Est genus hominum qui esse primos se omnium rerum volunt,
nec sunt : hos consector ; hisce ego non paro me ut rideant,
sed eis ultro adrideo et eorum ingenia admiror simul.
« Il est une espèce d’hommes qui prétendent être les premiers en tout
et qui ne le sont pas ;
c'est à eux que je m’attache ; je ne me mets pas à leur service
pour qu’ils rient de moi :
c’est moi qui leur ris le premier, en m’extasiant en même temps
sur leur génie. »
Térence, L’Eunuque, vers 248-250
Térence (env. 190 - 159 avant J.-C.) est considéré comme le plus grand auteur comique latin avec Plaute (env. 254 - 184 avant J.-C.), qui était de quelque soixante ans son aîné. L'essentiel de sa vie nous est connu par le témoignage de l'historien Suétone (IIe siècle après J.-C.) qui a écrit une Vita Terentii (Vie de Térence), reproduite par le grammairien Donat, commentateur de Térence au IVe siècle, ainsi que par les différentes didascalies accompagnant ses œuvres.
D'origine étrangère (berbère ? punique ?), Publius Terentius Afer est né entre 192 et 185 avant J.-C., en Afrique du Nord - ce qui lui vaut son surnom d'Afer ("l'Africain") -, sans doute à Carthage, que les Romains viennent d'écraser à la fin de la deuxième guerre punique (202 avant J.-C.). Vraisemblablement issu d'une bonne famille, il est présenté comme un beau jeune homme frêle, de taille moyenne, "au teint basané", de santé fragile (d'après Suétone).
Enlevé par des pirates, il est vendu à Rome comme esclave à un éminent sénateur romain, Terentius Lucanus, qui, séduit par sa beauté et sa sensibilité, décèle en lui des talents précoces pour la littérature. Ce maître généreux lui fait donner une éducation d'homme libre et l'affranchit rapidement. Publius prend alors le nom de sa famille d'accueil, les Terentii.
Distingué par Caecilius Statius, un vieil auteur comique en renom, Térence fait représenter sa première comédie, L'Andrienne, en 166 avant J.-C. Il est désormais accueilli dans la société des grandes familles aristocratiques, adeptes ferventes de l'hellénisme, et devient le poète attitré des cercles érudits, ceux des Scipion, des Laelii et des Aemilii. Mais, par jalousie sans doute, on prétend que ses amis Scipion Émilien et Laelius l'aideraient dans ses créations, voire qu'il ne serait que leur prête-nom. Il semble que ce soit Cicéron qui inaugure les soupçons dans une lettre à son ami Atticus (VII, 3) : "On pouvait penser que ses œuvres étaient le fruit de l'écriture de Caius Lélius". À son tour, Montaigne adoptera la légende qui les attribue à Scipion l'Africain "s'amusant et se chatouillant à représenter par écrit en comédies les plus populaires et basses actions des hommes." (Essais, livre III, chapitre 13).
La carrière de Térence, aussi brillante que discutée, demeure fort brève. Après avoir produit six comédies, il quitte Rome, où il ne reviendra plus, en 160 avant J.-C. Il meurt, à peine âgé d'une trentaine d'années, en 159 avant J.-C., au cours d'un voyage en Grèce. Deux versions circulent alors sur les circonstances de sa mort : parti chercher de nouveaux sujets de pièces encore inédites à Rome, il se préparait à ramener les manuscrits de nombreuses comédies de Ménandre, qu'il avait traduites (108, dit-on), lorsque le vaisseau transportant ses bagages aurait fait naufrage ; désespéré par cette perte, il serait mort dans le Péloponnèse, sans doute à Stymphalis en Arcadie. Ou bien il aurait péri lui-même dans le naufrage de son bateau, au large de la côte grecque. Il laisse une fille qui épousera plus tard un chevalier romain.
Alors qu'en principe les pièces n'étaient jouées qu'une seule fois au cours des Jeux (voir Ludi scaenici dans le "Petit dictionnaire pour découvrir le théâtre latin" ), diverses représentations posthumes remirent les comédies de Térence à l'honneur, témoignant ainsi du succès d'une œuvre diversement appréciée de son vivant : ce fut le cas du Phormion redonnée en 141 et 140 avant J.-C.
Les comédies
Térence n’a écrit que six comédies où il a cherché à égaler ses modèles grecs, Ménandre surtout. Mais pour retenir l’attention d’un public turbulent et avide d’intrigues mouvementées (motoriae), il a souvent "contaminé" les sujets de deux pièces grecques de façon à n’en former qu’une seule, plus riche en action (voir Contaminatio dans le "Petit dictionnaire pour découvrir le théâtre latin"). Tous ses titres sont des noms grecs, selon le goût prononcé pour l’hellénisme dans les milieux aristocratiques qu’il fréquente.
Ni tout à fait grecques ni vraiment romaines, ni simple divertissement ni analyse de moraliste, et pourtant recherchant l'un et l'autre à la fois, les comédies de Térence que César appelle "le Demi-Ménandre" et Varron "le peseur d'âmes", s'adressent d'abord à une élite pour lui proposer une réflexion dans la conquête de soi : l'homme n'est jamais ni tout à fait bon ni tout à fait mauvais. De la mesure en tout : homo sum nil hominum a me alienum puto ("je suis homme et rien de ce qui est humain ne m'est étranger"). Ce vers célèbre en forme de maxime est prononcé comme une boutade par le vieux Chrémès dans L'Héautontimorouménos (vers 77) : il deviendra un précepte "humaniste" quasi philosophique, commenté aussi bien par Cicéron et Sénèque que par saint Augustin (Correspondance, lettre LI).
Une tradition littéraire et scolaire tenace oppose ainsi Plaute et Térence dès l'Antiquité : le farceur exubérant et le délicat moraliste.
Alors que Plaute garde l'image sulfureuse de la puissante subversion du comique, Térence, qu'on dit respectueux de la morale bourgeoise, paraît beaucoup plus subtil, plus délicat : au XVIIe siècle, les enfants sont conviés à le lire et Molière l'a découvert chez les jésuites. Même les maîtres de Port-Royal, qui ont élevé le petit Racine et qui condamnent le théâtre comme un agent de corruption des âmes, l'ont édité et traduit. Il suscitera encore l'enthousiasme de Diderot qui voit en lui le précurseur du "drame bourgeois".
Au XIXe siècle, le critique Sainte-Beuve commente ainsi :
« Molière a la verve, le démon : Térence n'a pas le démon ; il a ce que les Anglais appellent le feeling, mêlé et fondu dans le comique. Il intéresse. Térence est la joie et les délices des esprits délicats et justes, qui n'aiment pas le fou rire, qui aiment un rire modéré qui aille avec les pleurs et qui ne dépare pas le sourire » (in Nouveaux Lundis, Tome V, lundi 10 août 1863).
Dans l’article « La comédie du ridicule », Patrick Dandrey conclut :
« Térence imposait à la comédie les lois et les normes de la réalité, que Plaute outrepassait ou même ignorait sans souci ni remords ; Molière, lui, impose à la réalité l’optique et les valeurs de l’art comique. Et par là, il la révèle à elle-même : l’esthétique du ridicule constitue en ce sens la revanche de l’art sur la réalité au nom de la vérité. »