Athalie, Jean Racine (1691) : Acte II, 5. Le songe d'Athalie

Enjeux

Devant Mathan et Abner, Athalie fait part de son trouble. Elle vient de rencontrer Eliacin et elle qui était déjà troublée par le songe qui la hante depuis deux jours, l’est encore plus puisqu’elle a reconnu dans Eliacin l’enfant de son rêve. Cela, on l’apprendra plus tard. Mais c’est cette femme bouleversée par cette apparition qui parle. Avec suffisamment de maîtrise pour commencer par dire qu’elle ne se reproche rien. Au contraire, elle est fière d’avoir assuré la prospérité de son royaume ; c’est dire que le songe qui vient de l’assaillir n’est pas dû au remords et qu’elle ne comprend pas du tout le trouble qui vient de l’envahir. Si, dans l’économie de la pièce, ce songe est, comme le miracle même envoyé par Dieu (cf. Esther) , c’est-à-dire le changement, la péripétie qui transforme la reine superbe en femme fragile, changement sans lequel Joas n’aurait pas pu réussir à devenir roi, il nous faut voir, dans ce passage très célèbre, où l’on retrouve certes les ingrédients traditionnels de la tragédie – la présence d’un songe contribue à mettre en place un destin, et une fatalité (cf. Pauline) – ce qui précisément l’en différencie, car au lieu de faire naître l’angoisse le songe dévoile déjà la fin de la tragédie. Il nous faut donc voir pourquoi Racine a choisi « ce bizarre assemblage » qui au lieu de mettre en scène un pressentiment, nous montre, sous forme de tableaux successifs, le déroulement d’une histoire horrible.

Plan

Le songe se déroule en deux parties séparées par l’exclamation d’Abner (Grand Dieu !) La première est un rappel du passé, la deuxième est l’annonce de l’avenir. Il faut montrer le lien des deux parties en reprenant tout ce qui les réunit, et ainsi aboutir à un sens général de l’ensemble d’un songe, pour lequel le rappel du passé n’était pas indispensable.

Première partie

Athalie voit sa mère en rêve et c’est toute l’histoire sanglante de cette femme qui va surgir, une des pages les plus affreuses des Rois.
Le premier vers situe le rêve d’une façon abstraite (L’horreur) (et qui se concrétise plus tard en réalité) : de la nuit des temps, du Noir, de l’abîme, un surgissement de tout ce que peut-être Athalie a gardé enfoui en elle, au plus profond d’elle-même.

« Ma mère Jézabel.... » On connaît déjà Jézabel cf. I,1 vers 115 sq, et son destin atroce. Jézabel « ma mère » dit Athalie : les rapports familiaux sont capitaux : la fille voit sa mère, la tyrienne, l’idolâtre, et l’horrible est qu’elle la voit justement le jour de sa mort. Une apparition donc de cette femme cf. « s’est montrée », Jézabel, la prostituée qui s’était parée pour séduire Jéhu. Noter le lien dans ces vers entre la mère et la mort.

Puis vient une description: après la parure, le maquillage, avec toujours beaucoup d’abstraction (cf. « éclat emprunté, réparer l’irréparable outrage ») mais en dépit de cette abstraction, la scène est horrible, peut-être parce que cette abstraction ajoute à l’irréalité, au flou du rêve.

Discours direct de Jézabel : le choix de l’énonciation directe montre combien Athalie a été impressionnée : elle a retenu toutes les paroles de sa mère et est capable de les citer. On voit dans les vers les rapports très étroits entre la mère et la fille : cf. Moi/toi à la rime, et le mot de « fille » à chaque fois dit avec un possessif « ma fille, fille digne de moi » : il y a une reconnaissance d’Athalie par sa mère Jézabel: reconnaissance d’une filiation, d’un comportement commun et ...d’une défaite commune. Sa fille est digne d’elle parce que comme elle, elle n’a pas voulu se soumettre au Dieu d’Israël, et donc elle va partager avec elle un sort commun. « Le dieu des Juifs l’emporte aussi sur toi » c’est l’adverbe « aussi » qui est important, et qui montre cette communauté. Il s’agit d’une sorte de lutte contre Dieu, et dans cette lutte, le « dieu des juifs » (qui n’est pas pour elle le Dieu unique, tout-puissant) montre sa cruauté : voilà qu’est ici annoncé le futur destin d’Athalie cf. le verbe « Tremble » placé en tête du vers (et suivi d’une coupe lyrique), prédiction bien contraire à ce que disait Athalie un peu plus haut ( Le Ciel même a pris soin de me justifier....v. 470).

Ses paroles se terminent par une déploration : « Je te plains... » Athalie va tomber dans les mains « redoutables » de ce dieu dont Jézabel vient de signaler aussi la cruauté. L’horreur de cette mort annoncée est entendue dans la rime « redoutables/épouvantable » et le vers d’après où le « ma fille » placé en tête termine le discours annonce un geste d’affection : la mère se penche pour embrasser sa fille, et Athalie par ce rêve se définit ainsi aussi par son attachement à sa mère, à ce passé qui est pour elle un refus de l’avenir (il n’y a plus de postérité) et duquel en réalité elle n’a pas voulu sortir.

Et moi je lui tendais les mains pour l’embrasser
Mais je n’ai plus trouvé qu’un horrible mélange...


Noter la simplicité de ce premier vers (qui contraste avec la pompe de ceux qui précèdent lourds d’inversions, de relatives etc...) avec ces allitérations du « m » de la mère. Et on comprend alors ce qu’était l’horreur annoncée : ce mélange d’os et de chairs etc. : tableau horrible mais qui reste sobrement classique à cause des termes génériques et abstraits (fange, lambeaux, meurtris, affreux). Jézabel n’est même plus un cadavre mais elle est réduite à des morceaux de chair, un corps déchiré où la fille ne voit plus qu’un « amas », ce qui apparaît d’autant plus qu’il y a l’enjambement (mélange/ D’os et de chairs...) entre le nom et son complément. Une hallucination où Athalie revit une scène effroyable racontée par Joad en 115 sq.
Vers à analyser pour les sonorités : (les nasales surtout) : la mère est donc donnée en pâture aux bêtes féroces : son passé, donc sa mère, et ce qui justifie son action, donc son ascendance se démembre une nouvelle fois. Elle est ici comme séparée une nouvelle fois de sa mère. L’exclamation d’Abner est loin d’être une cheville : il reconnaît l’Histoire déjà racontée, et effectivement la vengeance de Dieu contre celle qui avait tué ses prophètes ; elle permet aussi de respirer avant la deuxième partie du rêve.

Deuxième partie

« Dans ce désordre » le terme est fort : un trouble ; et voici la seconde apparition « se présente » fait pendant au « s’est montrée » qui précède et le récit passe au présent, pour qu’il soit plus vivant, mais surtout parce qu’il s’agit du temps présent.
Des phrases longues et belles (enjambements) : apparition après l’horreur, de l’innocence. Les nasales, toujours présentes, se fluidifient grâce aux « e » muets (« un jeune enfant couvert d’une robe éclatante »). Il y a ainsi deux éclats opposés celui de l’impureté (un éclat emprunté, qui ne vient pas de soi) de cette femme déjà âgée et celui de la pureté (la robe éclatante est celle des prêtres hébreux, (comme elle le dit) donc une robe de lin) de l’enfant ;

Sa vue a ranimé mes esprits abattus

Ce vers consacre définitivement le changement d’atmosphère: les sonorités sont très différentes, le vers lui-même semble plus court, donc on le dit plus posément avec un jeu sur l’alternance A/I/U ; et le spectateur, toujours destinataire indirect, fait le rapprochement avec Joas.
«Mais» fait la transition, et ouvre sur une longue phrase qui commence par deux subordonnées, auxquelles s’oppose la principale, suivie d’une relative. Une antithèse avec d’un côté l’air noble, la douceur, et de l’autre l’homicide acier, le traître : ce qu’Athalie montre, c’est sa déception : la vue de cet enfant la soulage (cf. « Revenant de mon trouble funeste »), elle se met à l’aimer, elle est même fascinée et à ce moment-là une sensation la réveille : « J’ai senti », une sensation à la suite d’un geste qu’elle n’a pas vu. (et noter l’insistance « homicide, tout entier »).
Ainsi ce rêve annonce-t-il la suite, c’est un oracle envoyé par Dieu, et l’on y voit l’attirance d’Athalie pour Eliacin (cf. II, 7) et la cruelle dernière rencontre (V, 5). L’histoire de la tragédie se situe dans ce renversement même, ce retournement opéré par Dieu : le jeune enfant sera parricide...Et ainsi Athalie comprendra que le premier geste royal de Joas est un meurtre sacrilège (d’autant plus qu’il se produit dans le temple).
Il y a aussi un autre renversement qui s’opère, sur le plan du fantasme : ce poignard, tant de fois cité avec lequel Athalie a tué ses petits fils se retourne contre elle. Et le renversement fantasmé de la scène réelle (le meurtre des petits fils) fait peut-être comprendre à Athalie ce qu’elle a commis en tuant ses enfants, et c’est l’enfant, le fils donc qui sans pitié lui non plus supprime celle qui ne voulait pas du futur, et qui est tuée par lui.
L’erreur d’Athalie est donc d’avoir supprimé sa propre descendance, et en cela d’avoir signé son arrêt de mort, parce qu’on ne vit et qu’on ne survit qu’à travers les enfants. C’est ce qui explique sa double réaction en face d’Eliacin : elle se sent sauvée d’un passé mortel, mais elle sera tuée.

Conclusion

On comprend par conséquent le lien des deux parties du rêve (qui sur le plan des images sont reliées par le sang, et à chaque fois le sang d’une mère) : ce sont les rapports d’Athalie avec le Temps : cette reine qui prétend exercer de façon légitime un pouvoir temporel juste n’a aucune existence assurée : elle se définit par le passé en refusant toute descendance. Or ce passé n’est d’abord qu’une « ombre », hallucinations horribles et souvenirs de la défaite cuisante de Jézabel. Et tuer sa descendance est aussi mortifère. Ainsi Athalie représente-t-elle les forces de mort, la non-vie. Et il devient légitime de la tuer. Et la présence obsédante de l’image du poignard se justifie sur le plan de l’histoire : c’est parce qu’elle a voulu tuer ses petits-fils qu’Athalie ne peut pas gagner : vouloir mettre fin à la race de David, c’est en même temps mettre fin à sa propre descendance, donc c’est un geste suicidaire, et sa tentative était celle du désespoir, et le poignard qui la tue ne vient de personne d’autre que d’elle-même, puisque c’est le geste qu’elle a fait qui se retourne contre elle.

Ainsi ce rêve est-il un démenti cinglant à la première partie de la tirade : ce calme et cette paix dont elle tirait sa fierté sont factices ; la violation par Athalie des lois les plus fondamentales ne peut qu’amener au désastre.
On peut enfin signaler l’importance dramaturgique du rêve car c’est lui qui déclenche toute l’action : troublée par lui, elle se rend au temple, elle voit Eliacin, elle le réclame, et c’est la lutte dont Joad et Joas sortent vainqueurs.

Besoin d'aide ?
sur