Virgile, Géorgiques, I, v. 204-225 Interrogations scientifiques. – L’interprétation des phénomènes célestes

N. B. : Ce cours a été réalisé avec l’aide de l’ouvrage suivant ; certains passages lui ont été empruntés : Virgile, Les Géorgiques, traduction d’H. Goelzer, Paris, Les Belles Lettres, 1947.

Texte à traduire. – L'interprétation des phénomènes et l’agriculture

 

Virgile, dans les Géorgiques, conseille aux paysans d’observer les astres, car ceux-ci indiquent le bon moment pour commencer les différents travaux agricoles, en particulier les semailles :

Praeterea tam sunt Arcturi sidera nobis
Haedorumque dies servandi et lucidus Anguis,
quam quibus in patriam ventosa per aequora vectis
Pontus et ostriferi fauces temptantur Abydi.
Libra die somnique pares ubi fecerit horas
et medium luci atque umbris jam dividit orbem,
exercete, viri, tauros, serite hordea campis
usque sub extremum brumae intractabilis imbrem.
Nec non et lini segetem et Cereale papaver
tempus humo tegere et jamdudum incumbere aratris,
dum sicca tellure licet, dum nubila pendent.
Vere fabis satio ; tum te quoque, medica, putres
accipiunt sulci, et milio venit annua cura,
candidus auratis aperit cum cornibus annum
Taurus et averso cedens Canis occidit astro.
At si triticeam in messem robustaque farra
exercebis humum solisque instabis aristis,
ante tibi Eoae Atlantides abscondantur
Gnosiaque ardentis decedat stella Coronae,
debita quam sulcis committas semina quamque
invitae properes anni spem credere terrae.
Multi ante occasum Maiae coepere ; sed illos
exspectata seges vanis elusit avenis.

 

Publius Vergilius Maro, Georgica, I, v. 204-226.

En outre, il nous faut observer et la constellation d'Arcture, et l'époque des Chevreaux, et l'apparition du Serpent étincelant avec autant de soin que ceux qui, regagnant leur patrie à travers les mers orageuses, se risquent sur le Pont- Euxin et dans les passes d'Abydos qui produit des huîtres.
V. 5-8 : Lībra, -ae, f. : la Balance – dies, diei, m. : jour (die = gén. archaïque) – somnus, -i, m. : sommeil – pār, paris : semblable, pareil – ŭbī (conj.) : quand – făcĭo, -is, -ere, feci, factum : faire, rendre – hōra, -ae, f. : heure – mĕdĭus, -a, -um : qui est au milieu – lux, lucis,
f. : lumière, jour – umbra, -ae, f. : ombre – jam (adv.) : déjà, désormais – divido, -is, -ere, -visi, -visum : diviser, partager – orbis, - is, m. : cercle, globe – exercĕo, -es, -ere, -cui, -citum : exercer, faire travailler – vir, viri, m. : homme – taurus, -i, m. : taureau – sĕro, is, ere, sevi, satum : semer – hordĕum, -i, n. : orge – campus, -i, m. : plaine, champ – usquĕ sub : jusqu'à – extrēmus, -a, -um : extrême – brūma, -ae, f. : solstice d'hiver, hiver – intractabilis, -is, -e : intraitable – imber, -bris, m. : pluie.


V. 9-11 : nec non : et aussi (affirmation) – līnum, -i, n. : lin – sĕgĕs, - etis, f. : champ, moisson – Cĕrĕālis, -is, -e : de Cérès (déesse de l'agriculture) – papaver, -eris, n. : pavot – tempus, -oris, n. : moment, temps (tempus + infinitif : il est temps de...) – hŭmus, -i, f. : terre – tĕgo, -is, -ere, texi, tectum : couvrir, recouvrir – jamdudum (adv.) : immédiatement, sans délai – incumbo, -is, -ere, -cubui, -cubitum : s'appuyer sur, peser sur (+ dat.) – ărātrum, -i, n. : charrue – dum (conj. + ind.) : pendant que – siccus, -a, -um : sec – tellūs, -uris, f. : terre, sol – lĭcet (verbe impers.) : il est permis – nūbĭla, -orum, n. pl. : nuages, nuées – pendĕo, -es, -ere, pependi, - : être suspendu, être en suspens.


V. 12-15 : ver, veris, n. : printemps (vere : abl. de temps : au printemps) – făba, -ae, f. : fève – sătĭo, -onis, f. : semailles – tum (adv.) : alors – quŏquĕ (adv.) : aussi – mĕdĭca, -ae, f. : herbe de Médie (= luzerne) – pūter, putris, putre : friable – accĭpĭo, -is, -ere, - cepi, -ceptum : recevoir, accueillir – sulcus, -i, m. : labour, sillon – mĭlĭum, -ii, n : millet, mil – venio, -is, -ire, veni, ventum : venir – annŭus, -a, -um : annuel – cūra, -ae, f. : soin, travail – candĭdus, -a, - um : blanc, clair, éclatant – aurātus, -a, -um : d'or, doré – ăpĕrĭo, -is, - ire, -ui, apertum : ouvrir – cum (conj. + ind.) = quand, lorsque –
cornū, -us, n. : corne – annus, -i, m. : année – aversus, -a, -um : qui est du côté opposé (averso astro désigne le Taureau) – cēdo, -is, - ere, cessi, cessum : s'en aller, se retirer + datif (se retirer devant...) ; cedens = participe présent se rapportant à Canis) – Cănis, -is, m. : le Chien – occīdo, -is, -ere, occidi, occasum : se coucher (en parlant des astres) – astrum, -i, n. : astre, étoile.


V. 16-23 : at (conj.) : mais – triticeus, -a, -um : de froment – messis, - is, f. : moisson, récolte – rōbustus, -a, -um : robuste, solide – far, faris, n. : épeautre – sŏlus, -a, -um : seul – insto, -as, -are, -stiti, staturus : s'appliquer à (+ dat.) – ărista, -ae, f. : épi – antĕ... quam... : avant que – abscondo, -is, -ere, -condidi, -conditum : cacher ; au passif, se coucher (en parlant des astres) – Eoae Atlantides : les Atlantides aurorales (c'est-à-dire les Pléiades) – Gnōsius, -a, -um : de Gnosse, de Crète (ici : d'Ariane) – ardens, -entis (adj.) : étincelant, ardent – dēcēdo, -is, -ere, -cessi, -cessum : partir, se retirer – stella, - ae, f. : astre, étoile – cŏrōna, -ae, f. : couronne – dēbĕo, -es, -ere, -ui, -itum : devoir (debita semina : les semences qui leur sont dues) – committo, -is, -ere, -misi, -missum : confier qqch à qqn – sēmen, -inis, n. : graine, semence – (antequam, v. 17-19...) quamque : (avant que...) et que – invitus, a, um : contre son gré – prŏpĕro, -as, -are : se hâter (+ inf.) – spes, -ei, f. : espoir – crēdo, -is, -ere, -didi, -ditum + dat. : confier à – terra, -ae, f. : terre – multi, -ae, -a : nombreux, beaucoup de – occāsus, -us, m. : coucher (des astres) – Maia, -ae,
f. : Maïa, l'une des sept Pléiades – coepĭo, -is, -ere, coepi, coeptum : commencer – exspecto, -as, -are, -avi, -atum : attendre, espérer, souhaiter vivement – vanus, -a, -um : vain, trompeur – ēlūdo, -is, - ere, elusi, elusum : se jouer de – avena, -ae, f. : avoine (considérée comme une mauvaise herbe).

Virgile, Géorgiques, I, v. 204-226 (traduction H. Goelzer).

 

Exemple de séquençage et de traduction littérale :

 

 

Exemple d'introduction :

 

  • Présentation de l'auteur, du contexte et de l’œuvre
  • Situation de l'extrait et résumé ; mise en perspective par rapport au thème du chapitre (« Interrogations scientifiques – L'interprétation des phénomènes célestes »)
  • Annonce du plan qui sera suivi dans le développement

Virgile est l’un des plus célèbres poètes latins de la seconde moitié du Ier siècle avant J.-C., auteur de trois œuvres majeures : les Bucoliques, les Géorgiques et l’Énéide. Les Géorgiques – « poème de la terre » –, composées entre 36 et 29, appartiennent au genre didactique ; elles s’inspirent de l’ouvrage d’Hésiode intitulé Les Travaux et les jours, et célèbrent l’Italie, la nature et le travail des paysans, thèmes chers à Virgile, tout en participant à la volonté politique de renouveau et de célébration de l’Italie qui caractérise l’époque de la fin des guerres civiles et de l’avènement d’Octave. Le chant I des Géorgiques traite de la culture des champs, qui ne peut se faire sans une observation attentive des astres : dans les vers 204 à 226, l’auteur évoque ainsi les différentes constellations qui doivent rythmer les semailles, en fonction de leur nature. Nous verrons que, même si la science est bien présente dans ce texte de Virgile, il n'en est pas moins un poème dont la portée dépasse largement celle d'un simple traité agricole.

Exemple de développement :

 

I. UN TEXTE DIDACTIQUE ET SCIENTIFIQUE :

Le texte apparaît, au premier abord, comme un texte scientifique et didactique rappelant l'intérêt que Virgile manifesta, dès son adolescence, pour les sciences, pour la nature et pour le travail des paysans (il était originaire de la région de Mantoue, une ville du nord de l'Italie, située dans la plaine du Pô ; avant les Géorgiques, Virgile a d'ailleurs écrit un recueil de Bucoliques, qui met en scène des bergers dans un cadre champêtre).

1) L'érudition scientifique :

Ce texte témoigne d'abord de l'érudition scientifique de Virgile dans les domaines de l'astronomie, de la météorologie et de l'agriculture.

a) Météorologie, géographie et astronomie :

À partir du v. 204 du chant I (qui traite de la culture du sol), Virgile explique pourquoi l'observation des astres, l'étude des signa (signum, -i, n. désigne le signe, le présage, mais aussi le signe du zodiaque, l'astre, la constellation), est nécessaire au paysan ; les connaissances météorologiques et astronomiques du poète constituent donc une part importante du texte, comme le montre l'abondance des termes se rapportant à l'astronomie, à la météorologie ou à la géographie :

- on note la présence du champ lexical des constellations : Arcturi sidera (« la constellation d'Arcture1 », v. 1), Haedorum dies (« l'époque des Chevreaux2 », v. 2), lucidus Anguis (« le Serpent étincelant3 », v. 2), Libra (« la Balance4 », v. 5), Taurus (« le Taureau », avec ses « cornes dorées », auratis cornibus5, v. 14-15), Canis (« le Chien6 », v. 15), Eoae Atlantides (« les Atlantides de l'Aurore7 », v. 18), Gnosiae stella ardentis Coronae (« l'étoile de Gnosse à l'ardente couronne8 », v. 18), Maia (v. 22) ;

- on remarque aussi, dans le texte, la présence de certaines connaissances antiques en matière d'astronomie, exprimées à l'aide du vocabulaire scientifique en usage dans l'antiquité : ces connaissances sont relatives aux astres (sidera, « étoiles », « constellations », v. 1 ; astro, v. 15 ; stella, v. 19) et au mouvement des astres (les v. 5-6 Libra die somnique pares ubi fecerit horas / et medium luci atque umbris jam dividit orbem font allusion au phénomène de l'équinoxe, époque de l'année où la durée du jour égale celle de la nuit ; au v. 8, on trouve le terme scientifique de bruma, qui désigne en latin le solstice d'hiver ; aux v. 14-15, les verbes de mouvement aperit, cedens, occidit décrivent les mouvements des constellations au printemps ; aux v. 18-19, d'autres verbes de mouvement, abscondantur et decedat, décrivent le mouvements des constellations à l'automne) ;

- on note enfin des notations météorologiques et géographiques : le poète mentionne les célèbres tempêtes du Pont-Euxin (Pontus, v. 4 = la mer Noire) dans l'expression ventosa per aequora (« à travers les mers orageuses », v. 3) et l'élevage des huîtres pratiqué dans cette région (ostriferi fauces Abydi : « les passes d'Abydos qui produit des huîtres » : fauces désigne le détroit des Dardanelles, Abydos étant une ville située sur la partie asiatique du détroit) ; Virgile évoque ensuite les pluies hivernales (brumae intractabilis imbrem, v. 8), qui suivent une période sèche (sicca tellure, dum nubila pendent, v. 11).

b) Techniques agricoles :

Puisque le chant I est consacré à la culture de la terre, le texte comporte également un grand nombre de termes relatifs à la l'agriculture et aux techniques agricoles :

- on relève évidemment un champ lexical des plantes, en particulier des céréales : hordea (« orges », v. 7), lini segetem, Cereale papaver (v. 9 ; l'adj. Cereale, « de Cérès », évoque, de plus, l'ensemble des céréales et des productions à travers le nom de la déesse Cérès, déesse de la Terre, de l'agriculture, et notamment du blé), fabis (v. 12), medica (v. 12 : l' « herbe de Médie » est la luzerne, plante importée de Médie en Europe au temps des guerres médiques, qui opposèrent les Grecs aux Perses), milio (v. 13), triticeam in messem, robusta farra (v. 16), aristis (v. 17), avenis (v. 23) ;

- on relève aussi le champ lexical de la terre (campis, v. 5 ; humo, v. 10 ; tellure, v. 11 ; humum, v. 17 ; terrae, v. 21) et des techniques agricoles : le labour (exercete, viri, tauros ; incumbere aratris, v. 10, où aratrum désigne l'araire, l'outil de labourage des paysans antique, tiré par des bœufs ; putres sulci, v. 13 et sulcis, v. 20 ; exercebis humum, v. 17), les semailles (serite, v. 7 ; humo tegere, v. 10 ; satio, v. 12 ; semina, v. 20) ; la moisson (messem, v. 16 ; seges, v. 23).

2) Un texte didactique :

Toutes ces connaissances font donc de cet extrait des Géorgiques un texte didactique et scientifique, et Virgile s'inscrit en cela dans un genre littéraire déjà illustré précédemment par le De rerum natura (De la nature) du poète Lucrèce (Ière moitié du Ier s. av. J.-C.) et par plusieurs traités d'agriculture en prose écrits par des auteurs grecs ou latins. Il s'agit en effet d'une somme de conseils dispensés par le poète, comme le montrent

- l'emploi de la première personne du pluriel nobis (v. 1) ;

- l'abondance des expressions servant à exprimer l'ordre, le conseil, et qui donnent au texte un ton injonctif : sunt... servandi (« doivent être observés », v. 1-2) ; les impératifs exercete et serite du v. 7, associé au vocatif viri ; l'expression tempus <est> + inf. (« c'est le moment de », v. 10) ; le verbe impersonnel licet (v. 11) ; la phrase vere fabis satio, avec l'ellipse du verbe « être » ; le vocatif medica (v. 12) ; l'emploi de la 2e personne aux vers 12 (te quoque), 17 (si... exercebis, si... instabis) et 20 (commitas) ; les subjonctifs présents exprimant l'ordre abscondantur et decedat (v. 18-19) ;

- la manifestation d'un savoir ancestral, fondé sur l'expérience humaine : ce savoir apparaît notamment dans l'utilisation du présent de vérité générale (sunt servandi, v. 1-2) et dans les derniers vers de l'extrait (v. 22-23), où le poète évoque les erreurs commises dans le passé par les hommes (c'est sur ces nombreuses erreurs, au fil du temps, qu'a pu se forger l'expérience, comme le montrent les pluriels multi et illos, l'infinitif de narration coepere et le parfait de vérité générale elusit) ;

- les notations temporelles, qui donnent au texte la forme d'un calendrier des diverses opérations de culture, établi d'après les constellations : chaque type de graine est ainsi systématiquement accompagné d'indications liées aux constellations, et donc aux moments de l'année. Ces indications temporelles sont données non seulement par la mention des constellations (voir plus haut), mais aussi par le champ lexical des divisions du temps (die somnique, horas, v. 5 ; luci et umbris, v. 6 ; annua cura, v. 13 ; annum, v. 14 ; anni spem, v. 21) ; par l'emploi de différents temps verbaux (le futur antérieur fecerit, v. 5 ; les présents dividit, v. 6, exercete et serite, v. 7, tempus < est >, v. 10, licet et pendent, v. 11, etc. ; les futurs exercebis et instabis, v. 17), par l'emploi d'adverbes, de conjonctions ou de prépositions relatifs au temps (jam, v. 6 ; usque sub, v. 8 ; jamdudum, v. 10 ; dum répété deux fois aux v. 11 ; tum, v. 12 ; ante... quam... quamque..., v. 18-20).

Le mouvement même du texte suit un ordre logique, voire chronologique : après une remarque d'ordre général sur la nécessité, pour le paysan, d'observer les astres et notamment l'équinoxe d'automne (v. 1-4), Virgile évoque d'abord, dans les 5 à 11, les labours et les semailles d'automne (orge, lin, pavot) ; puis, dans les vers 12 à 15, les semailles de printemps (fèves, luzerne, millet) ; il revient enfin, aux v. 16-23, aux semailles d'automne (froment, épeautre).

Notes :

  1. L'Arcture = l'étoile du Bouvier ; elle se lève au début de septembre
  2. Les Chevreaux sont deux étoiles dont le lever correspond aux équinoxes
  3. Le Serpent : constellation qui, dans l'antiquité, était associée aux tempêtes.
  4. La Balance correspond à l'équinoxe d'automne.
  5. Le soleil entrait dans la constellation du Taureau le 17 avril. Une étoile se trouve sur chacune des cornes du Taureau, d'où l'expression cornibus auratis.
  6. Le Chien se couche à l'époque où le Taureau se lève.
  7. Les Atlantides (= « filles d'Atlas » ; Altas est le titan qui, dans la mythologie, porte le ciel sur ses épaules) sont les Pléiades groupe de sept étoiles. Leur coucher (début novembre), chez les Anciens, marquait le début des labours et des semailles. L'un d'entre elles se nommait Maïa (cf. v. 22).
  8. Selon la croyance, cette constellation était la couronne d'Ariane, fille de Minos, que Bacchus avait placée dans le ciel.

 

II. UN POÈME À PORTÉE PHILOSOPHIQUE :

Cependant, Virgile n'avait pas pour objectif d'écrire un traité d'agriculture exhaustif : son ambition va au-delà de la technique et de la science1.

1) Un poème à la gloire de la nature et du divin :

1 Sénèque, lui-même grand propriétaire terrien et viticulteur, dit à propos des Géorgiques : ... Vergilius noster, qui non quid verissime, sed quid decentissime diceretur adspexit, nec agricolas docere voluit sed legentes delectare (« C'est que notre [Virgile] ne s'attachait pas à la stricte vérité, mais à la grâce parfaite du détail et se proposait non d'instruire les cultivateurs, mais de divertir son lecteur », Lettres à Lucilius, 86, 15, traduction H. Noblot).

Ce texte est d'abord un poème, un hymne célébrant une nature vivante, animée par l'esprit divin. La nature est en effet magnifiée par différents procédés poétiques :

- par l'emploi d'un vocabulaire ou de tournures poétiques : l'adjectif composé ostriferi (« qui produit des huîtres »), les termes poétiques aequora (pour désigner la mer) et tellure (pour désigner le sol, la terre), les termes d'origine grecque (Pontus, Abydi, v. 4 ; Eoae Atlantides, v. 18 ; Gnosia, v. 19), les chiasmes des vers 6 (medium luci atque umbris... orbem > accusatif – datif – datif – accusatif) et 10 (humo tegere... incumbere aratris, > nom – infinitif – infinitif - nom), le pluriel poétique à valeur emphatique hordea (v. 7), l'adjectif poétique Cereale (v. 9), le parallélisme de construction du vers 11 (dum... dum...), etc.

- par la personnification des éléments, qui deviennent de véritables acteurs de la vie paysanne :

* les éléments naturels sont personnifiés : ils sont souvent les sujets des verbes : ubi Libra fecerit... et dividit (v. 5-6), dum sicca tellure licet (v. 11 : licet est un verbe impersonnel, mais tellus est le véritable « sujet », c'est elle qui permet les semailles), dum nubila pendent (v. 11), sulci accipiunt (v. 13), Taurus aperit (v. 14-15), etc. ; le poète s'adresse même à la luzerne au moyen d'un vocatif (medica, v. 12) et en employant la 2e personne (te quoque, v. 12) ; au v. 21, la terre est qualifiée par l'adjectif invita (terrae invitae : « à la terre, contre son gré » ; invitus est formé à l'aide de la racine du verbe volo, « vouloir ») ;

* on peut remarquer aussi que Virgile nomme les constellations plutôt que de signaler seulement les phénomènes astronomiques ou météorologiques liés à leur lever ou à leur coucher ; or, le nom des constellations rappelle souvent un ou plusieurs personnages mythologiques, ainsi que les légendes à valeur étiologique qui y sont associées (étiologique : qui explique l'origine, les causes des phénomènes). Ainsi les Atlantides (v. 18) sont les sept filles d'Atlas (parmi lesquelles figure Maïa, nommée au v. 22), que Zeus transforma en colombes puis en étoiles pour les sauver d'Orion, qui les poursuivait ; l'étoile de Gnosse à l'ardente couronne rappelle l'histoire d'Ariane recueillie par Bacchus et dont la couronne fut placée dans le ciel.

- par la présence du divin dans la nature. La divinité est présente à travers les références mythologiques qui se cachent derrière le nom des constellations (il faut rappeler toutefois que les Anciens ne croyaient pas réellement à toutes ces fables), mais surtout dans l'adjectif Cereale (« de Cérès »), car Cérès est une vieille divinité italique, assimilée à la Déméter grecque : c'est une déesse de la terre, associée à Tellus (la déesse Terre), et qui fait l'objet d'un culte ancien et important. Mais le divin se manifeste surtout, dans le texte, par l'harmonie qui règne dans le monde (voir 2)).

2) Un poème à portée philosophique :

Cette présence divine confère même au texte une portée philosophique ; le poète y célèbre en effet l'harmonie universelle, idée qui est proche du stoïcisme ; cette harmonie s'établit

- entre le ciel et la terre : on remarque la présence d'un animal, le taureau, à la fois sur terre (exercete, viri, tauros, v. 7 : l'animal qui sert au labour) et au ciel (candidus Taurus, v. 14-15 : la constellation du Taureau) ; les noms des constellations citées par Virgile sont aussi, parfois, des noms d'animaux existant sur terre (Anguis, le serpent, v. 2 ; Canis, v. 15, le chien) ; le pavot est une plante terrestre mais il est lié au monde divin : il est en effet qualifié de Cereale, « de Cérès » (le pavot était consacré à Cérès, dont il ornait la couronne, car il lui fit trouver le sommeil et l'oubli lorsque sa fille, Proserpine, se fit enlever par Pluton) ;

- entre les hommes et l'univers : les notations astronomiques relatives aux moments de l'année situent l'activité du laboureur dans l'ordre du monde2 : Virgile délivre un message philosophique en démontrant que l'homme, pour trouver la plénitude, doit vivre en accord avec le reste de l'univers, ce qui passe notamment par le respect des saisons en agriculture. Cette harmonie préconisée par Virgile apparaît notamment dans la personnification de la terre, présentée comme une partenaire du paysan et non comme une chose inerte qui lui serait soumise (debita semina, v. 20 : les semences qui lui sont dues » ; invitae terrae, v. 21). L'harmonie apparaît aussi dans les notations temporelles, qui visent à accorder le travail des hommes aux mouvements des astres : ubi (v. 5), jam (v. 6), usque sub extremum brumae intractabilis imbrem (v. 8), tempus (v. 10), jamdudum (v. 10), dum (v. 11), tum (v. 12), ante... quam... quamque... (v. 18- 20). Le cultivateur doit prendre le ciel pour guide, comme le marin (voir la comparaison des v. 1-4 : tam sunt... quam...) ; dès les premiers vers, le danger qu'il y aurait à ne pas suivre la nature est souligné par les connotations négatives liées à la mer (ventosa per aequora ; Pontus ; fauces Abydi). Ce danger, c'est la mauvaise récolte, voire la stérilité de la terre, symbolisée par l'avoine, plante considérée alors comme de la mauvaise herbe (v. 22-23 : sed illos / exspectata seges vanis elusit avenis).

- entre les hommes et la divinité : c'est grâce à la providence divine, à l'ordonnance de l'univers par l'esprit divin, que l'homme peut développer tout son génie, toutes ses possibilités. La célébration des céréales (cerealis = de Cérès) rappelle que ces plantes représentent la nourriture essentielle des humains, l'acquit fondamental de la civilisation, permise par les dieux (dans l'Odyssée d'Homère, les hommes se définissent ainsi comme des « mangeurs de pain », c'est-à-dire des êtres de « culture », par opposition aux autres créatures, comme les Cyclopes ou les Lestrygons mangeurs de chair humaine, et par opposition aux dieux, qui se nourrissent d'ambroisie). Virgile célèbre ainsi la culture – dans tous les sens du terme : culture de la terre + civilisation – et le travail humain, dont on relève le champ lexical dans cet extrait : exercete (v. 7), cura (v. 13), exercebis et instabis (v. 17).

1 « La vie urbaine retranche l'homme de l'univers, l'éloigne de son milieu naturel, uniformise le temps. Virgile montre, dans ce premier chant du poème, que le paysan et, plus généralement, l'habitant de la campagne (agricola) vit un temps plus vrai, un temps concret, qui est aussi celui de l'univers et dont chaque moment trouve un écho dans son âme » (P. Grimal, Littérature latine, p. 276).

 

Exemple de conclusion :

 

  • Bilan des idées et procédés principaux
  • Exemples d’ouvertures possibles (sur d’autres œuvres : textes, peintures, films, etc.)

[voir par exemple les textes complémentaires de Virgile et Cicéron]

Avec ce poème qui mêle indications techniques et notations pittoresques, science et poésie, Virgile n'a donc pas seulement pour objectif d'offrir aux paysans un manuel d'agriculture : il développe, à destination de tous les êtres humains, une vision du monde empreinte de philosophie et fondée sur l'harmonie universelle et célèbre, avec la culture des céréales, la civilisation et le travail humains. On ne doit donc pas, selon Virgile, regretter le mythique âge d'or, où la nature offrait spontanément aux hommes tout ce dont ils avaient besoin ; car le règne de Jupiter a permis l'essor de la civilisation et le développement des capacités humaines par le travail. C'est donc à un véritable éloge de l'âge de fer que se livre Virgile dans les v. 129-145 de la première Géorgique, dans la mesure où il est à l'origine de l'invention des sciences, des arts et des techniques.

Notes: 

  1. Sénèque, lui-même grand propriétaire terrien et viticulteur, dit à propos des Géorgiques : ... Vergilius noster, qui non quid verissime, sed quid decentissime diceretur adspexit, nec agricolas docere voluit sed legentes delectare (« C'est que notre [Virgile] ne s'attachait pas à la stricte vérité, mais à la grâce parfaite du détail et se proposait non d'instruire les cultivateurs, mais de divertir son lecteur », Lettres à Lucilius, 86, 15, traduction H. Noblot).
  2. « La vie urbaine retranche l'homme de l'univers, l'éloigne de son milieu naturel, uniformise le temps. Virgile montre, dans ce premier chant du poème, que le paysan et, plus généralement, l'habitant de la campagne (agricola) vit un temps plus vrai, un temps concret, qui est aussi celui de l'univers et dont chaque moment trouve un écho dans son âme » (P. Grimal, Littérature latine, p. 276).
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