Stendhal et l'esthétique du miroir : Le vol de l'épervier Le Rouge et le Noir

Explication 1 : Le vol de l'épervier

Première partie - Chapitre X

Julien prenait haleine un instant à l’ombre de ces grandes roches, et puis se remettait à monter. Bientôt par un étroit sentier à peine marqué et qui sert seulement aux gardiens des chèvres, il se trouva debout sur un roc immense et bien sûr d’être séparé de tous les hommes. Cette position physique le fit sourire, elle lui peignait la position qu’il brûlait d’atteindre au moral. L’air pur de ces montagnes élevées communiqua la sérénité et même la joie à son âme. Le maire de Verrières était bien toujours, à ses yeux, le représentant de tous les riches et de tous les insolents de la terre ; mais Julien sentait que la haine qui venait de l’agiter, malgré la violence de ses mouvements, n’avait rien de personnel. S’il eût cessé de voir M. de Rênal, en huit jours il l’eût oublié lui, son château, ses chiens, ses enfants et toute sa famille. Je l’ai forcé, je ne sais comment, à faire le plus grand sacrifice. Quoi ! plus de cinquante écus par an ! un instant auparavant je m’étais tiré du plus grand danger. Voilà deux victoires en un jour ; la seconde est sans mérite, il faudrait en deviner le comment. Mais à demain les pénibles recherches.

Julien debout sur son grand rocher regardait le ciel, embrasé par un soleil d’août. Les cigales chantaient dans le champ au-dessous du rocher ; quand elles se taisaient tout était silence autour de lui. Il voyait à ses pieds vingt lieues de pays. Quelque épervier parti des grandes roches au-dessus de sa tête était aperçu par lui, de temps à autre, décrivant en silence ses cercles immenses. L’œil de Julien suivait machinalement l’oiseau de proie. Ses mouvements tranquilles et puissants le frappaient, il enviait cette force, il enviait cet isolement.

C’était la destinée de Napoléon, serait-ce un jour la sienne ?

Situation

Julien, tirant sa résolution de la lecture des exploits de Napoléon, remporte deux « victoires » successives : il prend la main de Madame de Rênal, qui le laisse faire, puis, sur une légère réprimande de Monsieur de Rênal (il ne s’est pas occupé des enfants parce qu’il s’est enfermé dans sa chambre pour s’adonner à la lecture des « exploits de son héros » (Napoléon), il se met en colère (en fait, il ne sait pas pourquoi, il fait comme si c’était délibéré, mais  sa colère vient d’un mouvement de jalousie envers le mari de Madame de Rênal) et il dit à Monsieur de Rênal qu’il veut partir, et à sa stupéfaction, Monsieur de Rênal lui propose alors une augmentation. Julien ne comprend pas ce qui lui arrive, et donc il éprouve « le besoin d’y voir clair dans son âme et de donner audience à la foule des sentiments qui l’agitaient ».

Là commence notre passage, qui est un moment exceptionnel dans le roman : une pause de l’action où le personnage central, en face de la nature, jette un regard rétrospectif sur les événements récents de sa vie, et prend conscience de son originalité.

Comme souvent chez Stendhal, ce moment privilégié est vécu dans un lieu élevé (Cf. La grotte et la prison de Julien, et la Tour Farnèse et le clocher de l’abbé Blanès dans La Chartreuse de Parme).
Proust cite comme un des traits typiques de cet écrivain « un certain sentiment de l’altitude se liant à la vie spirituelle », et il fait même entrer cette structure thématique dans sa définition du style (Revue de Paris 1920 15 nov)  « Si l’on considère comme faisant partie du style cette grande ossature inconsciente des idées, elle existe chez Stendhal : quel plaisir j’aurais à montrer que chaque fois que Julien ou Fabrice quittent les vains soucis pour vivre d’une vie désintéressée ou voluptueuse, ils se trouvent eux-mêmes dans un lieu élevé. »

Effectivement notre texte est on ne peut plus explicite : Julien remarque la hauteur du lieu où il se trouve : « Cette position le fit sourire, elle lui peignait la position qu’il brûlait d’atteindre au moral ». Ainsi la description de la nature n’est-elle pas orientée vers le pittoresque mais vers des valeurs symboliques : le passage est constant, du physique au psychologique, par l’intermédiaire du regard du personnage (à l’inverse de Balzac, encore, qui voit toujours plus loin que ses personnages).

Comment sont faits ces deux types de description ?

Plan

La dimension verticale apparaît dans la composition même du texte : un long paragraphe qui décrit l’altitude du lieu et la hauteur morale où Julien se place, un second paragraphe, de dimension plus restreinte qui est une reprise de la description physique mais avec une orientation vers le ciel. Enfin un dernier alinéa, d’une seule phrase évoquant l’idéal moral de Julien, Napoléon.

Au fur et à mesure qu’on s’élève (dans les deux sens du mot) les parties s’abrègent, et ce plan en pyramide correspond à la position physique et morale de Julien.

La description psychologique

- La plupart des phrases parlées ou pensées ont des constructions affectives et nominales. Ainsi dans les phrases « Je l’ai forcé, je ne sais comment, à faire le plus grand sacrifice. Quoi ! plus de cinquante écus par an ! » la phrase nominale (Quoi…) développe ce « grand » sacrifice. Ou encore « Mais à demain les pénibles recherches » n’est que le prédicat d’une phrase qui serait « il fallait remettre à demain…etc » : ces constructions expriment à l’état brut les concepts de la pensée dans leur ordre d’apparition.

- Les formes du discours les plus employées ne sont ni le discours direct brut (avec guillemets, et donc avec l’accent sur le discours rapporté lui-même en distinguant la narration des paroles rapportées), ni le discours indirect (dans lequel d’ordinaire le discours rapporté est schématisé et résumé par le narrateur) : il n’y a qu’une seule phrase de ce type : « Julien sentait que la haine…etc. ». Les formes les plus employées sont celles d’une sorte de discours direct libre : des paroles prononcées, mais sans guillemets, ni de verbe en incise, ni rien qui marque extérieurement le passage au style direct (cf. tout le passage depuis « je l’ai forcé » jusqu’à la fin du paragraphe).

Même chose pour le discours indirect libre qui conserve des éléments du discours direct : des interrogations directes (dernière phrase du texte), exclamations, interjections, ou tours spontanés (« Lui, son château, ses chiens... etc. »)

Donc il y a dans tout ce passage une nette volonté d’effacement du narrateur avec focalisation interne : le lecteur voit Julien en face de lui, dans toute sa simplicité, et il voit ce que Julien voit. Le rythme est celui, très rompu, du discours direct, et les phrases qui sont au discours indirect sont courtes, avec une structure binaire (Cf. les deux phrases les plus importantes du passage « Cette position physique … » et à la fin « C’était la destinée… » où l’on voit le même parallélisme de sens).

La description physique

(Description qui évidemment renvoie aussi à un état psychologique).

C’est donc comme on l’a déjà dit, une description verticale : de nombreux mots expriment l’altitude (grandes roches, roc immense, montagnes élevées, au-dessus de sa tête…). Le mouvement ascendant (« se remettait à monter », « regardait le ciel » « il voyait à ses pieds ») va de pair avec l’exaltation morale (Julien est « debout, sur son grand rocher », il fait état de ses « victoires », et, voyant un épervier, il envie sa « force »). Cette exaltation est soutenue par le sentiment de l’immensité de la nature (l’adjectif « immense » est répété), par celui de l’isolement (Julien marche sur « un étroit sentier », le mot « silence »revient à deux reprises, et il envie aussi « l’isolement » de l’épervier), enfin par celui de la force majestueuse (Cf. « les mouvements tranquilles et puissants » de l’oiseau de proie, et la destinée de Napoléon).

On constate une relative pauvreté du vocabulaire descriptif, surtout dans les adjectifs ; aucune métaphore non plus, et donc aucun effet tiré de cette description, mais des phrases brèves, où l’on retrouve ce parti-pris de sècheresse bien réel chez Stendhal.

Pourtant le second paragraphe se distingue : le déroulement de la phrase est interrompu par une série de circonstanciels, ou d’appositions ; le rythme s’adoucit et ralentit cf. l’imparfait descriptif, et un retour de sonorités identiques avec une distribution régulière des accents toniques (« décrivant en silence ses cercles immenses ») : on constate une tendance spontanée (mais réprimée) à faire chanter la phrase au moment où le contenu devient lyrique. Donc là encore le narrateur proprement dit s’efface (à l’inverse, du reste, du roman en général, où Stendhal est constamment présent).

Union intime de la nature et du personnage

Nous passons ainsi très progressivement du passage purement descriptif du début, au discours indirect libre, par l’intermédiaire de notations psychologiques (« Bien sûr d’être séparé de tous les hommes ») qui sont toujours liées à la description du paysage « l’étroit sentier » n’est pas là pour le pittoresque mais pour montrer la volonté particulière de s’isoler, et de même, « l’air pur des montagnes » n’est mentionné que parce qu’il « communique de la sérénité » à l’âme de Julien.

Et la forme semi-indirecte de la phrase finale combine précisément les caractères de la description (« c’était la destinée de Napoléon » renvoie à la description de l’épervier) et ceux de l’expression directe (l’interrogation directe) produisant ainsi une symbiose entre le spectacle, le personnage, l’auteur et son lecteur.

Donc ce qui est remarquable ce n’est ici ni le pittoresque ni la rhétorique, mais un art plus intériorisé résidant dans la construction (une dimension verticale matérielle et symbolique) et dans un fondu des éléments descriptifs et du discours rapporté, où tout ce qui est noté est vu à travers la conscience de Julien qui ne nous dit du lieu que ce qui convient à son sentiment. Les éléments matériels ne sont là que parce qu’ils sont le reflet d’un projet humain.

Pourtant Stendhal est bien le père du réalisme moderne (Cf. Auerbach : Stendhal est le premier à introduire du réalisme dans les ouvrages de fiction, et il a su faire le portrait sociologique de la France).

Pour lui, un romancier n’interprète pas, il ne peut choisir mais il reflète tout ce qui surgit dans son champ (mais le « romancier » n’est pas « l’artiste » Stendhal). Plus de passé donc, mais le temps présent, dont le romancier est chroniqueur (« Chroniques italiennes ») ou témoin. Donc une chronique centrée sur la vie du protagoniste, voilà le roman.

Ainsi au lieu de décrire Verrières au temps de l’histoire, il décrit la petite ville telle qu’elle est, ce qui tend à démentir que le roman en est un : l’histoire s’inscrit dans le « vrai temps », à l’inverse du temps chimérique de la fiction : « la petite ville de Verrières peut passer pour l’une des plus jolies de la Franche-Comté » (Ce présent d’ailleurs réapparaîtra plusieurs fois dans le roman, dans des informations incidentes, et possède tous les traits d’un vrai présent).

Ainsi Stendhal, loin de considérer le réel comme un système dont on doit démonter le mécanisme (cf. Balzac) ne reconnaît l’existence effective que du petit fait, de l’accident isolé, il n’y a que des faits divers, que des cas particuliers. Sa narration élude les liens (Balzac les fait apparaître). Il abomine l’universel, faux selon lui ; il ne reconnaît que le particulier, et le roman d’analyse est une machine à particulariser, à spécifier.

C’est ce qui explique paradoxalement l’absence de description : pas de clichés préalables, mais des personnages fixés au vol (cf. l’évêque d’Agde devant son miroir). Stendhal a l’art de ressusciter la chose vue, si bien que nous sommes en quelque sorte présents dans la scène. La meilleure illustration en est le récit de la bataille de Waterloo à travers les yeux de Fabrice dans La Chartreuse de Parme.

Donc les détails, s’ils sont donnés, répondent à la contingence d’un geste, d’un événement.

(Cf. l’article de J. Milly in Information littéraire 1969)

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