Sciences et techniques à Rome

La tentation est grande, lorsqu’on aborde la science antique, de la confondre avec les productions intellectuelles et scientifiques de la Grèce. Rome aurait hérité du meilleur sans produire d’œuvres originales dans le domaine scientifique ou d’innovations valables. Rome brutale, comme ce soldat de Marcellus qui tue le génial Archimède en – 212 (imité plus tard par un cuisinier américain fusillant en 1945 la musique autrichienne en la personne d’Anton Webern), serait passée à côté de la mission intellectuelle que se choisit la Grèce et qui construit en partie son aube miraculeuse. Dans les histoires de la science la civilisation romaine est un cadre historique, pas un foyer de conceptions marquantes et de progrès, et elle n’induit que des mentions marginales ou navrées. Si, de fait, la Rome antique ne compte pas, dans le domaine des sciences fonda- mentales, des théories physiques, astronomiques, mathématiques ou biologiques, de figures comparables aux innovateurs et fondateurs grecs, le bilan est évidemment plus complexe. Mais avant d’évoquer les activités et les productions scientifiques du monde romain, il faut préciser trois points pour émerger du cliché d’une Rome martiale et strictement pragmatique :

  1. Par son antériorité et son éclat comme langue d’expression et d’échanges savants, le grec s’impose largement en Méditerranée, à l’époque de la domination romaine, y compris aux intellectuels que l’on définirait socialement et culturellement comme des représentants de la société romaine. C’est en tant qu’ «épilangue»1 que le grec est utilisé, comme medium linguistique, en particulier dans le domaine médical ou philosophique. Cette faveur historique contribue à conforter le grec comme langue savante et à retarder la latinisation des sciences traditionnelles du monde grec.
  2. La notion de science appliquée à l’antiquité est en réalité conditionnée par les usages et la conception grecque, privilégiant (a) une représentation mathématisable du monde ; (b) une exposition à la fois systématique et théorique du savoir ; (c) l’exaltation des «inventeurs» (réels ou fictifs). Les sciences pratiques ou les technologies liées à ces sciences nobles jouissent dans cette idéologie, dont l’axiologie moderne est l’héritière fidèle, d’une considération moindre. Pourtant, les applications pratiques faites par les Grecs des connaissances théoriques (aménagements urbains, construction d’outils ou de machines, etc.) sont largement documentées et présentées comme révélatrices du génie scientifique, dans la littérature biographique antique pour la plupart des savants (Thalès, Aristote, Archimède, etc.). Pour rendre justice à l’activité scientifique d’une civilisation, on ne peut donc dissocier ses réalisations techniques et ses innovations de son imagination théorique. Le sens antique inviterait même à étendre le concept aux « disciplines savantes », la philosophie, la musique, ou le trio philologique qui forme le trivium, trépied du savoir médiéval : grammaire, rhétorique, dialectique.
  3. Globalement, si la période hellénistique est très féconde dans le domaine scientifique, la période dite romaine et correspondant à la domination de Rome en Méditerranée (du IIe av. J.-C. au IIIe après J.-C., si l’on décide de retenir comme terme la division de l’empire et le début de l’antiquité tardive), même dans l’orient hellénique, n’est pas une grande période d’investigation théorique et de découvertes scientifiques majeures, comparables aux précédentes2. La civilisation gréco-romaine qui s’élabore promeut d’autres types d’activités intellectuelles.

Les caractéristiques générales

Les intellectuels romains, avant de s’attacher à assimiler la culture grecque (III- Ier siècle) contre laquelle beaucoup (tel Caton) ont de solides préventions, mais qu’ils côtoient depuis les origines en Italie (Pouilles, Calabre...), et en Sicile, ont bénéficié des acquis de la culture étrusque, en particulier dans le domaine de la métallurgie, de l’urbanisme, ainsi que de l’irrigation et de l’assainissement des marais. Les principaux enjeux de la république romaine sont définis par le programme politique de cette petite cité en croissance ininterrompue. La gestion des ressources, l’organisation du territoire, et l’amélioration des moyens d’expansion sont les trois orientations majeures qui animent le développement scientifico-technique de Rome. Héritière volontaire et obligée d’une culture (grecque) qui la dépasse et qui, dans le domaine des artes, constitue son propre commencement, Rome exploite et développe plus ou moins, surtout dans ses applications pratiques et par des améliorations technologiques les sciences helléniques. C’est principalement dans la sphère de l’ingénierie civile et militaire que l’on identifie des avancées notables, touchant l’élaboration des matériaux, l’outillage, et l’aménagement du territoire. Une des plus fameuses inventions romaines est le ciment ou «pouzzolane» et le béton (opus caementicium) : un mélange d’eau, de sable, de chaux et de cendre volcanique, abondante aux abords du Vésuve. Les qualités de ce type polyvalent (et très hydrofuge) de mortier furent abondamment exploitées ; mais il s’agit en fait d’une amélioration pour un matériau connu de longue date et employé, dans diverses compositions en Assyrie comme en Egypte. Mais, d’autre part, on ne tira aucun bénéfice de certaines inventions alexandrines (comme la machine à vapeur 3, la pompe à pistons ou les automates) qui n’eurent de fonction que ludique ou somptuaire, tout comme dans le monde grec, et restèrent aussi anecdotiques que la roue des jouets d’enfants chez les Aztèques.

Sciences grecques traditionnelles

En Grèce les sciences mathématiques et naturelles (en particulier astronomie, physique et biologie) se développèrent en étroite relation avec les recherches « philosophiques », et les écoles philosophiques, principal vecteur de transmission savante, intégraient dans leur programme pluridisciplinaire une formation scientifique importante, avec des préférences marquées ; les mathématiques (géométrie et arithmétique) et l’astronomie (et plus largement la cosmologie) étaient la base de la connaissance des platoniciens comme des pythagoriciens ; la tradition aristotélicienne, quant à elle, accorda une place cruciale aux sciences naturelles, et le stoïcisme à la physique. Si l’on suit la classification aristotéliciennes des sciences, il apparaît que le premier type (épistémè) est à la fois le fondement de la science grecque et le plus pauvre parent de la science romaine. Aristote distingue, à partir de leur finalité respective, les sciences théorétiques, attachées à l’étude des causes et des principes : physique, mathématique, biologie, métaphysique, théologie, astronomie ; les sciences pratiques, qui relèvent d’un savoir-faire dans les communautés humaines : économique, éthique, politique ; et les sciences poïétiques ou productives, assimilables aux techniques artisanales, dont l’objectif est la réalisation d’objet.

Dans les principales sciences développées dans le monde grec (mathématique, physique, médecine, astronomie, biologie) la littérature romaine, technique ou générale, n’atteste pas de percée majeure, ni même d’intérêt marqué. Pline (Ier s. ap. J.-C.) consacre une partie considérable de son Histoire naturelle à la botanique et la médecine, mais il est, de son propre aveu, un compilateur de données qui, lorsqu’elles ne sont pas purement anecdotiques, procèdent majoritairement de la tradition grecque. La disparition de ses sources rend sa collection inestimable mais ce n’est pas la valeur scientifique de son ouvrage qui en fait son prix. Sénèque (Ier ap. J.-C.) est un des seuls auteurs latins connus à présenter de manière résolument problématique, dans ses Questions naturelles, des recherches de géologie, d’hydrologie, de météorologie et d’astronomie ; mais cet ouvrage non systématique consiste en fait, malgré sa richesse, en une série de dossiers synthétiques sur des questions classiques ; il ne relève pas d’une enquête ou d’une réflexion théorique suivie mais plutôt de la forme alors la plus courante d’exposé savant, qui est de nature «doxographique », et rassemble sur un sujet les idées et interprétations des écrivains antérieurs.


Le cas du vétérinariat. Dans le domaine zoologique, botanique ou astronomique la littérature latine offre essentiellement des traductions ou des adaptations, souvent poétiques, des œuvres grecques : les traités de cynégétique (Gratius Faliscus, Nemesianus), d’halieutique (Ovide), d’ornithologie ou d’herpétologie (Emilius Macer), ou d’astronomie (Cicéron, Hygin, Germanicus, Avienus) sont essentiellement des « latinisations » littéraires.

Alors que la scholè grecque tourne naturellement à l’étude (malgré le soupçon de paresse attaché à Rome à l’otium graecum), au contraire, l’otium romanun doit avoir une fonction sociale et un intérêt collectif visible, et les Romains se méfient des sciences les plus « philosophiques ». L’intelligentsia affiche, par ailleurs, pour les activités artisanales (le troisième type aristotélicien) le même mépris (Sénèque, Lettres à Lucilius, 11.48) que les intellectuels grecs (Xenophon, Economiques 4.2-3 ; Platon, République 6.595d) pour l’artisan dans toutes ses taches, pourtant « héros secret de l’histoire grecque » (selon la formule de P. Vidal-Naquet). Ce sont les sciences pratiques, qui reposent sur un savoir social, auxquelles les Romains consacrent le plus de temps.

La médecine, cependant, qui ne peut trouver de place satisfaisante dans la typologie aristotélicienne constitue un cas particulier. Son exercice est considéré comme un métier d’esclave ou d’affranchi (Cicéron, Devoirs, 1.42), ou encore d’étrangers, depuis que le Péloponnésien Archagathos a ouvert à Rome une clinique chirurgicale en - 219 (Pline, Histoire Naturelle 29.12). Si les principaux médecins sont « grecs » (Asclépiade, Archigène, Aelius Promotus, Rufus, Galien, Soranos) ils exercent souvent à Rome et participent au développement des connaissances, en particulier en pathologie, en pharmacologie et en chirurgie. Le seul traité médical important de cette période rédigé en latin est l’œuvre de Celse (Aulus Cornelius Celsus, 1er av.-1er ap. J.-C.), un immense savant, auteur d’une encyclopédie dont les parties perdues (sur l’agriculture, l’art militaire, la rhétorique, la philosophie, le droit) devaient être aussi perspicaces que la section conservée, le De medicina en huit livres (Quintilien Institutions oratoires 12.11.24). À la différence des autres médecins latins de l’époque impériale (comme Antonius Musa ou Scribonius Largus), connus grâce aux historiens de l’empire, et surtout versés en pharmacologie, Celse aborde avec maîtrise et subtilité les enjeux théoriques et épistémologiques de la médecine, et propose des analyses pathologiques et thérapeutiques riches, et de nombreuses descriptions d’instruments chirurgicaux.

Sciences romaines de prédilection

Les préoccupations scientifiques des Romains sont liées à l’occupation de l’espace et à l’aménagement du territoire et se déploient dans deux directions : civile et militaire. Le premier traité latin de type scientifique est un guide d’économie et de techniques agricoles, attribué à Caton l’Ancien (III- IIe s. av.), traitant aussi bien du choix d’un intendant, du salage des jambons, du fonctionnement du pressoir, et de la prière pour la santé des bœufs. L’agronomie latine est en- suite illustrée par Saserna (père et fils, IIe s.), Varron (Ier s. av. J.-C.), Columelle (Ier ap.J.-C.), et Palladius (IVe ap.J.-C.). L’ouvrage le plus riche et le mieux informé est sûrement celui de Columelle (de Re Rustica), en douze livres, qui traite également d’élevage et, à la différence de ses prédécesseurs, d’apiculture (livre 9) et d’horticulture (dans le livre 10, écrit en vers pour compléter les Géorgiques de Virgile). Pourtant les rendements sont médiocres et les innovations dans le domaine agricole maigres, et constituent en fait, généralement, des emprunts, comme la faucille ou la charrue (gauloises) ou le moulin à eau (voir Vitruve Architecture, 10.5), une invention capitale mais simplement dérivée des norias connus antérieurement au Moyen-Orient. Les méthodes d’irrigation, apprises des Etrusques, évoluent guère même si elles permettent des travaux d’assainissement de grande envergure, comme l’assèchement des marais situés au sud de Rome (en 160), sur une longueur de 60 km et une largeur de 6 à 15 km. Les Romains héritèrent, en effet, de certaines techniques étrusques, parfois beaucoup plus développées que dans le monde grec, en particulier dans le domaine de l’urbanisme. Ils se signalent ainsi par l’aménagement des voies, le pavage des routes, la construction de ponts, de canaux et de réseaux souterrains d’égouts, complexes et très étendus, qui constituait déjà une spécialité étrusque. C’est l’ensemble des réseaux de communication et de circulation qui fut porté par les Romains, motivés par l’extension de l’empire et la croissance des centres urbains à un haut degré de raffinement et d’efficacité. L’acheminement de l’eau constitua, en particulier une priorité et les équipements hydrauliques sont bien documentés, en particulier grâce à Frontin (Sextus Julius Frontinus) administrateur des eaux sous Nerva et auteur d’un traité historique et technique Sur les aqueducs de la ville de Rome4. Les ingénieurs romains savaient construire des aqueducs à quatre étages et pouvaient obtenir des pentes à 0,2 %, comme pour l’aqua Virgo, d’un débit quotidien de 100.000 m3 et d’un distance de 21 km pour un dénivelé de seulement 4,60 m. A ces aqueducs, dont le premier (aqua Apia) fut construit en 312 et le plus long (aqua Marcia) mesurait 145 km (dont 80 de canaux souterrains), s’ajoutaient les équipements secondaires : ainsi Rome à elle seule comptait au IIIe siècle ap. J.-C. 11 aquEducs, 967 bains, 247 châteaux d’eau, 1000 fontaines... et 144 latrines publiques — cette « grande invention romaine » selon J. Joyce, à laquelle un empereur donna son nom.

Si les principes et le vocabulaire de l’architecture sont grecs, et si les structures adoptées (dôme, arche et voûte) sont déjà réalisées par les Etrusques, les édifices romains, parfois conservés, permettent d’apprécier le savoir-faire des architectes et le perfectionnement que connaissent dans le monde romain les techniques de construction et de préparation des matériaux. Les restes des bains publics, des basiliques (bâtiment original et polyvalent, à fonction commerciale et judiciaire) et des théâtres en particulier témoigne d’une grande maîtrise des contraintes de maçonnerie et de plomberie. À côté de la brique, matériau romain de base à l’égal de la pierre, les maçons employèrent un ciment exceptionnel, dont les effets sont commentés par Vitruve (2.6) et dont l’usage fut longtemps oublié (et redécouvert en une version améliorée au XVIIIe siècle). Vitruve (Ier s. av.) est un savant de l’envergure de Celse, auteur d’un traité en dix livres qui se présente comme une encyclopédie des techniques de l'Antiquité romaine et contient des informations inestimables sur la technologie antique (surtout les livres 8 à10). Selon lui architectura est le nom de la discipline centrale de la culture romaine, car elle suppose une formation complète dans la plupart des domaines : cette science, qui s'acquiert par la pratique et par la théorie exige de nombreuses connaissances en géométrie, en dessin, en histoire, en mathématiques, en géographie, en optique. Sa conception de la science est par ailleurs très « hellénique », puisque l’architecture est en retrait par rapport aux sciences fondamentales, exclusivement représentées par la Grèce, qui constitueront néanmoins le carré de base du quadrivium latin, formant au pouvoir des nombres : « Quant à ceux qui ont reçu de la nature assez d'esprit, de capacité et de mémoire pour pouvoir connaître à fond la géométrie, l'astronomie, la musique et les autres sciences, ils vont au delà de ce qu'exige la profession d'architecte, et deviennent des mathématiciens. Aussi peuvent-ils apporter plus de lumière dans la discussion, parce qu'ils ont pénétré plus avant dans l'étude de ces sciences. Mais ces génies sont rares ; il s'en trouve peu comme ces Aristarque de Samos, ces Philolaüs et ces Archytas de Tarente, ces Apollonius de Perga, ces Ératosthène de Cyrène, ces Archimède et ces Scopinas de Syracuse, qui, avec le secours du calcul, et la connaissance qu'ils avaient des secrets de la nature, ont fait de grandes découvertes dans la mécanique et la gnomonique, et en ont laissé de savants traités à la postérité » (1.1.17). Comme Varron, Celse en médecine, Cicéron en astronomie ou en philosophie, Vitruve vise aussi, par son œuvre, à inscrire la science grecque dans la langue et la culture latines.

Dans le domaine de l’ingénierie militaire, paradoxalement peut-être, les évolutions sont discrètes et les inventions rares. Avant la réforme de Marius (– 107) il n’y a pas de standardisation de l’armement du légionnaire et les succès militaires sont imputés traditionnellement, non à l’équipement, mais à «la pratique des armes, la science des campements, l’habitude de la guerre» (Végèce, Epitoma rei militaris 1). Comme ailleurs les Romains se montrent au demeurant assez conservateurs en matière de matériel, ne s’inspirant que lentement des atouts de leurs ennemis (trirème carthaginoise, catapulte grecque, cotte de mailles et casques gaulois, etc.)

Une autre science très en faveur à Rome et étroitement liées à la gestion territoriale de l’empire est la géographie. Mais cette discipline n’a pas pour objectif, comme en Grèce, la com- préhension « écologique », voir cosmique du monde et des sociétés, ainsi que de la faune et de la flore, et l’analyse des solidarités entre les dimensions anthropologique, politique et culturelle des pays ; elle est plutôt de nature descriptive (comme dans l’Histoire Naturelle de Pline), voire chorégraphique (Pomponius Mela), produisant des dictionnaires topographiques, et des itinéraires de voies commerciales et militaires (Marcus Agrippa) ; le principal ouvrage géographique conservé de l’épo- que consacré à l’empire romain est toutefois l’œuvre d’un hellénophone (Strabon, Ier ap J.-C.).

Mais la véritable spécialité romaine, d’une importance politique et administrative majeure, est l’invention des sciences juridiques. Dès l’époque républicaine les Romains entreprennent la publication des lois et des procédures réglementaires ainsi que la constitution de corpus de tex- tes, qui font l’objet de commentaires et d’approfondissement de la part des juristes, tel Mucius Scaevola, un contemporain de Cicéron, auteur d’un commentaire complet des textes de lois. Le Corpus iris civilis constitué par Justinien vers 530 est le comble de cette entreprise, alimenté par de nombreux spécialistes, parmi lesquels Iulius Paulus et Ulpien (IIIe ap.J.-C.).

Le développement des techniques

Là encore les fondements sont incontestablement grecs, ou à tout le moins transmis aux Romains par la tradition scientifique grecque, davantage soucieuse de technologie, ou de rationalisation des systèmes techniques, que de la valorisation sociale ou économique de ses réalisations. Ce sont les mathématiciens et les mécaniciens grecs (Aristote, Archytas, Ctésibios, Archimède, Démetrios, Philon, etc.) qui construisirent l’ontologie des sciences poïétiques, et définirent les mesures et les modules nécessaires à la conception d’engins techniques. Davantage portés à l’analyse des états permanents et des conditions statiques de la matière, les Grecs ne manifestèrent pas une compréhension équivalente des problèmes de dynamique et de balistique (Landels 186). C’est néanmoins grâce à la formalisation des problèmes et aux expériences des Alexandrins que la technique romaine peut atteindre, au Ier siècle après, un niveau de performance remarquable. Dès la période alexandrine, sont connues les cinq machines simples de base : le levier, la poulie, le coin, le treuil et la vis sans fin ; et les chaînes cinématique qui en schématisent les principes et les fonctions sont commentées dans le livre II des Pneumatiques d’Héron (Ier siècle ap. J.-C.). Les grues et diverses machines de portage sont fabriquées sur ces bases avec des usages civils et militaires. Grâce à l’arbre à cames et l’usage de pistons, les mécaniciens introduisent même la programmation et l’exécution différée d’opérations régulières (B. Gille, Les mécaniciens grecs, Seuil, 1980). Mais les exploitations de ces mécanismes complexes, sont souvent limités, à l’instar des automates de divertissement, comme la colombe volante d’Archytas (Aulu Gelle, Nuits attiques, 10.12.8), l’animal en bronze qui boit et qui crie quant on lui donne à boire (Pneumatiques 1.21), ou les automates de théâtre (Héron, Constructions des automates à théâtre fixe).

Concernant l’outillage, les réalisations romaines sont généralement des réalisations d'artisans, parfois gardés par un secret de fabrication. On date néanmoins, par l’archéologie principalement, de la période romaine, l’apparition d’instruments de menuiserie (comme la scie à cadre, la vrille, ou le rabot) et de forge (comme le soufflet à déplacement angulaire).

Le traitement des matériaux connaît enfin des amélioration substantielles, en particulier dans les techniques liés à la métallurgie : construction de galerie, prospection, extraction et ventilation des mines (Sarton : 377), raffinage de l’or (par le sel ou la stibnite), purification de l’argent... ; et au travail du verre, grâce à la diffusion, à partir de Ier avant, d’une méthode orientale qui vient remplacer la technique laborieuse du moulage : le soufflage du verre (voir Strabon 16.2.25).

L’apprentissage des sciences et les institutions scientifiques

Le développement des sciences doit s’appuyer sur des structures de formation. Mais il n’existe pas à Rome d’écoles spécialisées dans une science, ni dans l’enseignement général des sciences, et la rhétorique ou philologie (étude de la langue) est le fondement des sciences considérées avant tout comme des discours. Ce sont les écoles philosophiques, et les côteries formelles ou les réseaux informels, où se produisent divers conférenciers, qui constituent le cadre principal de cette transmission du savoir. Aux enseignements classiques des écoles alexandrines vient toutefois s’ajouter à Rome un enseignement spécifique du droit, dispensé, au cours d’études supérieures, par un magister juris ; initialement très pratique, cette formation, en partie sous l’impulsion de Cicéron, devient un enseignement systématique. A la même époque, César installe à Rome la première bibliothèque publique, dont il confie la réalisation à Varron (Ier siècle av.), auteur d’un De bibliothecis, alors qu’il n’existait jusque là que des bibliothèques privées ou annexées à des écoles philosophiques ; ces bibliothèques se multiplient à Rome, avec en général deux collections de volumina, une grecque et une latine, et rendent l’accès au savoir — théoriquement — plus populaire ; simultanément le métier de libraires (édition et diffusion) se développe et se professionnalise. Varron est sans doute le plus grand érudit de l’histoire romaine ; après une carrière militaire, il rédige près de 300 volumes d’une œuvre gargantuesque et encyclopédique, comprenant en particulier un traité d’arithmétique et un traité d'agriculture en trois volumes, dont nous avons conservé la totalité, mais aussi un ouvrage fondateur pour la culture antique, intitulé Disciplinae, en neuf livres, détaillant sans doute les « sciences » canoniques (ou artes libérales) qui deviendront le socle de l’éducation médiévale : grammatica, rhetorica, dialectica, musica, arithmetica, geometrica, astrologia, medicina, architectura. Le programme médiéval ne retiendra que les sept premières sciences, délaissant l’architecture et la médecine, pourtant brillamment illustrées dans la littérature latine, qui sont aussi condamnées au silence, car consacrées à des objets terrestres, dans l’ouvrage tardif de Martianus Capella (Ve ap. J.-C.), intitulé Les Noces de Philologie et de Mercure qui présente, dans un ordre presque identique les sept artes majeurs des lettres et des chiffres.

Varron constitue une exception culturelle, qui manifeste aussi, pour nous, l’absence à Rome de processus collectif d’investigation, comme a su en développer la Grèce avec ses écoles ou le Musaion d’Alexandrie et ses copies hellénistiques. Présumant sans doute achevée par les Grecs la période de fondation théorique des sciences, et peu enclins à approfondir les principes de sciences considérées comme abstraites, les intellectuels romains, lorsqu’ils ne se dédièrent pas à des activités politiques ou d’intérêt national (comme l’histoire, le droit ou la géographie) se préoccupèrent surtout de recueillir les doctrines des auteurs anciens, quitte à transformer (à l’instar de Pline) la recherche des causes en exposé de faits, et à synthétiser les pans jugés les plus notables de l’immense production littéraire grecque. Vecteurs d’un capital de savoirs accumulés mais rarement enrichis, les ouvrages scientifiques des écrivains latins ont disparu, dans leur immense majorité, parfois sans laisser de grandes traces ni, pour certains, de grands regrets.

 

Voir aussi "En deux mots"

Hippocrate

Ératosthène

Claude Ptolémée

Programmes

Programme d'enseignement optionnel LCA Terminale

  • Objet d'étude : Inventer, créer, fabriquer, produire

Notes

  1. Voir P. Hummel, Epilanguages, Philologicum, 2009.
  2. Exception faite de quelques grands esprits comme Menelaüs, Ptolémée ou Diophante.
  3. Voir Héron, Pneumatiques, 2.6 et 11 ; LANDELS 1978 : 28 sq.
  4. Il est aussi l’auteur de traités d’agriculture et d’arpentage (perdus), et de stratégie militaire (Strategemata).

Quelques pistes bibliographiques


Jacques BEAUJEU dans : R. Taton, Histoire générale des sciences, t. I : La science antique et médiévale,
Ahmed DJEBBAR, Gabriel GOHAU & Jean ROSMORDUC : Pour l'histoire des sciences et des techniques, Hachette et CNDP éditeurs, 2006
R.J., FORBES, Studies in ancient technology, Brill, Leiden, 9 vol. 1964.
Fr. KRETZSCHMER, La technique romaine. Documents graphiques réunis et commentés, Bruxelles, 1966
Gilles BERTRAND, Histoire des techniques, Gallimard Pleiade, 1978
J.G. LANDELS, Engineering in the Ancient World, Chatto & Windus, London.
Cl. NICOLET [éd.], Les littératures techniques dans l'Antiquité romaine. Statut, public et destina-tion, tradition. Sept entretiens suivis de discussions, Vandoeuvres-Genève, 1996, 260 p. (Fondation Hardt. Entretiens sur l'Antiquité classique, 42).
George SARTON, Introduction to the History of Science, t. 1, 1927
R. CHEVALLIER, Sciences et techniques à Rome, Paris, 1994, 128 p. (Que sais-je ?, 2763).

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