Athalie, Jean Racine (1691) : Acte III, 7. La prophétie de Joad

Placée au centre de la tragédie, la prophétie de Joad en marque le moment décisif, un des moments les plus forts également de la poésie racinienne, et une Révélation qui pose tout le problème du sens de la tragédie et de l’action de Joad.
Cette prophétie justifie le choix de Racine : la scène se passe le jour de la Pentecôte et Racine suit les Evangiles : ce jour-là l’esprit de Dieu est répandu sur ses prophètes. Racine se justifie de l’audace qu’il a prise à faire parler Dieu par la voix de Joad en disant qu’il n’a fait que reprendre les expressions tirées des Ecritures saintes (Isaïe, principalement) et que, pour le contenu, il est tout à fait légitime de relier la destruction du temple au meurtre de Zacharie (« qui fut une des principales causes de la colère de Dieu contre les juifs et de tous les malheurs qui arrivèrent dans la suite »), comme de faire annoncer la venue du Messie qui appartient à la lignée de Joas, donc qui est lié à son histoire. Et, dit-il « les prophètes joignent toujours les consolations aux menaces »

Enfin l’intérêt dramatique est souligné par Racine lui-même: cette prophétie «sert à augmenter le trouble par la consternation et les divers mouvements où elle jette le chœur et les principaux acteurs »

    Mouvement

    • trois vers d’introduction
    • première série de visions : les malheurs / ponctuée par les paroles du chœur
    • deuxième vision : la Jérusalem nouvelle

     

      ​​Introduction 

      Cieux écoutez ma voix, terre prête l’oreille
      Ne dis plus, Ô Jacob, que ton Seigneur sommeille,
      Pécheurs, disparaissez : le Seigneur se réveille !

      Remarquez la même rime sur trois vers (qui d’ailleurs ne sera plus ensuite utilisée)
      (Racine s’inspire ici d’Isaïe I, 2) Joad (cf. 1130) avait déjà senti l’Esprit divin descendre sur lui, et il annonce lui-même sa prophétie (« mes yeux s’ouvrent / Et les siècles obscurs devant moi se découvrent... ») et il demande un accompagnement musical.
      Ici on sent la solennité de ce moment : l’univers semble être convoqué : « Cieux...terre ... Jacob... » Voilà encore un miracle qui s’accomplit dans la pièce, et qui répond à Abner qui se plaignait du silence de Dieu, alors que Joad lui montrait tous les signes de Dieu, qu’Abner ne voyait pas (104 : « Et quel temps fut jamais si fertile en miracles ?) Ainsi le « Ne dis plus » du deuxième vers s’adresse au peuple de Jacob, à ces Juifs sceptiques dont Abner s’était fait le porte-parole (Noter que dans Esther aussi on assiste à ce « réveil » de Dieu).


      Première partie

      Une suite de visions qui ne sont pas organisées logiquement. Joad se borne à interpréter les tableaux prophétiques que Dieu fait passer devant lui, donc les images se succèdent, sans transition, de façon heurtée (aucune liaison) avec un mode interrogatif. Proche du lyrisme juif.


      Pour la métrique :
      - 6 alexandrins à rimes suivies (et deux fois les mêmes rimes (-é et -ié)
      - un ensemble de 5 vers formé d’un premier décasyllabe produisant un changement de
      rythme et donc une impression de surprise et d’angoisse ; rimes abba (dont une en –é)
      - un quatrain embrassé avec 10-12-12-6 et une rime centrale (-armes) proche d’une rime
      précédente (femmes)
      Donc une belle unité au niveau des rimes, mais des variations rythmiques plus importantes (qu’on verra surtout à l’intérieur des vers).
      Les six premiers alexandrins : la première vision est celle d’un pontife égorgé dans le temple. Mais ce qu’on voit en premier, c’est la réaction de Joad à ce spectacle, et non la vision elle-même
      Comment en un plomb vil l’or pur s’est-il changé ? (cf. Jérémie).
      Il s’agit ici de Zacharie qui sera égorgé par Joas. Transformation diabolique de l’or en plomb (et de Joas) déjà mentionnée d’ailleurs en 1090 pour Jéhu. Noter l’abondance des monosyllabes, qui imposent des nombreux accents au vers et le rendent donc lourd....comme du plomb (aucun e muet non plus).
      Puis vient l’image elle-même qui terrifie Joad au point qu’il ne comprend pas ce qu’il voit : il pose donc des questions

      Quel est dans le lieu saint ce pontife égorgé ?

      Donc immense sacrilège non seulement de tuer, mais de tuer un pontife mais en outre dans le lieu saint. Changement de rythme avec l’alexandrin précédent (6/6) et ici 2-4/ 3-3.

      Pleure Jérusalem, pleure cité perfide
      Des prophètes divins, malheureuse homicide

      Nouveaux accents, avec nouveau changement de rythme et de sonorités : les lamentations après la terreur, et l’annonce d’autres meurtres (cf. Isaïe). Remarquer assonances et allitérations : pleure, malheureuse. Joas ici met en cause la responsabilité du peuple qui n’écoute pas son dieu et qui n’en récolte que du malheur. C’est le thème qui parcourt toute la pièce, et Joas ici précise

      De son amour pour toi ton Dieu s’est dépouillé
      Ton encens à ses yeux est un encens souillé


      Thème de l’infidélité du peuple, qui est une explication à l’absence de Dieu et des calamités d’Israël (cf. 85 et 1090), avec ici une opposition entre la pratique extérieure et l’intériorité : l’encens certes est présenté, mais il est « souillé » cf. en 85 ce qu’a dit déjà Joad le chrétien : « Ai-je besoin du sang des boucs et des génisses... »

      Deuxième vision : Où menez-vous ces enfants et ces femmes ?
      C’est le départ vers Babylone (trois siècles plus tard par rapport à Joad) avec un même effort de déchiffrement et un même désespoir, un étonnement aussi (cf.le passage au décasyllabe)

      Le Seigneur a détruit la reine des cités
      Ses prêtres sont captifs, ses rois sont rejetés
      Dieu ne veut plus qu’on vienne à ses solennités...

      Développement de cette vision de désespoir (cf. monotonie de la rime en –é comme du rythme) : Au lieu du renouveau espéré en I, 1 (le retour de processions solennelles etc) une aggravation de l’état présent (prêtres captifs, temple détruit, peuple déporté).

      Jérusalem, objet de ma douleur,
      Quelle main en ce jour t’a ravi tous tes charmes ?
      Qui changera mes yeux en deux sources de larmes
      Pour pleurer ton malheur ?

      La lamentation prend un tour élégiaque. (Jérusalem est personnifiée, et il s’adresse à elle) les changements rythmiques marquent le désarroi comme les questions successives (et noter l’abondance des labiales m/p).
      Ainsi se termine le premier volet de cette prophétie où l’on peut admirer le mélange de surprises, d’images heurtées, et de composition rigoureuse : deux visions (un prêtre égorgé et le départ en captivité) suivies de lamentations particulières puis générales.

      On a beaucoup critiqué cette vision de Joad (D’Alembert, Sarcey). Mais en réalité tout a été très bien vu par Racine qui a compris l’écueil du sujet : Joad ne doit surtout pas apparaître comme le prêtre cynique qui cherche à remplacer une vieille femme encore redoutable par un enfant qu’il manipulera comme il voudra. La pièce ne célèbre pas le triomphe des prêtres sur le temporel, et Racine a pris soin de nous dire que cette restauration est miraculeuse justement, parce qu’Athalie a changé, et miraculeuse parce que précisément cette prophétie nous montre le caractère désintéressé du grand-prêtre ; il voit que toutes ses espérances seront détruites, mais pourtant il va agir. Il comprend ici la vanité des mobiles humains, que son action ne peut donc s’inscrire dans l’ordre temporel parce que cet ordre est foncièrement mauvais. Mais pourquoi va-t-il alors agir? C’est la seconde partie du texte, après l’interruption du chœur, les exclamations d’Azarias et de Josabet, qui montrent leur trouble devant non seulement cette annonce d’un sacrilège dans le temple, mais leur temple détruit, (Ô saint temple...) et la promesse de la future royauté de la race de David difficilement réalisable (Ô David). Le chœur demandant à Dieu de revenir dans son peuple. Ces interventions sont nécessaires aussi pour introduire un espace entre deux moments temporels très différents puisqu’il va s’agir alors d’une vision céleste.

      Deuxième partie

      Tableau très symétrique, avec deux visions qui correspondent antithétiquement au premier tableau : toute la pièce participe de cette même structure binaire. Après la destruction du temple, l’église qui s’élève, la Jérusalem nouvelle (cf. Apocalypse et Cantique des cantiques) ; après le départ en captivité, l’arrivée de tous les enfants « qu’elle n’a point portés» en terre sainte: les Gentils. Ces deux images présentées aussi sous forme interrogative sont, comme dans les tableaux précédents, commentées par des exclamations, et se terminent sur un chant de gloire où est annoncée la venue du Sauveur : Jérusalem se transforme en Jérusalem céleste dans un temps transhistorique, et ce n’est plus la seule arrivée du messie qui est célébrée, mais l’histoire de la Rédemption.

      La première vision s’oppose à ce qui précède : un temple « renversé » et ici une élévation, Jérusalem sort du désert, brillante de clarté (remarquer la symétrie aussi des hémistiches du premier et du deuxième vers : « sort du fond//porte sur le front » : extrême harmonie de ces vers. Et à l’injonction précédente (« peuples, pleurez... ») s’oppose l’invitation nouvelle :« peuples...chantez », un chant d’allégresse devant cette résurrection. Même relation entre les deux parties avec la reprise du mot de « charme » : Charmes « ravis à Jérusalem » au vers 1154, mais une ville qualifiée maintenant de « charmante »(1164).

      La seconde vision : c’est une seconde question, étonnement devant l’afflux de la foule : la « catholicité » du christianisme. Il y a des effets rythmiques identiques à ceux de la première partie ; avec la succession d’un octosyllabe et d’un alexandrin, et des commentaires symétriques « Lève Jérusalem, lève ta tête altière », donc un mouvement vers le ciel, favorisé ici par les assonances en [è]. Joad est tellement émerveillé qu’il fait de l’objet de sa vision son interlocutrice, qu’il veut associer à son propre regard : « Regarde tous ces rois de ta gloire étonnés » (auparavant les rois « étaient rejetés ») la première vision montrait la fin des rois d’Israël et ici nous avons la venue de tous les rois du monde (les rois des nations) et qui sont décrits dans un acte de soumission « prosternés », « ils baisent la poussière » : allégeance du monde entier à l’Eglise. Les rois sont suivis des « peuples » qui « marchent dans ta lumière » (ville « brillante de clartés » .
      Puis le chant de gloire « Heureux ! qui ... » avec un net changement de registre phonétique : après les occlusives, les sifflantes qui donnent de la douceur (Cieux, Sion, Sainte, sentir, sauveur, encore adoucie par leur alternance avec le son [z) embrasée, rosée...). Du fond du désert, on monte au Ciel, et Jérusalem devient la Jérusalem céleste (cf. Isaïe) : annonce de la nativité mais il faut noter que les visions ne se succèdent pas dans leur ordre chronologique : les deux derniers vers sont la cause de ce qu’il a vu auparavant (rassemblement etc...) après la venue du Messie) Pourquoi cet ordre ?

      Soit parce que l’Incarnation est comme l’aboutissement d’une histoire arrivée à la chair et à la terre : (Péguy) : c’est l’humanité qui mérite sa rédemption après avoir souffert.

      Soit parce que la vision est transhistorique : Joad évoque non seulement l’Eglise, mais la Jérusalem céleste que tous les Elus rejoindront après leur mort (cf. « l’âme embrasée... »)

      Soit enfin parce que très habilement Racine, au moment où il élargit démesurément la portée de la pièce au monde futur grâce au Sauveur, peut en même temps retrouver l’origine même du drame : le Sauveur ne peut naître que dans la descendance de David. Et voici qu’alors le tableau des horreurs est justifié : Joas sera mis sur le trône parce que, même s’il commet un crime, il est le maillon indispensable qui conduit à Jésus.
      Donc cette prophétie permet d’expliquer, comme chez Bossuet, la présence du Mal su terre : la liberté humaine (et son appétence à faire le mal) se conjugue avec les desseins de Dieu qui malgré elle aboutit à la réalisation de sa volonté.

      Ainsi cette prophétie comme on l’a dit permet alors d’éviter un des écueils du sujet : Joad n’est pas intéressé : son action apparaît comme un sacrifice, puisqu’il sait que Joas sera un meurtrier et que les épreuves qui s’ensuivront seront le prix à payer pour la venue du Messie. Aussi dit-il sans transition : « Préparez, Josabet, le riche diadème... »

      Phrase sublime où nous est révélée la vraie grandeur de Joad. Il sait que son action est vaine, mais qu’au-delà de tout horizon visible elle permettra la venue du Messie : donc un sacrifice à l’invisible, un acte de foi, comme Abraham s’apprêtant à tuer Isaac, et une décision que Joad semble prendre en toute liberté. Il sait ce qu’il lui en coûtera, mais jamais il ne le redira (et il fait sortir Athalie dès qu’elle prononce ses malédictions)

      Conclusion

      Cette prophétie est loin de n’être qu’un épisode sans importance dramatique :
      D’une part elle précise le caractère de Joad et ce qu’il voit supprime toute hésitation à son action (ni ambition politique, ni collusion temporel/spirituel) à qui elle donne encore plus de détermination.
      D’autre part, elle élargit les perspectives de la pièce à la mesure de l’histoire spirituelle de l’humanité (l’histoire de la Nativité).
      D’autre part aussi elle donne un dénouement ambigu à la pièce qui mérite ainsi le titre de tragédie : le monde des humains est définitivement mauvais, et la venue du Messie est à comprendre comme la rédemption dans l’au-delà.

      Enfin, elle tente de faire revivre le mouvement lyrique et poétique des prophéties juives : pas de logique, mais des séries d’images, terribles ou radieuses, dans une langue admirable : rythmes, sonorités, et grande simplicité des mots.

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