop haute : ici « le sublime et l’héroïque », c’est-à-dire le sommet de la classification des tons, ou des genres, ou par une volonté de trop posséder ce qu’il n’a pas « incapable de savoir jusqu’où l’on peut avoir de l’esprit » (« avoir » ici, c’est presque acquérir, c’est le mode bourgeois de la possession). Et la phrase suivante insiste sur ce point : « et il croit.. que ce qu’il en a est tout ce que les hommes en sauraient avoir » Noter cette insistance sur ce mode  de la possession. La succession des monosyllabes dit l’effritement, la rareté, c’est-à-dire le contraire de cette abondance d’esprit que Ménippe croit avoir accumulée. Et la phrase qui suit (« Aussi a-t-il l’air… ») qui montre par son harmonie et son équilibre la satisfaction de Ménippe est en contradiction totale avec la définition du personnage qui précisément ici affecte de ne rien avoir à désirer, de ne « porter envie à personne » alors qu’il passe sa vie à imiter, c’est-à-dire à envier autrui.

4. « Il se parle… portée »

Les deux points de vue intérieur / extérieur sont présents en même temps, à l’occasion de rencontres qui impliquent le lecteur : dans la première phrase, on voit Ménippe tel qu’il veut être, dans les trois suivantes, Ménippe tel qu’il est vu. Mais dans chacune, il y a une hésitation, une incertitude liée à ce double regard : « Il se parle à soi-même et il ne s’en cache pas » : cette extériorisation est ambiguë : s’il ne « s’en cache pas », est-ce un désir affiché par Ménippe ou le jugement porté sur lui par les autres ? De même dans la phrase qui suit « Ceux qui passent le voient… » : à quoi renvoie le pronom « le » ? A Ménippe, ou au fait « qu’il ne s’en cache pas » ? et l’ambiguïté vient aussi de la construction lâche du verbe voir d’abord avec un cod et ensuite avec une complétive. De même dans « il semble prendre un parti » est-ce un fait d’observation, où l’observateur n’émet pas d’opinion sur les intentions de Ménippe, ou la manifestation d’une dissimulation visible ?

Le lecteur se perd ainsi entre les points de vue, entre vérité et illusion, à quoi s’oppose le comportement univoque de cf. « sans réplique » ou « prendre un parti » : une absence de nuances, qui contraste de façon comique avec la phrase qui suit (le salut) et qui montre un nouveau renversement de situation : une phrase en trois temps, comme une farce rapide, racontée au présent (valeur répétitive d’une action qui peut être celle du lecteur cf. le « vous » qui introduit le lecteur dans le texte pour en faire le complice de l’écrivain), et dans laquelle apparaît l’irrésolution de Ménippe cf. la succession d’infinitifs (« le jeter dans l’embarras de savoir si…), et la fin de la phrase redouble le comique, avec le support visuel (hors de portée) et le terme de « délibérer » qui prend un tour burlesque, employé dans cette situation anodine.

5. La fin du texte

Le ton change : du registre anecdotique on passe à une considération psychologique générale. La première phrase fournit la clé du personnage : la vanité, ressort unique de l’action du personnage (et dans ce concept de Vanité, à l’époque, il y a toujours une idée de parure, que l’on arbore pour cacher un vide). Noter la gradation des trois membres de la première phrase, qui montrent comme une métamorphose croissante, de plus en plus longs, de plus en plus efficaces, mais aussi que le terme atteint est saisi de plus en plus négativement « honnête homme » puis « lui-même » puis « ce qu’il n’était pas » et ce personnage retourne à l’insignifiance dont il était parti, dans le temps où il croit se construire !

La phrase qui suit nous fait régresser : on retourne du discours au récit avec un rappel du début (reprise de « l’oiseau paré » du début dans le terme « parure »), mais ici une vanité théâtralisée, Ménippe devient le centre d’un univers entièrement tourné vers lui : ce n’est plus lui qui est le reflet des autres, mais tous le contemplent, dans une fascination sans fin puisque tous se « relaient » pour le contempler.

Comment expliquer ce développement qui semble venir après la conclusion, sinon que l’écrivain ne peut s’en détacher, et que s’y montre aussi sa fascination pour son propre modèle, sujet littéraire inépuisable cf. les verbes qui précisent la position de l’auteur « juger, voir », regard d’un observateur critique. Quant au verbe « contempler » il est aussi ambigu, puisque dans le temps où le personnage est objet d’analyse, il captive aussi son observateur.

Conclusion :

Ce jeu de regards renvoie à la création même des « caractères » : La Bruyère dit qu’il rend ce qu’on lui a prêté : « J’ai emprunté au public la matière de mon livre… » La bruyère n’est-il pas alors un autre Ménippe dont le livre se nourrit des autres, qui ne renvoie que le reflet des autres ? Mais précisément là où Ménippe échoue, l’écrivain prétend réussir : il imite lui aussi les autres (et sa scène est cette autre scène où tous peuvent le contempler) mais le succès de son imitation fait que réellement il devient cet oiseau aux divers plumages qui déploie l’éventail de la société des hommes avec un tel brio que les hommes « se relaient pour le contempler ». La justesse du reflet fait qu’on admire l’homme capable de le renvoyer aussi justement.

Besoin d'aide ?
sur