Révolte, Némésis, amour : Camus et Séféris

En me replongeant, il y a deux ans, dans Camus, je me suis arrêté à cette phrase de L’homme révolté : « La terre de l’humanisme […] devenue cette Europe, terre inhumaine ». Aussitôt, ont résonné en moi deux vers de Séféris :

Pays du soleil et vous ne pouvez supporter la vue du soleil                                 
Pays de l’homme et vous ne pouvez supporter la vue de l’homme.

Ce fut un premier signal prometteur. Car toute l’œuvre de Camus m’invitait à dépasser le nihilisme de ce temps; à comprendre que même dans la « lutte à mort qu’engendre « la folie [du] siècle, l’ennemi reste le frère ennemi » ; bref, que « la révolte ne peut se passer d’un étrange amour ». Et, de son côté, Séféris, meurtri par l’expérience atroce des frères ennemis, à l’aube de la guerre civile grecque, dans laquelle il a vu d’emblée le nouvel affrontement de l’Ouest et de l’Est, évoque le sang fraternel et fratricide d’Étéocle et de Polynice; et encore plus Antigone, cette fille, dit Sophocle, née « pour partager non la haine, mais l’amour ». Je cite Séféris :

Chante petite Antigone, chante ...
Je ne parle pas du passé, je parle de l’amour.
Orne tes cheveux avec les ronces du soleil,
Fille obscure.
Le cœur du Scorpion a quitté le sein de l’homme.
Et toutes les Filles de mer, Néréϊdes, Grées,
Accourent au scintillement de l’Anadyomène.
Celui qui n’a jamais aimé aimera
Dans la lumière.

C’est le « Tout est bien » que Camus a vécu pour un bref instant dans la lumière grecque, alors même qu’il ne cessait de penser aux déportés de cette guerre.

En ce moment, j’ai su que je me devais de rendre possible la rencontre de ces deux œuvres, de ces deux hommes qui ne se sont pas rencontrés de leur vivant.

                                                         

À première vue, le parallèle ne semble pas évident. Mais cette impression doit être corrigée.

Camus – je ne vous l’apprends pas – est issu d’un milieu modeste. Séféris naît dans un milieu bourgeois: son père, juriste et professeur d’université, l’obligera à suivre une carrière de diplomate qui ne le tente guère. Pourtant il se sent, dès son enfance, plus proche des pêcheurs d’Ionie que des bourgeois de sa Smyrne natale. Cet attachement ne se démentira jamais : « La parole d’un batelier, le geste d’un pêcheur ont souvent pour moi plus de poids que les paroles d’un ministre … », note-t-il dans son Journal. Il est vrai que la culture bourgeoise – importée tardivement d’Europe – reste en Grèce bien plus superficielle que la culture populaire enracinée dans un passé plurimillénaire. C’est celle-ci, la langue orale vivante et sa sagesse profonde qui nourriront la poésie de Séféris et sa réflexion sur l’hellénisme et le monde. Ce n’est pas un hasard  qu’il ait trouvé un maître  auprès d’un combattant illettré de la révolution grecque qui a appris à écrire à l’âge de trente-cinq ans pour rédiger  ses Mémoires. Je songe à Camus qui, tenant en piètre estime la culture bourgeoise, croyait que les deux sources de la civilisation étaient l’aristocratie et le peuple. Or Séféris, fils d’une Grèce sans aristocratie héréditaire, cherchait les aristocrates, c’est-à-dire les « meilleurs », de son pays parmi son peuple. Par ailleurs, les deux hommes éprouvaient une égale méfiance envers le maître-mot du bourgeois, à savoir l’argent, et un même penchant pour le dénuement dans la vie comme dans l’art.

Plus significative est leur attitude différente à l’égard de la politique. Camus, tout en étant conscient qu’il n’était pas fait pour la politique, a été un homme de combat : résistant, journaliste pugnace, citoyen intervenant publiquement contre les tyrannies et en faveur de la liberté. Séféris s’est tenu à l’écart de la vie politique, moins en raison de la réserve imposée par sa charge que parce qu’il pensait que « le seul champ dans lequel [il savait] pouvoir agir [était] la création ». Cependant il a servi corps et âme son pays à des moments critiques et au prix de conflits pénibles avec son gouvernement. Vers la fin de sa vie, il a vilipendé la dictature des colonels grecs, dans une déclaration qui a eu un immense retentissement auprès de la jeunesse et a fait de ses funérailles un acte de résistance. Mieux, son œuvre est politique au sens originel : une œuvre soucieuse de la polis (la cité), qu’il s’agisse de la Grèce, de l’Europe ou de la communauté des hommes. Cela n’efface pas la différence des tempéraments, mais révèle la parenté éthique des œuvres.

Autre différence, qui cache à mon sens une convergence secrète. Camus, qui se dit, à juste titre, artiste et non philosophe, est pourtant un penseur qui a écrit des essais indéniablement philosophiques. Séféris n’a pas cette ambition : « Mon travail, dit-il, ne consiste pas dans les idées abstraites mais à être à l’écoute des choses du monde, à observer comment elles imprègnent mon corps et mon âme et à les dire ». Cependant toute son œuvre – poésie, essais, journaux, correspondance – est une pensée poétique, c’est-à-dire , selon l’étymologie grecque, créatrice sur la condition de l’homme. Aussi devient-il, à son corps défendant, un penseur au sens même dans lequel l’entend pour son propre compte Camus, quand il dit qu’[il] pense selon les mots et non selon les idées ».  Or ses mots de poète sont chargés de l’expérience odysséenne d’un Grec des Temps Modernes ;  et c’est ce qui rend passionnant  le rapprochement des œuvres. La pensée camusienne, délivrée des idéologies totalitaires et nihilistes de son siècle, met en lumière quelques concepts cardinaux – l’absurde, la révolte, la Némésis – qui éclairent ce qu’il y a de plus profond dans l’approche poétique séférienne de la tragédie de ce siècle. Et réciproquement, la pensée de Séféris rend plus saisissante la vérité de l’approche intellectuelle de Camus.

Dernier point, qui tient au contexte socio-culturel dans lequel ils ont vécu et travaillé. Camus, écrivant dans la langue de résonnance universelle qu’était encore de son temps le français, a pu vivre, je le cite, « sans les soucis du lendemain, donc en privilégié ». (Ce qui, soit dit par parenthèse, ne faisait pas de lui un bourgeois, comme le lui écrivait Sartre, au temps de la querelle de L’homme révolté .  Sartre reste bourgeois, même lorsqu’il devient ennemi de sa classe ou maoiste. Camus reste un enfant du peuple et du soleil, même lorsqu’il vit dans l’aisance de son exil parisien.) Quant à Séféris, qui a écrit dans une langue jadis universelle mais aujourd’hui mineure et dans un petit pays au lectorat restreint, il n’a pas pu vivre de sa plume, du moins jusqu’au prix Nobel de 1963. En vérité, les deux hommes sont avant tout fils de la Méditerranée. C’est le lien essentiel.

                                              

Né tous les deux au bord de cette mer battue par les tempêtes de l’Histoire, ils seront privés de leur patrie : Camus, quand il émigrera à Paris, puis quand il vivra les derniers jours de l’Algérie française; Séféris , quand il sera définitivement arraché à sa Smyrne natale, lors de la débâcle grecque en Asie Mineure, qui sonnera le glas de la présence millénaire de l’hellénisme dans la région.

Plus profonde est la fraternité des esprits. Elle réside dans la lumière de leurs patries, qui est pour eux une expérience à la fois sensuelle, existentielle et ontologique, « Qui suis-je ? », se demande en 1936 Camus, pour répondre : « Si j’essaie de m’atteindre c’est au fond de cette lumière » , Et Séféris :  « Au fond, je suis affaire de lumière ». C’est, écrit-il, « la découverte la plus importante de ma vie »,  le fondement de l’existence, dans lequel il voit une incarnation de la justice cosmique. « Quand la lumière danse, ma parole est juste », dit-il. Comment ne pas penser à Camus, ébloui par « la lumière dansante » des îles grecques, qui lui fait ressentir dans l’antre du cœur […] [le rire] de la connaissance … » ?

Car cette lumière est inséparable d’une civilisation. Pour Séféris, toute la tradition grecque, de l’Antiquité à nos jours « en est imprégnée » - il y a en elle, dit-il, « quelque chose qui nous fait tels que nous sommes. En Grèce on est plus familier avec l’univers […] Une idée devient chose tangible. […]  À l’inverse, il y a des moments où on ne peut dire si la montagne d’en face est une pierre ou un geste ».  Je n’ai pas besoin de vous dire à quel point Camus, qui, depuis sa jeunesse, « faisai[t] du monde sa divinité », partageait cette familiarité.

Il me semble que ce culte du cosmos recèle un certain sens du sacré. Camus qui, lorsqu’on le pressait de dire s’il croyait en Dieu ou était athée, répondait : « Je ne crois pas en Dieu et je ne suis pas athée », affirmait qu’il « [s]e sen[tait] un cœur grec dans un monde chrétien ». On est très près du sentiment de Séféris, confessant souvent qu’il se sent païen. Récusant toute philosophie séparant l’âme du corps, il est ennemi du puritanisme et méfiant à l’égard du catholicisme romain en raison de sa conception rigide du péché. Et s’il respecte «  la tradition orthodoxe grecque [dans laquelle] il est né »  –  différence importante avec Camus, qui est tout à fait étranger à Byzance - , c’est en dehors de tout dogme.  Comme l’a observé Yves Bonnefoy, pour ce Grec orthodoxe, « l’opposition entre hellénisme et christianisme [est] loin d’être aussi forte que nous latins nous serions prêts à le croire ». Je cite Séféris : « Aucune de nos traditions chrétiennes ou préchrétiennes n’est vraiment morte. Souvent à l’office du Vendredi Saint il m’est difficile de dire si c’est le Christ qu’on enterre ou Adonis ». Qui a assisté à la messe orthodoxe de la Résurrection, nettement dionysiaque, lui donnera raison. Le thème de la résurrection victorieuse de la mort a, dans l’imaginaire grec, un symbolisme très fort, au-delà de la pratique religieuse, parce qu’il est lié à l’alternance de nos catastrophes et de nos régénérations collectives.

Quant à Camus, pour qui « le véritable et seul tournant de l’histoire est le passage de l’hellénisme au christianisme » - selon lui, « l’histoire de la révolte est dans le monde occidental inséparable de celle du christianisme » - son souci de combattre le nihilisme, l’incite à associer les deux civilisations. Il note en 1947 : Si pour dépasser le nihilisme, il faut revenir au christianisme, on peut bien suivre alors le mouvement et dépasser le christianisme dans l’hellénisme ».  Et en 1958 : « Le monde marche vers le paganisme. Mais il rejette encore les valeurs païennes. Il faut les restaurer, paganiser la croyance, gréciser le Christ et l’équilibre revient ».

Quoi qu’il en soit, leurs deux pensées ont été  pétries, fut-ce malgré eux, par l’action conjointe de ces deux civilisations, selon la tradition propre à chacun. Peut-on nier que l’œuvre camusienne, de La peste au Premier homme  est imprégnée d’une éthique de l’amour, proche de la plus authentique morale chrétienne? Sauf que son attitude est totalement affranchie de la doctrine et ancrée dans la fraternité concrète des hommes. De même, la fidélité de Séféris à la tradition grecque et chrétienne témoigne surtout de son lien profond avec son peuple et avec l’homme, (qui « déborde, dit-il, la loi chrétienne »). Et il est remarquable que, malgré leur sensualité spontanée, ni l’un ni l’autre ne verse dans l’hédonisme. « Mon amour, dit Séféris , est fraternellement associé à une dette […] qui n’est nullement érotique » - il pense d’abord à la création dans laquelle il voit un don fait aux autres. Et Camus : « Si j’aimais en me donnant […] j’étais enfin moi-même, puisqu’il n’y a que l’amour qui nous rende à nous-mêmes ».

Être soi-même représente pour tous les deux plus un devoir qu’un droit, ainsi que l’affirme Camus à propos de la liberté. Devoir poétique pour Séféris, selon qui la recherche du mot juste « chargé de beaucoup de vie et de souffrance » est tout le contraire de la tour d’ivoire : une question à la fois de justesse et de justice, qui fait du poète « le plus responsable des êtres ». C’est autour de [ cet ] axe éthique [ que  ] s’est ordonné tout ce qui [ lui ] a été permis d’écrire », confessera-t-il vers la fin de sa vie. Et aussi : «  La littérature qui ne se soucie que d’elle-même vaut bien peu de chose ». « Écrire aujourd’hui oblige et oblige à ne pas à écrire seulement », croit de son côté Camus.

                                        

Oui, l’art oblige parce que la lumière oblige. Or la lumière a son côté sombre, tragique. C’est le « tragique solaire » de Camus, la « lumière angélique et noire » de Séféris. « Et si la lumière du jour et le sang de l’homme étaient la même chose ? » , se demande-t-il, à propos de ce vers. Il évoque Oreste et « le mécanisme de la justice ;  cette alternance de l’Hubris et de l’Até, dont on ne sait s’il s’agit seulement d’une loi éthique mais aussi d’une loi physique ». Cette idée d’un ordre tragique commun à l’homme et à la nature le hante. Il observe que « les sciences de la nature en Grèce partagent, à leur point de départ, le même esprit et les mêmes principes que la tragédie. Cent ans [ avant Eschyle ] Anaximandre de Milet croyait que les choses payaient par leur usure l’injustice qu’elles commettent lorsqu’elles dépassent l’ordre du temps. Et plus tard, Héraclite : `` Le soleil n’outrepassera pas ses bornes, sinon les Érinyes,  gardiennes de la justice, sauront le découvrir ΄΄. Ce fragment, cher à Camus, sera rappelé maintes fois par le poète grec.

Nous voici au cœur du tragique et donc de la révolte qui « exprime paradoxalement », dit Camus, « l’aspiration à un ordre », soulignant que le premier rebelle, incarnée par Prométhée, « ne se dresse pas contre la création tout entière mais contre Zeus qui n’est jamais que l’un des dieux, et dont les jours sont mesurée » Écoutons les premières paroles de ce héros dans Prométhée enchaîné :

Ô divin éther, souffles aux ailes rapides,
Sources des fleuves, rire innombrable
Des vagues marines, terre mère de tout
Et soleil qui voit tout, je vous invoque
Regardez ce que je souffre moi un Dieu, de la part des dieux. 

                                                              

Je discerne le sens profond de la révolte de Prométhée dans cette invocation, dans ce dialogue avec un cosmos, j’ose dire plus immortel que les immortels. Et cela c’est Séféris qui m’aide à le ressentir, lui qui, à l’heure la plus sombre de la guerre fond en larmes en relisant ces vers dans son exil :  larmes de détresse  pour le naufrage du monde dans la barbarie, mais encore larmes d’espérance d’une possible résurrection du monde, qui serait aussi une résurrection de l’homme. Car ce qu’invoque Prométhée c’est un ordre (telle est la signification première du mot « cosmos ») qui le dépasse, lui, un demi-dieu, comme il dépasse Zeus, roi de tous les dieux. Qu’est-ce à dire sinon que l’ordre des dieux lui-même est relatif par rapport à l’ordre éternel, puisque Zeus peut être détrôné? C’est cet ordre qui fonde la révolte prométhéenne, révolte philanthrope – « Prométhée est devenu ennemi de Zeus pour avoir trop aimé les hommes », dit Camus – contre l’ordre misanthrope du maître de l’Olympe qui voulait anéantir le genre humain pour en créer un autre. Or, comme croyaient les Grecs et comme nous le réapprenons à nos dépens, l’homme est partie intégrante du cosmos. Certes Camus nous dit, à juste titre, que « les forces qui s’affrontent dans la tragédie sont également légitimes » ; et, de ce point de vue, l’hubris de Prométhée doit être sanctionnée. Pourtant, même lorsque celui-ci devient arrogant, il me semble que son amour des hommes pèse davantage dans sa révolte que son désir de puissance. C’est ce qui le distingue de Faust, pétri de l’esprit individualiste propre à la modernité occidentale, mais étranger à la pensée grecque. Or c’est, me semble-t-il, grâce à cet amour que, comme le dit magnifiquement Camus, Eschyle s’il « est souvent désespérant [ … ] rayonne et réchauffe [ parce qu’ ] au centre de son œuvre ce n’est pas le maigre non-sens que nous trouvons, mais l’énigme, c’est-à-dire un sens qu’on déchiffre mal parce qu’il éblouit ». Quand à Séféris, il voit dans Eschyle « l’équilibre de la justice [… ] Telle une loi de l’univers pure, [ … ] libre de toute scorie. Le plus grand équilibre que je connaisse ».

Comme l’œuvre de Camus, celle de Séféris est aimantée par la justice – elle est la boussole qui oriente leur quête artistique et existentielle. Et si l’Apologie de Socrate – le sage qui, tout en défiant la cité, a donné sa vie pour obéir à sa loi – a autant marqué le poète grec, c’est, dira-t-il, « peut-être parce que ma génération a vécu dans le temps de l’injustice ».

                                                   

N’est-ce pas ce temps qui éclaire leur révolte?  Révolte théorisée et agissante chez Camus, qui vous est familière. Révolte sourde chez Séféris, non conceptualisée ni traduite en action immédiate, mais bouleversante par son intensité et sa lucidité. Si Camus dit « Je me révolte donc nous sommes », le « nous » séférien surgit du plus profond de sa solitude d’artiste, tout en dépassant infiniment le « je » de sa personne. La plus grande partie de son œuvre est l’Odyssée d’une humanité souffrante qui n’est pas seulement la Grèce meurtrie par l’Histoire, mais la communauté des hommes d’un temps en lutte contre son destin, cherchant à tâtons la catharsis. C’est cette expérience collective qu’il consigne dans son journal, pour la distiller goutte à goutte dans sa poésie. Faute de temps, je dois être ici très schématique.

Étudiant à Paris, puis vice-consul à Londres, il se sent personnellement responsable de la vie misérable des pauvres dans les métropoles industrielles – souvenez-vous de Camus se disant « à jamais souillé et responsable de l’existence dans les horribles faubourgs industriels ». Au début des années 30, la simultanéité de la crise économique et de la montée en puissance des nazis lui révèle le néant dans lequel commence à sombrer l’Occident. En 1935, il voit clairement venir la nouvelle guerre, consterné de penser que sa génération n’aura plus le temps de dépasser la négation radicale suscitée en  elle par la Grande Guerre vers l’affirmation dont elle aurait besoin pour préserver son humanité. Révolté par l’aveuglement des démocraties occidentales face à Hitler, il compare leurs dirigeants à des somnambules. Puis, le lâche abandon de la Tchécoslovaquie aux Allemands le désespère au point de se demander « quel dieu il peut désormais servir ». Pourtant il ne flirtera jamais, comme tant d’intellectuels de l’époque, avec les révolutions , communistes ou fascistes, qu’il nomme, lui, « orthodoxies politiques ». « Je n’arrive pas, écrit-il , à y voir le renouvellement de la sève de la vie qui caractérisait dans le passé toute révolution ». Encore un écho camusien : « La révolution c’est bien. Mais pourquoi faire ? Il faut avoir l’idée de la civilisation qu’on veut créer ».

Le ton devient franchement tragique, pendant la guerre, lorsqu’il suit le gouvernement grec exilé en Égypte, d’où il s’efforce de faire connaître aux alliés la résistance grecque qui le bouleverse, alors même qu’il y discerne les germes d’une guerre civile, attisée par la médiocrité des dirigeants des deux camps et par la politique anglaise. Mais ce qui le préoccupe le plus c’est le sort de l’homme. « Nous affirmons, écrit-il, nous battre pour la civilisation européenne. Celle-ci a bel et bien fait faillite. […] Le comportement [de l’Allemagne] est parfaitement européen, c’est-à-dire scientifique. On nous tue, on nous brise, on nous ravage, conformément à toutes les lois de la science. Nous n’avons rien à sauver de cette civilisation  […]. Nous avons à sauver l’homme, si nous pouvons ». Camus n’écrivait-il pas « à un ami allemand » : « [le monde] n’a d’autre raison que l’homme et c’est celui-ci qu’il faut sauver »?

Séféris reprendra sa critique de l’Europe dans les années 50, lors de l’insurrection des Chypriotes grecs contre le colonisateur britannique, qu’il soutiendra de toutes ses forces. Il constate que les Anglais cherchent à couper ces hommes de leurs racines pour en faire « des fleurs de serre », accumulant des machineries pour « transformer leurs âmes » - mais, poursuit-il, « ils ne le pourront pas; tout juste ils les anéantiront ! Si les âmes peuvent être anéanties ». J’entends à nouveau la voix de Camus à l’ « ami allemand » : «  Vous avez conclu que l’homme n’était rien et qu’on pouvait tuer son âme ».

C’est cette réduction de l’âme humaine à rien, à une chose , à une marchandise, qui indigne le poète et lui donne envie de répliquer à ses amis, qui invoquent les « intérêts supérieurs de la civilisation  européennes », par ce mot d’Henry Miller : « Je m’en fous de la civilisation européenne ». Soudain, ce bourgeois européen se met à parler presque comme un « damné de la terre » du Tiers Monde alors émergent. A cette différence près – et elle est capitale – qu’il est bien loin des courants idéologiques dominants de l’époque ; ceux qui prêchent la destruction de l’Occident avec les armes de l’Occident, à savoir les idées du Progrès, de la Révolution et du nationalisme. Il se borne à opposer à l’hubris occidentale la leçon  grecque de la mesure, qui est pour lui, comme pour Camus, le fruit d’un combat acharné, ponctué de tensions extrêmes, mais nécessaires, contre la démesure. Car la Némésis guette. Ecoutez ces vers de son poème « Salamine de Chypre » :

           … le messager court déjà
Et si longue soit la route il apportera
A ceux qui ont voulu enchaîner l’Hellespont
la terrible nouvelle de Salamine.

Vous aurez reconnu les Perses d’Eschyle : Xerxès cherchant à enchaîner l’Hellespont, puis à punir la mer en la fouettant.

Cette issue ne fait pas de doute pour Séféris, qui sait depuis longtemps, je le cite, que « les Erinyes lâchées dans ce petit coin de la terre ne dorment pas ». Comme il sait que l’injustice faite aux faibles, bien qu’irréparable, est grosse de plus grands malheurs pour les puissants qui l’ont commise.

                                             

Presque soixante ans après la mort de Camus, je me demande ce qu’il aurait dit de notre monde, lui qui assignait à sa génération la tâche « d’empêcher qu’il se défasse ». Car nous constatons de plus en plus qu’il ne cesse de se défaire. Aujourd’hui, ce n’est plus seulement la Némésis de l’Histoire qui menace, mais celle de la Nature. Quant à Séféris, qui a survécu de onze ans à Camus, il a eu le temps de deviner les premiers symptômes de ce démantèlement dans sa cité devenue « un lupanar  [ où ] proxénètes et prostituées bonimentent des appas pourris » - n’est-ce pas ce que nous vivons dans notre province planétaire ? Las, dans la lutte des nouveaux conquérants contre les artistes que Camus voyait s’engager, les premiers semblent l’emporter grâce à leur pouvoir fantastique fourni par la technique et la finance de répandre le mensonge. Bien pire, souvent ils empruntent impunément le masque des artistes s’appropriant leurs mots pour en trahir le sens. Mais est-ce le dernier mot de notre aventure ?  Peut-être pas, si dans un sursaut collectif nous nous apercevons que les crises multiformes que nous vivons ne sont que les facettes d’une mutation  anthropologique globale et inédite qui pousse les hommes à l’autodestruction. Tel est l’enjeu : se demander quelle « civilisation on veut créer » (Camus), ou « quelle espèce d’hommes nous voulons devenir »  (Séféris). Et c’est pour cela que la lutte doit être poursuivie même si les « illusions raisonnables » que, selon Camus, on peut se faire sur son issue, peuvent désormais nous paraître déraisonnables. Nous devons être les gardiens des mots afin de rendre leur sens véritable aussi clair et audible que possible à nos contemporains. C’est, dirait Baudelaire, « le meilleur témoignage que nous puissions donner de notre dignité », ce qui au fond revient à dire de notre amour de la vie. Peut-on concevoir que la phrase célèbre « Il faut imaginer Sisyphe heureux » aurait pu être écrite par un homme qui n’aimait pas de tout son être la vie ?

C’est cet homme qui a eu le courage d’appeler son auditoire à l’université d’Upsal à se réjouir « d’avoir vu mourir une Europe menteuse et confortable et de nous trouver confrontés à des cruelles vérités » ; plus, à ne chercher « l’issue ailleurs que dans le mur contre lequel nous butons ». Cela est encore plus évident de nos jours.

Séféris, lui, disait faire « confiance au vide » : un thème à ses yeux synonyme de l’acte poétique, mais qui a fini par englober dans sa pensée le vide de notre monde. Séjournant dans le site de la ville  de Séleucie au bord du Tigre – la troisième grande cité du monde antique – et n’y trouvant qu’ « un peu de verdure sur les rivages et le son d’une flûte » ; autrement dit « le vide », il affirme avoir éprouvé un sentiment de plénitude. N’est-ce pas étonnant ? Ce vide, loin de lui inspirer le refrain valéryen de la mortalité des civilisations ou de la vanité de l’existence, lui prodigue plénitude et confiance : confiance à la création, qui est, disait Camus, « un don à l’avenir ». Voilà ce qu’il a pu puiser dans la culture de son peuple, laquelle a survécu à tant de civilisations différentes, voire ennemies.

Je termine par deux citations.

Séféris – conférence sur Dante :

« S’il est vrai que l’enfer c’est les autres, comme l’écrivait un docteur de notre époque, il est non moins vrai que le paradis c’est les autres […]  Paradis et enfer ne peuvent […] être séparés et, si nous pouvons, ne morcelons pas l’âme humaine ».

Camus – « Retour à Tipasa » :

« Il y a seulement de la malchance à ne pas être aimé; il y a du malheur à ne point aimer. Nous tous, aujourd’hui, mourons de ce malheur ».

Ne mourons-nous pas, encore et encore, d’un manque de confiance – confiance d’abord en nous-mêmes – d’un manque d’amour ?

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