Racine et sa Phèdre

I. Racine et la tragédie

 

En 1675, deux ans avant Phèdre, Racine réunissait pour la première fois ses cinq premières pièces – La Thébaïde, Alexandre le Grand, Andromaque, Britannicus ainsi que Les Plaideurs – dans un volume intitulé Œuvres de Racine. Un second tome allait suivre quelques mois plus tard (1676), comprenant ses quatre autres tragédies, Bérénice, Bajazet, Mithridate et Iphigénie. L’éditeur avait particulièrement soigné ces deux livres et avait commandé au plus célèbre graveur de l’époque, François Chauveau, une illustration pour chacune des pièces. Mais pour ouvrir le premier volume, c'est au Premier Peintre du Roi, Charles Le Brun, que Racine en personne avait passé commande du dessin destiné à être gravé.

 

Frontispice

 

Le résultat est une magnifique gravure d’ouverture (un frontispice) offrant une représentation allégorique du genre de la tragédie, et significativement intitulée « Tragédies de Racine » et non pas « Œuvres de Racine » comme le volume lui-même. Au centre de la gravure, Le Brun a dessiné la Muse Melpomène, couronnée, richement vêtue, et assise sur un trône placé en haut de quelques marches. Melpomène appuie son bras droit sur un sceptre et tient dans sa main une couronne et un poignard ; on remarque derrière elle, renversée au bas d’une colonne, une autre couronne. Jusqu’ici Le Brun avait simplement suivi la tradition allégorique proposée dans les nombreux recueils d’emblèmes qui avaient fleuri partout en Europe depuis la Renaissance. C’était à peu de choses près toujours la même image avec le même sens allégorique : la tragédie montre les rois dans toute leur puissance et dans leurs infortunes. Seulement, Racine avait demandé à Le Brun de ne pas s’en tenir là, et la moitié inférieure du frontispice est originale. Au pied des marches où se tient Melpomène se déroule une scène tragique – deux hommes au sol qui s’entre-tuent à côté d’une jeune fille effondrée, le regard perdu au loin – et cette scène est observée par deux putti qui se tiennent sur les marches de part et d’autre de la Muse : le visage, les cheveux hérissés et les gestes de l’un figurent la frayeur, tandis que l’autre, la tête inclinée et essuyant ses larmes, figure la pitié ; et au bas de la gravure, une devise en caractères grecs commente l’allégorie en deux simples mots : Phobos kai Eleos (« frayeur et pitié »). C’est-à-dire les deux émotions constitutives du plaisir tragique selon Aristote, celles que, comme il l’expliquait au IVe siècle avant notre ère dans sa Poétique, doivent éveiller les meilleures tragédies. Le but de la tragédie, écrivait-il, est de susciter du plaisir en provoquant deux violentes émotions, la frayeur et la pitié, douloureuses dans la vie réelle, mais paradoxalement agréables au théâtre grâce à la conscience du phénomène représentatif – phénomène d’atténuation qu’il qualifiait d’épuration de la partie douloureuse de l’émotion (catharsis)2.

Au lendemain du succès des premières tragédies françaises en musique (pas encore appelées opéras) dues au musicien Lully et au poète Quinault, en particulier celui d’Alceste (1674) dont ils avaient osé reprendre le sujet à Euripide, le maître grec de Racine, celui-ci s’était aussitôt retourné vers le même Euripide pour proposer son Iphigénie de manière à montrer à la fois sa supériorité de poète tragique sur tous ses confrères et la supériorité de la tragédie déclamée sur la tragédie chantée. Quelques mois plus tard, en insérant l’allégorie du genre tragique à l’ouverture de ses Œuvres, Racine tint à insister sur la spécificité de la tragédie déclamée qui proposait les seules vraies émotions tragiques, par opposition à la tragédie chantée qui s’efforçait, par la beauté de la musique et du chant, par la splendeur des décors, par les jeux de machines, par ses intermèdes dansés, à susciter d’autres émotions. Ainsi Phobos kai Eleos (frayeur et pitié) ne définissent pas seulement l’esthétique de Racine en particulier ; ils rappellent ce que sont, à ses yeux, les fins de la tragédie en général.

Or, et c'est là qu’intervient le sens de la scène représentée au bas du frontispice, n’importe quel désastre humain n’est pas susceptible de susciter les émotions intenses qui fondent le plaisir paradoxal de la tragédie. Sur ce point, Aristote avait été très clair. Pour qu’il y ait frayeur et pitié, il faut que le déchaînement de la violence survienne au cœur des alliances. L’auteur de la Poétique avait ainsi estimé que les seuls sujets vraiment dignes de la tragédie étaient ceux dans lesquels un fils tue son père, un frère son frère, une mère son fils.

C’est Corneille qui en 1640 avait donné son inflexion décisive à la tragédie française : à partir d’Horace, histoire d’un frère qui tue sa sœur, il a presque toujours choisi ses sujets en fonction de ce principe du surgissement des violences au sein des alliances – alliances élargies aux liens d’amitié, d’amour et de pouvoir –, avant de théoriser ce principe en 1660 dans son Discours de la tragédie. Et Racine savait tout cela : n’avait-il pas annoté la Poétique d’Aristote, étudié les Discours de Corneille, appris ses meilleures tragédies ? et n’avait-il pas choisi pour premier sujet tragique le modèle le plus fameux de rivalité fraternelle, celui des fils d’Œdipe qui s’entre-tuent dans un combat singulier ? On oublie un peu cette tragédie, comme l’œuvre d’un artiste qui ne s’était pas encore trouvé ; mais La Thébaïde ou les Frères ennemis, créée en 1664 par la troupe de Molière au Palais-Royal, n’en révèle pas moins une pensée déjà extrêmement cohérente.

Tel est bien le sens de la scène tragique qui provoque la frayeur et la pitié des deux putti sur le frontispice de ses Œuvres. Les deux hommes renversés au sol et qui s’enfoncent mutuellement leurs épées dans le corps ne sont pas des guerriers quelconques ; ils sont vêtus à l’identique et chacun présente un visage qui paraît l’image inversée de celui de l’autre. Ce sont deux frères. Non que Le Brun ait voulu illustrer le sujet particulier de La Thébaïde, d’ailleurs pourvue dans la même édition d’un frontispice propre, dessiné et gravé par Chauveau. En fait, inscrire cette scène dans le cadre de la représentation allégorique de la muse tragique, c'est lui conférer à elle aussi une valeur allégorique. Les deux frères qui s’entre-tuent ne sont pas les deux fils d’Œdipe : ils symbolisent le surgissement des violences au cœur des alliances. Quant à la jeune fille effondrée sur ses genoux à leurs côtés, elle est placée au-dessous du putto qui verse des larmes : victime indirecte d’un conflit qui provoquera sa mort, elle figure les héroïnes tragiques dignes de pitié qui pourraient, comme Atalide dans Bajazet, s’écrier : « Mon unique espérance est dans mon désespoir. »

Ainsi ce frontispice, représentation allégorique de la tragédie en général, accomplit merveilleusement sa fonction d’ouverture aux tragédies de Racine. Quelques années après La Thébaïde, deux autres pièces, Britannicus (1669) et Bajazet (1672), seraient aussi des variations sur le schéma tragique fondamental du frère qui tue son frère. En 1673 Mithridate devait dramatiser l’histoire d’un père acculé à la mort par la trahison de son fils et Racine, en modifiant l’histoire pour développer le sujet pris chez les historiens, devait encore renforcer la violence intra-familiale : trahi par son fils aîné, Mithridate meurt alors qu’il s’apprêtait à faire périr ses fils et sa femme. Tout cela nous rend attentif au fait que les deux tragédies suivantes, Iphigénie et Phèdre n’ont pas seulement Euripide et l’évocation des dieux païens comme point commun : le sujet de chacune de ces deux tragédies consiste dans l’enchaînement des événements (paroles ou actions) qui conduisent un père à sacrifier son enfant.

 

II. Le sujet de Phèdre et Hippolyte : les raisons d’un choix

 

Venant immédiatement après la consécration apportée par la publication des Œuvres de Racine dont le second volume avait paru au début de 1676, la nouvelle tragédie que Racine préparait devait apparaître comme inspirée par la Muse tragique qui figurait sur le frontispice dessiné par Le Brun : c’est-à-dire comme le couronnement d’une conception « ancienne » de la tragédie, qui s’opposait aux prétentions rénovatrices des tragédies en musique de Lully et Quinault, défendues par les « modernes ». Déplorant comme tous ses amis la dégénérescence de la tragédie française par excès d’abandon au sentiment amoureux (la galanterie amoureuse), Racine semble avoir voulu s’engager dans une nouvelle voie, proche de celle qu’avait tracée un an plus tôt un Père jésuite amateur de Belles-Lettres, le P. de Villiers, dans un Entretien sur les tragédies de ce temps paru au printemps de 16753. Racine ne pouvait certes pas prendre le risque de proposer une tragédie sans amour, ce dont rêvait le bon Père – comment se risquer dans une voie aussi radicale lorsqu’on s’est si longtemps appuyé sur le goût des dames et qu’on continue à le faire ? Mais il pouvait chercher un sujet qui lui permettrait de mettre en avant les ravages de la passion et, inversement, de réduire à leur plus simple expression les manifestations de la galanterie amoureuse.

Aussi, plus franchement encore qu’Iphigénie, première réponse de Racine à la concurrence de l’opéra, Phèdre a-t-elle été conçue comme un retour à l’esprit véritable de la tragédie grecque et, contre les faciles « merveilles » de l’opéra, comme l’éclatante démonstration du vrai sublime auquel peut atteindre la tragédie parlée. Sublime de la violente beauté de son sujet (comment la passion amoureuse d’une femme et l’aveuglement d’un père conduisent celui-ci à faire mourir son fils innocent) ; sublime du caractère même de celle qui éprouve, exprime et déplore cette passion ; sublime dans la représentation de l’irreprésentable (l’horreur de la passion, « incestueuse », d’une reine mariée pour son beau-fils) ; sublime dans l’expression des sentiments (avouer l’inavouable en cherchant à ne pas l’avouer) ; sublime dans le chant déploratif des conséquences funestes de la passion ; et enfin sublime dans la peinture verbale du désastre humain – dont le célèbre récit de la mort d’Hippolyte par Théramène n’est que le point culminant.

Racine s’est d’autant plus volontiers tourné vers ce sujet qu’il était loin d’être inconnu de ses contemporains. Le plus célèbre poète tragique français de la Renaissance, Robert Garnier, avait proposé un siècle plus tôt (1573)) un Hippolyte imité à la fois de l'Hippolyte porte-couronne d'Euripide (428 av. J.-C.) et de l'Hippolyte (ou Phaedra) du latin Sénèque (Ier siècle de notre ère). Ensuite, au XVIIe siècle, plusieurs Hippolyte avaient été joués sur les scènes parisiennes, par Guérin de La Pinelière en 1634-1635, par Gabriel Gilbert en 1645 et par Mathieu Bidar en 1675. En outre, Ariane, la sœur de Phèdre, avait récemment été l’héroïne d’une tragédie à succès de Thomas Corneille (Ariane, 1672), et le rôle-titre avait été tenu par la Champmeslé, la plus grande actrice tragique du moment et, accessoirement la maîtresse de Racine.

En outre, le sujet d’Hippolyte se caractérisait, dès son origine grecque, par une intrigue extrêmement simple et marquée par un seul événement extérieur (le retour de Thésée) : dès lors les soubresauts de cette intrigue découlent exclusivement de la passion amoureuse et se résolvent en déchirements intérieurs, en aveux intempestifs ou retenus, en paroles trompeuses, en condamnations hâtives ou en fiers silences. Tel que Sénèque l’avait adapté, ce sujet offrait aussi la possibilité de développer un type d’action que Racine avait récusé dans la première partie de sa carrière, parce que trop proche des choix de Corneille, mais qu’il avait fini par adopter dans Mithridate et dans Iphigénie : un type d’action présenté comme idéal par Aristote et que la poétique classique jugeait sublime, celle qui – selon le modèle de l’Œdipe Roi de Sophocle – met en œuvre un dénouement combinant un coup de théâtre et un phénomène de reconnaissance : dans la Phèdre de Racine Hippolyte meurt au moment où son père s’apprêtait à le sauver, et le regret de sa mort s’accroît de la découverte de son innocence.

Choisir le sujet de Phèdre et Hippolyte, c’était cependant prendre le risque de heurter une partie du public, celle qui soutenait les expériences des « modernes » et qui manifestait ses réserves à l’égard des sujets antiques au nom de la délicatesse de la scène moderne. C’est au nom de la « laideur » de certains sentiments véhiculés par les tragédies grecques que Charles Perrault avait justifié en 1674 les transformations et suppressions apportées par Quinault au canevas de l’Alceste d’Euripide4. Or il suffit de confronter les sujets d’Iphigénie et d’Hippolyte pour comprendre l’enjeu : ils sont fondés sur un même type d’engrenage tragique – l’enchaînement des événements (paroles ou actions) qui conduisent un père à sacrifier son enfant –, mais la conjonction du sujet de Phèdre et Hippolyte, à travers le personnage de Phèdre, avec le thème universel de la tentatrice-accusatrice5 confère à cette tragédie du sacrifice filial une dimension scandaleuse difficilement acceptable par une partie du public du XVIIe siècle.

Depuis toujours, en effet, la particularité de l’histoire de Phèdre et Hippolyte repose sur un fait révoltant : le sacrifice du fils par son père n’est pas provoqué par une raison d’ordre supérieur (nécessité religieuse ou politique comme dans Iphigénie) ou d’ordre passionnel (haine, ambition, jalousie comme dans Mithridate), mais par la calomnie, une foi aveugle en la parole de son épouse, une défiance injustifiée envers un fils aux mœurs sauvages contre qui plaident les apparences et qui se sent incapable de se défendre. Bref, le père fait mourir son fils à cause d’un mensonge destiné à cacher une passion coupable, et dont il est la victime trop vite convaincue. En somme, la particularité du sujet est qu’il confère une place essentielle à l’agent humain qui, par son désir monstrueux et par son mensonge calomnieux, provoque le drame, un drame qui possède la plus forte ironie tragique possible puisque le héros se voit accusé d’une infamie qui est précisément celle qu’il a repoussée. Aussi, dès Euripide, la tragédie du fils et du père accordait-elle un rôle considérable à l’épouse coupable, dont il était nécessaire de creuser les motivations afin de souligner par contraste la dimension factice et injuste – et par là-même d’autant plus tragique – du conflit mortel entre le père et le fils. Mais justement, reposant entièrement sur les conséquences monstrueuses de la passion humaine, ce sujet avait été éprouvé par le poète grec comme scandaleux, et c’est pourquoi il avait fait paraître en scène Aphrodite dans le prologue de son Hippolyte, pour reporter sur elle la responsabilité de la passion destructrice pour son beau-fils qu’elle fait naître en Phèdre.

On conçoit que l’adaptation « à l’ancienne » d’un tel sujet avait tout pour choquer les consciences délicates d’une partie du public de Racine. Trois mois après la création, l’auteur anonyme d’une Dissertation sur les tragédies de Phèdre et Hippolyte6 ne manqua pas de brandir le reproche : « Enfin, outre l’horreur naturelle que nous avons pour ces sortes de crimes, la pureté de nos mœurs, et la délicatesse de notre Nation, ne peuvent envisager Phèdre sans frémir. Nous n’oserions brûler pour nos parentes les plus éloignées, l’Église nous le défend par ses Lois. Ces Lois ont fait une coutume parmi nos Peuples, cette coutume a formé une habitude chez nous, cette habitude s’est si fort enracinée dans nos esprits, qu’elle nous en a fait une raison qui a pris un droit si absolu de gouverner même notre cœur, que tout ce qui choque le plus légèrement ce principe, semble offenser grièvement la nature et la raison. »

Or il était une manière toute « moderne » de permettre d’« envisager Phèdre sans frémir ». Deux des trois auteurs français qui avaient fait jouer des Hippolyte sur les scènes parisiennes au XVIIe siècle avaient précisément évité de mettre en scène une héroïne dévorée par la double tentation de l’adultère et de ce que, non pas les Grecs, mais les Romains et les Français tenaient pour une forme d’inceste (l’amour pour un beau-fils). Pour contourner « l’horreur » de tels sentiments, Gabriel Gilbert (1647) et l’obscur Mathieu Bidar à sa suite (1675), avaient présenté Phèdre non comme l’épouse, mais comme la fiancée de Thésée, ramenant ainsi le sujet à une simple affaire de rivalité amoureuse père-fils face à une princesse à marier. Ce fut aussi le choix de Pradon lorsqu’il se décida à écrire une Phèdre et Hippolyte pour concurrencer celle de Racine. Tel était le choix que préconisaient les « modernes » qui considéraient les sujets antiques comme de simples points de départ qui peuvent supporter toutes sortes de transformations, quitte à en briser les spécificités.

On comprend ainsi que pour Racine, choisir ce sujet au lendemain d’Iphigénie et de la publication de ses Œuvres avec le frontispice que l’on sait, revenait à s’inscrire une perspective « ancienne » ; autrement dit, choisir de traiter le sujet d’une manière opposée à ses devanciers immédiats, et retrouver la voie ouverte par le grand dramaturge du siècle précédent, Robert Garnier (Hippolyte, 1573) – lui-même imité par La Pinelière (Hippolyte, 1635) : en adaptant fidèlement la version de Sénèque, Garnier n’avait édulcoré aucun des sentiments de l’héroïne. Restait à trouver une voie propre pour tempérer la brutalité du sujet et tenir compte de la « délicatesse » de ses contemporains : il suivit Gabriel Gilbert qui avait eu l’idée de transformer le personnage d’Hippolyte, chaste et farouche serviteur de la déesse vierge Artémis devenu chez lui un jeune homme sensible, tombé amoureux de Phèdre elle-même. Il se souvint aussi de la manière dont un de ses auteurs préférés, Tristan l’Hermite, qui avait proposé une variation sur l’adaptation historique du mythe grec (l’histoire de Crispe envoyé à la mort par son père l’empereur Constantin sur la dénonciation calomnieuse de sa belle-mère Fausta), avait donné à Crispe de l’amour pour une jeune fille. Imaginer un couple de jeunes amoureux émouvant dans leur perfection malheureuse et la persécution dont ils sont victimes permettait de contrebalancer l’horreur des sentiments de Phèdre. Ce n’était toutefois pas suffisant, et il était une manière plus subtile et plus forte de tenir compte de la « délicatesse » des mœurs françaises du siècle de Louis XIV : faire du personnage de Phèdre une victime elle-même horrifiée d’être entraînée loin des bornes de la raison.

 

III. Fabrication d’une tragédie racinienne

 

Faire d’Hippolyte un amoureux, impliquait pour Racine de justifier cette entorse majeure au modèle hérité d’Euripide et donc à sa fidélité aux Anciens qu’il revendiquait. Ne l’oublions pas, la force du sujet originel de Phèdre et Hippolyte tenait au fait que c’est pour l’homme le plus étranger et le plus hostile à toute idée d’amour humain qu’Aphrodite suscitait la passion de Phèdre. Cette entorse au traitement grec du sujet, cette dénaturation « moderne », Racine s’en est justifié en invoquant une fois de plus l’impératif aristotélicien de la faute du héros tragique : « J’ai cru lui devoir donner [à Hippolyte] quelque faiblesse qui le rendrait un peu coupable envers son Père, sans pourtant lui rien ôter de cette grandeur d’âme avec laquelle il épargne l’honneur de Phèdre, et se laisse opprimer sans l’accuser. J’appelle faiblesse la passion qu’il ressent malgré lui pour Aricie, qui est la Fille et la Sœur des ennemis mortels de son Père. » Il faut en effet, pour que le spectateur ressente frayeur et pitié, et que ces deux émotions ne soient pas parasitées par le sentiment de répulsion que risque de provoquer l’oppression d’un personnage parfaitement innocent par un personnage plus puissant. En le rendant coupable envers son père d’être engagé dans un amour interdit avec la proche parente de ses pires ennemis, Racine a fait en sorte que la tragédie d’Hippolyte ne suscite pas de répulsion devant l’injustice de sa condamnation à mort.

Cependant, si Racine est l’inventeur du personnage d’Aricie, emprunté à d’autres légendes concernant Hippolyte, et s’il a entièrement imaginé l’interdit qui pèserait sur elle afin de le faire transgresser par le héros tombé amoureux, c'est à ses prédécesseurs français qu’il doit l’idée d’Hippolyte amoureux. Pour autant, reprendre cet épisode amoureux moderne ne l’a pas conduit à dénaturer la légende. S’il a prêté au jeune homme quelques expressions galantes, présentées comme maladroites (« Songez que je vous parle une langue étrangère », v. 558), son intention a été avant tout de substituer à la chasteté sauvage et misogyne de l’Hippolyte grec, incompréhensible au public du XVIIe siècle, un amour chaste et pur – la même « pudique ardeur » (v.126) dont la mère d’Hippolyte, Antiope, « brûlait pour Thésée » –, familier à ce même public du fait de la tradition des bergères et bergers amoureux de la pastorale.

Dans la dramaturgie du XVIIe siècle, la fonction d’un « épisode amoureux » imbriqué dans l’action principale est de contribuer au système logique (enchaînement de causes et d’effets) qui structure l’intrigue. Tout d’abord il joue un rôle essentiel dans le jeu de balancement de Phèdre entre l’innocence et la culpabilité : c’est au moment où elle s’apprêtait à détromper Thésée en disculpant Hippolyte que la nouvelle de son amour pour Aricie lui ferme la bouche, l’empêche de proclamer l’innocence du jeune homme et de sauvegarder l’innocence de sa propre démarche par l’aveu de sa culpabilité. Ensuite l’Aricie de Racine n’est pas n’importe quelle princesse : en faisant d’elle la fille et la sœur des plus grands ennemis de Thésée, Racine créa un enjeu politique : Thésée vivant, elle constitue une menace contre sa propre légitimité, Thésée mort, elle peut prétendre au trône.

Par là l’élément clé de la légende – l’absence de Thésée – qui va provoquer la cascade des aveux, a été admirablement exploité par Racine : c’était un simple pèlerinage chez Euripide, Sénèque en fit une descente aux enfers, ouvrant une interrogation sur son sort ; Racine imagina de faire déboucher l’absence prolongée du roi sur la nouvelle de sa mort, de manière à créer une crise de succession dynastique. C’était le moyen de donner à la pièce l’assise politique exigée par un sujet qui met en scène des souverains. Corneille avait expliqué qu’une tragédie digne de ce nom ne pouvait reposer sur de seuls enjeux amoureux et Racine l’avait bien lu : la disparition du chef d’un puissant royaume comme Athènes ne devait pas seulement avoir des conséquences sentimentales et matrimoniales : dans Phèdre et Hippolyte, le conflit politique est posé à l’origine du conflit passionnel, avant de se voir doublé puis subverti par lui. Mettant à profit les moindres indications des textes antiques, Racine a su exploiter une allusion désignant Hippolyte, fils de l’Amazone, comme un bâtard pour la rapprocher des inquiétudes manifestées par la Phèdre d’Euripide pour le devenir de ses jeunes enfants, et il a ensuite greffé là-dessus le personnage « épisodique » d’Aricie Ainsi, c'est à cause du problème dynastique posé par la fausse mort de Thésée qu’Hippolyte doit rencontrer Aricie et que Phèdre doit rencontrer Hippolyte : prétextes politiques pour deux rencontres, qui l’une et l’autre dégénèrent en aveux d’amour.

Cette dynamique des aveux ne se trouvait dans aucune version antérieure : Euripide s’en tenait à l’aveu de Phèdre à sa nourrice, et Sénèque ajoutait l’aveu direct de Phèdre à Hippolyte7. En greffant l’épisode des amours d’Hippolyte et Aricie sur cette histoire, Racine procédait comme dans une de ses pièces antérieures, Mithridate, première tragédie des aveux : il avait mis en présence des amants qui découvraient leur amour réciproque au début de la pièce et se l’avouaient à la faveur de la fausse nouvelle de la mort du roi. Bien plus, Mithridate commençait déjà par l’aveu du jeune héros à son confident, aveu d’un amour jusqu’alors interdit et que la mort du père semble rendre licite. De ce fait, les deux premiers actes de Phèdre s’ordonnent d’une manière souvent qualifiée de musicale : trois séries d’aveux aux confidents, les aveux délicats des amours purs (Hippolyte à Théramène : I, 1 et Aricie à Ismène : II, 1) encadrant l’aveu déchirant et littéralement délirant de l’amour criminel de Phèdre (I, 3); puis deux séries d’aveux directs, d’abord à nouveau les amours purs qui cette fois se rencontrent (II, 2-3), ensuite l’amour coupable proféré comme dans une transe par celle qui fait horreur aussi bien à elle-même qu’à son destinataire (II, 5). Amorce du thème, reprise du thème ; amour en mode mineur, passion en mode majeur : les deux premiers actes s’inscrivent ainsi dans une structure concertante qui rend plus sensible la dimension musicale des différents chants d’amour et de passion qui se succèdent comme autant de lamentos, préfigurant la gradation des déplorations qui conduit naturellement à l’ultime chant déploratif de la tragédie : la longue relation de la mort d’Hippolyte par Théramène.

 

IV. Phèdre et Hippolyte tragédie de qui ?

 

Ce récit épique de Théramène a aussi valeur d’éloge funèbre du jeune héros dont la mort est d’emblée énoncée. Cette mort est présentée par le vieil homme comme le résultat d’un accident malencontreux survenu au moment où Hippolyte venait de tuer le monstre sorti des flots, mais son récit révèle surtout à son destinataire, Thésée, l’enchaînement tragique des méprises qui l’ont conduit à être responsable de la mort de son fils : méprise sur la signification du silence pudique observé devant lui par Hippolyte ; méprise sur le silence effaré de Phèdre, qui prélude à la calomnie d’Œnone dont il est la victime ; méprise sur les raisons du retour de Phèdre et de son nouveau silence. C'est cet enchaînement qui rend tragique le doute qui l’assaille après coup à l’acte V, avec la mise en garde d’Aricie et la nouvelle du suicide d’Œnone, avant que le récit de Théramène ne procède à la révélation finale de son infortune et exacerbe un sentiment d’impuissance pathétique devant le mécanisme déclenché par lui. Phèdre et Hippolyte, c'est aussi la tragédie de Thésée.

Pour autant, la pièce d’Euripide ne laissait pas d’être d’abord – le titre originel était sans ambiguïté – la tragédie d’Hippolyte et seulement par contrecoup celle de Thésée. Il en sera d’ailleurs de même quelques siècles plus tard pour la tragédie latine de Sénèque, malgré un rôle plus actif et plus audacieux conféré à la Phèdre ; et si les copistes qui ont reproduit les manuscrits de Sénèque au fil des siècles ont hésité entre les titres de Phaedra et d’Hippolytus, les poètes modernes qui à partir du XVIe siècle ont imité sa pièce ont toujours choisi le titre d’Hippolyte. Pour se faire une idée précise de la manière dont on pouvait concevoir un tel sujet une quinzaine d’années avant la Phèdre racinienne, il suffit de lire la critique de Corneille contre une Mort de Crispe italienne – sujet calqué sur celui de Phèdre et Hippolyte comme on l’a vu. L’auteur italien avait eu la malencontreuse idée de tenter de rapprocher ce sujet de celui d’Œdipe Roi en imaginant que Constantin-Thésée et Crispe-Hippolyte ignoraient qu’ils étaient père et fils et que la reconnaissance de leur filiation n’intervenait qu’après la mort du jeune homme.

Corneille écrivait : « Les ressentiments, le trouble, l’irrésolution, et les déplaisirs de Constantin auraient été bien autres à prononcer un arrêt de mort contre son fils, que contre un soldat de fortune. L’injustice de sa préoccupation aurait été bien plus sensible à Crispe de la part d’un père, que de la part d’un maître ; et la qualité de fils, augmentant la grandeur du crime qu’on lui imposait, eût en même temps augmenté la douleur d’en voir un père persuadé. Fauste même aurait eu plus de combats intérieurs pour entreprendre un inceste, que pour se résoudre à un adultère, ses remords en auraient été plus animés, et ses désespoirs plus violents. L’auteur a renoncé à tous ces avantages pour avoir dédaigné de traiter ce sujet comme l’a traité de notre temps le Père Stephonius jésuite, et comme nos Anciens ont traité celui d’Hippolyte. » (Discours de la tragédie, 1660) On remarque comment Corneille réagissait contre l’affadissement d’un sujet, annonçant la réaction de Racine opposé aux facilités des auteurs français contemporains qui avaient traité le sujet d’Hippolyte en faisant de Phèdre la fiancée et non l’épouse de Thésée. Mais ce n’est pas le point le plus important : ce texte nous montre surtout que, quelle que fût la place accordée par Corneille aux combats intérieurs, aux remords et aux désespoirs de Fauste-Phèdre, il concevait encore le sujet comme celui d’un père conduit à faire périr un fils innocent, l’épouse coupable n’étant que l’agent de l’action tragique. Et il n’est pas sûr que lorsqu’il s’était attaché à ce sujet, Racine en ait eu une conception très différente de celle de Corneille. Comme Pierre Bayle s’en fait l’écho en octobre 1676, le bruit courait que c’était une tragédie d’Hippolyte que le poète préparait. Et, tandis qu’en 1677 c’est sous le nom de Phèdre et Hippolyte qu’elle fut représentée et publiée, il faudra attendre 1687, à l’occasion de la seconde édition, pour que Racine prenne acte de l’inflexion définitive qu’il venait de donner au sujet en donnant à sa pièce le titre de Phèdre. J’y reviendrai.

Dès l’Hippolyte d’Euripide la tragédie du fils et du père accordait un rôle important à l’épouse coupable, dont il était nécessaire de creuser les motivations afin de souligner par contraste la dimension factice et injuste, et par là-même tragique, du conflit mortel entre le père et le fils. On mesure ainsi le sens de l’hommage rendu par Racine à Euripide au début de sa préface : « Quand je ne devrais à Euripide que la seule idée du caractère de Phèdre, je pourrais dire que je lui dois ce que j’ai peut-être mis de plus raisonnable sur le théâtre. » La pièce grecque contenait en effet les prémisses de ce qu’on appellera plus tard une tragédie de caractère.

Or, pour prendre la mesure de ce que Racine entendait exactement par raisonnable – au sens d’approprié à la tragédie –, il convient de lire la suite : « Je ne suis point étonné que ce Caractère ait eu un succès si heureux du temps d'Euripide, et qu'il ait encore si bien réussi dans notre siècle, puisqu'il a toutes les qualités qu'Aristote demande dans le Héros de la Tragédie, et qui sont propres à exciter la Compassion et la Terreur. En effet Phèdre n'est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente. » D’une certaine manière Phèdre est pour Racine le terme d’une quête, la quête du héros tragique idéal, celui grâce auquel se déploient pleinement les émotions tragiques dans le cadre d’un conflit tragique. Bref, l’aboutissement du personnage à deux faces issu de la réappropriation du système de la conception rhétorique des caractères et de la transformation de la dialectique cornélienne du devoir et de la passion. Par là le sommet de la « psychologie racinienne » de la contradiction, jugée si « naturelle » depuis trois siècles par opposition à la psychologie cornélienne.

 

V. Comprendre le « caractère » de Phèdre : ethos et pathos

 

Pour comprendre l’aboutissement constitué par Phèdre, il faut remonter à Andromaque, dix ans plus tôt. Andromaque avait constitué une révolution dans la « psychologie théâtrale », tournant le dos non seulement à la conception rhétorique des caractères de théâtre, mais aussi à la « psychologie » cornélienne. Pour Aristote – suivi par tous les théoriciens des XVIe et XVIIe siècles –, un caractère de théâtre devait obéir à quatre critères, qualité (rendre le mieux possible le caractère en allant au bout de ses virtualités), convenance ou bienséance (faire agir le personnage en accord avec le caractère qu’on lui a prêté), ressemblance (ne pas contredire l’image du personnage transmise par l’histoire ou la légende), constance (ne pas modifier le caractère au cours de la pièce). Ayant porté à leur perfection les critères de la convenance et de la constance, Corneille pouvait présenter des personnages qui analysaient clairement les motivations de leurs actes, comme l’avait parfaitement compris un de ses admirateurs, Saint-Évremond : « Corneille a cru que ce n’était pas assez de les faire agir, il est allé au fond de leur âme chercher le principe de leurs actions ; il est descendu dans leur cœur pour y voir former les passions, et y découvrir ce qu’il y a de plus caché dans leurs mouvements. » Soulignons l’expression « il est descendu dans leur cœur » : c’est une psychologie verticale qui est à l’œuvre. Or dans Andromaque, Racine a fait s’entrechoquer critères de la convenance et de la ressemblance : Pyrrhus, introduit comme roi d’Épire, devrait se conduire conformément à ce que le public du 17e siècle attend d’un roi, grandeur d’âme, générosité, oubli de soi, c’est-à-dire sa convenance (ou bienséance) de roi ; sauf que, ressemblant au Pyrrhus violent et sanguinaire de la légende, il se comporte par moment en contradiction avec sa bienséance de roi ; et du coup cette alternance brise le troisième critère, qui est celui de la constance. Et c'est au nom de la passion amoureuse, qui aveugle par moment Pyrrhus, que Racine a pu rendre acceptable et même vraisemblable cette rupture de la constance et ce va-et-vient entre le Pyrrhus galant et le Pyrrhus violent. En combinant ainsi dans Andromaque les critères le plus souvent inconciliables de la convenance et de la ressemblance, Racine n’a pas seulement créé des personnages à deux faces, installés dans une attitude erratique vis-à-vis de leur passion amoureuse : il a mis en œuvre une esthétique de la contradiction, contradiction entre l’élan héroïque auquel voudrait rester fidèle chaque personnage (critère de la convenance) et la tentation passionnelle à laquelle il ne peut résister et qui lui fait retrouver son caractère « ressemblant ». Plus concrètement, son héroïsme fait prendre conscience au personnage que sa gloire consisterait à sacrifier les intérêts amoureux aux intérêts politiques, et son incapacité ultime à résister à ce que dicte la passion aboutit à rejeter dans la douleur cette gloire. Or ce rejet douloureux conduit à la brutalité (Pyrrhus face à Andromaque), à la vengeance (Hermione), à l’égarement (Oreste), et même, avec la découverte du désastre auquel a conduit le rejet de la gloire, à la folie et au suicide. Phèdre, on l’entrevoit déjà, n’est pas loin.

Ainsi les personnages de Racine, construits sur le principe de la contradiction, donnent l’impression d’une plus grande complexité psychologique parce que, s’ils ont conscience de leurs contradictions, ils ne cherchent nullement à « descendre dans leur cœur pour y voir former des passions » auxquelles ils résistent en vain. C’est une psychologie horizontale qui est à l’œuvre. De là hésitations, choix douloureux, revirements, illusions sur soi et sur la situation qui donnent à croire que Racine a cherché à peindre les replis psychologiques de ses personnages.

Qu’en est-il donc du caractère de Phèdre ? Phèdre est fille du plus sage des rois, reine elle-même (donc soucieuse de sa dignité), mariée, mère. Tel est son ethos (caractère) qui structure sa convenance ; mais la violence de sa passion (son pathos) est telle qu’elle rompt les digues que devait constituer cet ethos de reine, d’épouse et de mère et auxquelles elle tente désespérément de se raccrocher. Cependant, même au comble de son pathos, elle ne se départit jamais de ce qu’elle doit à son ethos. La célèbre tirade (I, 3) dans laquelle elle explique à Œnone la naissance de sa passion amoureuse et la vaine lutte qu’elle a menée contre elle est précisément exemplaire. Quelques vers clés suffisent :

Je l’évitais partout. Ô comble de misère !
Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son Père.
Contre moi-même enfin j’osai me révolter.
J’excitai mon courage à le persécuter.
Pour bannir l'Ennemi dont j’étais idolâtre,
J’affectai les chagrins d'une injuste Marâtre,
Je pressai son exil, et mes cris éternels
L’arrachèrent du sein, et des bras paternels.
Je respirais, Œnone. Et depuis son absence
Mes jours moins agités coulaient dans l'innocence.
Soumise à mon Époux, et cachant mes ennuis,
De son fatal hymen je cultivais les fruits.
Vaines précautions ! Cruelle destinée !
Par mon Époux lui-même à Trézène amenée
J’ai revu l'Ennemi que j’avais éloigné.
Ma blessure trop vive aussitôt a saigné.

(v. 289-304)

Ainsi, la Phèdre de Racine est déchirée entre sa passion (son pathos) et la conscience de sa culpabilité (découlant de son ethos) qui l’a poussée à lutter vainement contre sa passion. Ce qui est radicalement nouveau. Chez Sénèque comme chez Garnier Phèdre, toute à sa passion, faisait fi de son ethos, laissant le soin aux personnages secondaires (confidents ou chœur) de « porter » l’ethos du héros. Dans l’Hippolyte de Garnier, c’était la nourrice qui tentait vainement de mettre Phèdre face à son ethos :

PHE : Les Dieux ne sont fâchés que l’on s’aime ici-bas.
NOUR : Les Dieux ne sont joyeux de nos sales ébats.
PHE : Ils sont touchés d’amour aussi bien que nous sommes.
NOUR : Ils ne sont point touchés des passions des hommes.

(v. 513-516)

Et si Phèdre invoque un peu plus loin la raison, c’est pour souligner aussitôt sa défaite face à la passion :

J’ay toujours un combat de ces deux adversaires,
Qui s’entrevont heurtant de puissances contraires.
Ores cetuy-là gaigne, et ore cetuy-cy,
Cetuy-cy perd apres, cetuy-là perd aussi :
Maintenant la raison a la force plus grande,
Maintenant la fureur plus forte me commande :
Mais toujours à la fin Amour est le vainqueur,
Qui paisible du camp s’empare de mon cœur.

[suit une comparaison avec un navire jeté sur la côte par la tempête malgré les efforts des matelots]

Ainsi cette fureur violente s’oppose
A ce que la raison salutaire propose,
Et sous ce petit Dieu tyrannise mon cœur.

(v. 735-742 et 755-757)

C'est à cause de cette Phèdre traditionnelle que, en 1639, le premier auteur français d’une Poétique, La Mesnardière, avait pu faire de Phèdre le parfait modèle d’un type théâtral, « l’Amante passionnée » : « Ainsi l’Amante passionnée, comme la Phèdre d’Hippolyte, ne respire que les délices, méprise la réputation, se moque des remontrances, ne se soucie ni des grandeurs, ni des biens de la fortune ; et pour tout dire en un mot, n’est touchée d’aucun intérêt que celui de ses plaisirs.8 »

Et c’est justement ce que Racine refusa, allant jusqu’à inverser les propos de Phèdre et de sa nourrice par rapport à la version de Garnier. Cette fois, c’est Phèdre elle-même qui porte son ethos :

ŒNONE.
Vous aimez. On ne peut vaincre sa destinée.
Par un charme fatal vous fûtes entraînée.
Est-ce donc un prodige inouï parmi nous ?
L'amour n'a-t-il encor triomphé que de vous ?
La faiblesse aux Humains n'est que trop naturelle.
Mortelle, subissez le sort d'une Mortelle.
Vous vous plaignez d'un joug imposé dès longtemps.
Les Dieux même, les Dieux de l'Olympe habitants,
Qui d'un bruit si terrible épouvantent les crimes,
Ont brûlé quelquefois de feux illégitimes.

PHÈDRE.
Qu’entends-je ? Quels conseils ose-t-on me donner ?
Ainsi donc jusqu'au bout tu veux m'empoisonner,
Malheureuse ? Voilà comme tu m'as perdue.
Au jour que je fuyais c'est toi qui m'as rendue.
Tes prières m'ont fait oublier mon devoir.

(IV, 6, v. 1297-1311)

C'est là le mot clé : l’oubli du devoir, c’est-à-dire de ce qu’exige son ethos.

Mais si l’ethos de Phèdre est ainsi submergé par son pathos, la passion ne triomphe pas absolument. Dans l’incapacité de la vaincre, Phèdre dans un premier temps se laissait entraîner à une mélancolie autodestructrice qui l’avait conduite aux portes de la mort. Une fois ramenée à la vie par sa nourrice puis conduite, sous la pression des événements extérieurs, à endosser son personnage de reine pour rencontrer l’objet de sa passion, elle ne se rend pas et ne se relâche pas de ce qu’elle doit à son ethos. Pas même au cœur de l’aveu direct à Hippolyte :

Hé bien! Connais donc Phèdre, et toute sa fureur.
J'aime. Ne pense pas qu'au moment que je t'aime,
Innocente à mes yeux je m'approuve moi-même,
Ni que du fol amour qui trouble ma raison
Ma lâche complaisance ait nourri le poison.
Objet infortuné des vengeances célestes,
Je m'abhorre encor plus que tu ne me détestes.

(II, 5 ; v. 672-678)

Certes, la passion a eu le dessus en amenant Phèdre à la crier au jeune homme devant qui elle aurait dû la taire. Mais il ne s’agit nullement d’une rupture dans la bienséance du caractère du personnage : ne se départissant jamais de ce qu’elle doit à son ethos, elle se condamne elle-même au moment même où elle cède.

Pour comprendre en quoi ce personnage est absolument exceptionnel dans le paysage théâtral du XVIIe siècle, il suffit de comparer cette Phèdre racinienne avec la Phèdre de Pradon, apparue sur une scène parisienne concurrente au même moment. Bon élève des théoriciens contemporains qui expliquaient que les meilleurs personnages tragiques étaient ceux qui apparaissaient en proie à un violent conflit de passions, Pradon a cru qu’il pourrait proposer à ses contemporains une véritable héroïne tragique en se contentant de jouer sur le traditionnel conflit intérieur des passions. Écoutons sa Phèdre :

Sur le bord de la tombe où son amour m’entraîne,
Puis-je encore à l’ingrat refuser de la haine ?
Il m’offense, il m’outrage. Ah ! c’est trop balancer ;
N’ayons plus de pitié pour qui m’ose offenser.
Meurs, barbare… Mais quoi ? je soupire, je tremble.
Dieux ! a-t-on tant de haine et tant d’amour ensemble ?
Gloire, honte, dépit, douleur, rage, pitié,
Raison, haine, fureur, jalousie, amitié,
Tous déchirent mon âme en ce désordre extrême ;
J’aime ce que je hais, et je hais ce que j’aime.
Tous ces cruels tyrans m’entraînent tour à tour ;
Mais la haine est toujours plus faible que l’amour.

(Pradon, Phèdre et Hippolyte, IV, 3 ; v. 1235-1246)

Le pauvre Pradon avait cru pouvoir ainsi rivaliser avec Racine. Ne mettait-il pas Phèdre dans un combat passionnel semblable à celui qui avait déchiré naguère Roxane cinq ans plus tôt dans le célèbre Bajazet de Racine ? Certes, mais il n’avait pas vu que Roxane justement est, sur le plan du caractère, à l’opposé de la fille de Minos : elle n’est pas fille de roi, femme de roi, mère de futurs rois. Malgré son titre de Sultane, Roxane, simple concubine, n’a que l’ethos d’une esclave sortie du rang, c’est-à-dire d’un personnage – à ce titre proche d’un personnage de tyran, dont elle a le comportement – dont tout l’ethos est constitué par l’abandon aux passions.

Qui voudrait reprendre la fameuse opposition Corneille-Racine, en se tenant exclusivement sur le plan de la création des caractères, pourrait observer ceci : de Corneille à Racine il s’est agi d’une simple inversion du traitement des régimes de l’ethos. Chez Corneille, ce qui domine dans l’articulation conflictuelle de l’ethos et du pathos, c’est – sauf pour Chimène – la victoire de l’ethos. Si violent qu’il soit, le pathos des héros cornéliens ne fait que traverser temporairement l’ethos, occasionnant conflit intérieur et souffrance : c'est pourquoi les commentaires des critiques, oublient toujours le conflit pour s’attacher à la seule victoire, et au sentiment d’admiration pour la seule réponse héroïque. Racine, au contraire, prend ses personnages au moment où ils sont déjà submergés par le pathos, face auquel l’ethos joue en somme le rôle du retour du refoulé : ce qui le place, comme on a dit au XVIIe siècle, du côté du « touchant ».

Il n’est donc pas nécessaire, pour rendre compte de la « psychologie » de Phèdre, de faire intervenir la culpabilité chrétienne ou l’inconscient psychanalytique (Phèdre partagée entre le ça et le surmoi) : le déchirement de l’héroïne est le résultat de l’art de l’exacerbation contradictoire de ces deux constituants fondamentaux d’un personnage de théâtre au XVIIe siècle : l’ethos et le pathos, le caractère et la passion. Houdar de La Motte en tira une leçon particulièrement clairvoyante un siècle plus tard : « Enfin on rend encore un caractère intéressant par le mélange des vertus et des faiblesses reconnues pour telles : je crois même que c’est la voie la plus sûre. On admire moins, mais on est plus touché. […] Nouvel avantage de ces caractères mêlés : c’est le trouble continuel où ils nous entretiennent. Ce n’est qu’un long combat de passions et de vertus, où tantôt vaincus, tantôt vainqueurs, ils nous communiquent autant de divers mouvements ; et c’est cette agitation, ce sont ces secousses de l’âme qui font précisément le plaisir de la tragédie.9 »

Il n’est pas nécessaire non plus d’appliquer à la tragédie racinienne les effets de la radicale mutation que subit au cours du XVIIe siècle la théorie éthique (et fixiste) des caractères. Tandis que ceux qu’on appellera les « moralistes français » – de Montaigne, qui révèle la complexité du sujet, à La Rochefoucauld, qui voit en l’homme la victime consentante d’une illusion qui l’empêche de se voir tel qu’il est – faisaient éclater la théorie fixiste des caractères issue de la rhétorique et de l’éthique d’Aristote, les dramaturges français continuaient plus que jamais à s’appuyer au contraire sur cette conception fixiste pour la combiner avec les éléments fournis par l’autre Aristote, l’Aristote de la Poétique : cela dans le but d’exprimer l’un des enjeux primordiaux de la tragédie moderne, le trouble tragique des passions. De la même manière que Racine ignora les attendus de la mécanique cartésienne exposés dans le Traité des passions pour s’en tenir à ce que lui offraient l’éthique et la pathétique traditionnelles. Et si ses personnages semblent pouvoir reprendre à leur compte la maxime 135 de La Rochefoucauld : « On est quelquefois aussi différent de soi-même, que des autres » – idée moderne issue des Essais de Montaigne à laquelle le pessimisme augustinien a donné une nouvelle actualité –, ils le font sans sortir de ce cadre traditionnel : c’est en jouant exclusivement sur les différents constituants de cette poétique que Racine a pu donner l’impression de créer des effets de dissolution des caractères apparemment proches des réflexions des « moralistes » de son temps.

 

VI. Vérité contre légendes

 

1ère légende : Phèdre héroïne janséniste

Au milieu du XVIIIe siècle, le fils cadet de Racine, Louis, publia des Mémoires contenant quelques particularités sur la vie et les ouvrages de Jean Racine (1747). Parmi un nombre incroyable d’anecdotes toutes plus imaginaires les unes que les autres, il racontait l’épisode d’un Boileau portant un exemplaire de Phèdre à Antoine Arnauld (le plus grand théologien janséniste) et obtenant de lui qu’il reconnaisse l’innocence de la tragédie de son ami : « M. Arnauld prit ainsi la parole : Si les choses sont comme il le dit, il a raison, et la Tragédie est innocente ». C’était le prélude à une réconciliation entre Arnauld et Racine qui serait intervenue quelques jours plus tard. Pure affabulation. Conformément à la position constante des disciples de saint Augustin et de tous les adversaires chrétiens du théâtre à cette époque, une aussi haute figure du jansénisme que « le Grand Arnauld » ne pouvait que défendre le paradoxe qui fondait les attaques de tous ses amis : plus une tragédie est innocente, plus elle est dangereuse ; car le théâtre empoisonne les âmes et d’autant plus insidieusement que les pièces seront parfaitement morales. Aussi est-ce à Corneille – et nullement à Molière, dont la prétendue immoralité saute aux yeux des bons chrétiens – que dans son Traité de la Comédie (publié en 1667) Pierre Nicole (un proche d’Arnauld) s’était attaqué avec le plus de violence, comme à l’auteur des pièces les plus dignes d’être jugées innocentes. Racine, qui avait été éduqué à Port-Royal par ces maîtres jansénistes, qui avait été nommé dans l’Avertissement introduisant au Traité et qui avait même songé à faire une réponse, ne pouvait donc ignorer ce mur argumentatif : plus il insistait sur la manière dont il avait cherché à faire haïr le vice dans sa Phèdre, plus il se heurtait violemment à ce paradoxe qui veut que le théâtre soit d’autant plus immoral qu’il est moral : en étant charmé par les amours pures d’Hippolyte et Aricie, le spectateur ne pouvait qu’oublier plus que jamais le seul amour qui vaut, l’amour de Dieu.

En somme, Arnauld ne pouvait qu’être convaincu que les prétentions morales mêmes de Phèdre rendaient cette tragédie plus dangereuse encore. De sorte qu’à supposer même qu’il ait pu accepter de lire une pièce de théâtre et être sensible à sa beauté – ce qui semble difficile à envisager –, il est invraisemblable qu’il ait entrevu un seul instant qu’elle pût être « innocente ».

On peut comprendre que Louis Racine se soit laissé abuser par le récit de Boileau, dans lequel le vieux poète se donnait le beau rôle. Il savait qu’aux yeux des augustiniens la tragédie ne saurait être innocente. Ne commençait-il pas la seconde partie des Mémoires en célébrant la « conversion » de son père qui aurait regretté d’avoir été « peut-être le plus dangereux de ces empoisonneurs » que sont les auteurs de théâtre ? Il lui fallait donc présenter Phèdre comme le prélude à la « conversion ». Mais pas n’importe quelle Phèdre. Et c'est pourquoi il lui fait délivrer un brevet de christianisme et même d’augustinisme par Arnauld : « Il n’y a rien à reprendre au caractère de sa Phèdre, puisque par ce caractère il nous donne cette grande leçon, que lorsqu’en punition de fautes précédentes, Dieu nous abandonne à nous-mêmes, et à la perversité de notre cœur, il n’est point d’excès où nous ne puissions nous porter, même en les détestant. » On ne peut guère imaginer Arnauld estimer que Dieu nous abandonne « en punition de fautes précédentes », conception étrangère à l’augustinisme pour lequel tous les hommes sont abandonnés depuis le péché originel.

Or, en attribuant ainsi à Arnauld sa propre interprétation pseudo-augustinienne d’une Phèdre image de la créature déchue dont la volonté s’abandonne à la concupiscence, Louis Racine a influencé durablement les interprétations ultérieures de la pièce et de l’héroïne. Au point que la formule de Voltaire : Phèdre, « c’est un juste à qui la grâce a manqué », est devenue par un ironique retournement des choses, puisque Voltaire dénonçait cette formule comme une aberration, le leitmotiv de toutes les lectures jansénisantes de la pièce. Le mal a été grand et, perdure jusqu’à aujourd’hui : l’enfant de Port-Royal, revenu vers Port-Royal en ses vieux jours, ne peut avoir dessiné dans sa dernière pièce profane qu’une héroïne janséniste. Et ce, alors même que de grands travaux depuis un siècle se sont employés à dénoncer, minutieusement, la vanité de cette lecture10, montrant d’un côté qu’il faut surinterpréter les vers de Racine pour y lire ne serait-ce qu’une simple orientation augustinienne, de l’autre qu’il n’est rien dans le prétendu jansénisme de Phèdre qui ne figurât déjà dans la pièce d’Euripide.

Notons pour finir que cela n’est en rien contradictoire avec l’observation d’une légère modification du remords de l’héroïne dans un sens plus chrétien qu’antique (IV, 6 ; v.1273-1290). Racine a eu l’idée (ou le génial réflexe) de magnifier la terreur de Phèdre devant le Jugement du Soleil, du Ciel et, aux enfers, de Minos, en s’inspirant de l’une des hymnes les plus connues de la liturgie catholique, le Dies irae de l’Office des morts.

 

2e légende : la concurrence de Pradon et le prétendu échec initial de la tragédie

Les concurrences frontales étaient fréquentes au XVIIe siècle11 avant que la fusion des troupes qui donna naissance en 1680 à la Comédie-Française ne crée en sa faveur un total monopole à Paris pour le théâtre déclamé en langue française. Racine lui-même s’était adonné à ce petit jeu en 1670 lorsqu’il avait accepté la proposition de ses amis de l’Hôtel de Bourgogne : écrire une Bérénice pour contrer la Bérénice que Corneille était en train d’achever et dont la troupe de Molière venait de s’emparer en mettant plus d’argent sur la table. En 1674, c'est lui qui avait failli être la victime de deux obscurs plumitifs qui tentèrent de lancer une Iphigénie sur la scène concurrente ; il avait alors réussi à faire retarder la création pour éviter une concurrence frontale. Il en alla autrement au tournant de 1676 et 1677.

Créée le vendredi 1er janvier 1677 par la Troupe royale sur son théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, sa Phèdre et Hippolyte affronta dès le dimanche 3 la Phèdre et Hippolyte de Nicolas Pradon montée sur la scène rivale du Théâtre Guénégaud. Trois mois plus tard, en publiant sa pièce, Pradon se vanta d’avoir cherché à affronter Racine : « […] les honnêtes Gens applaudirent fort à ce dessein, ils dirent hautement, qu’Euripide, qui est l’Original de cet Ouvrage, n’aurait jamais fait le procès à Sénèque, pour avoir traité son Sujet, ni Sénèque à Garnier, ni Garnier à Gilbert. Ainsi j’avoue franchement, que ce n’a point été un effet du hasard qui m’a fait rencontrer avec Mr Racine, mais un pur effet de mon choix. » Or la date tardive à laquelle il se mit au travail lui permit au fil des semaines de glaner des renseignements sur la manière dont Racine – qui, suivant l’usage qui avait dû commencer à lire ici et là des extraits de sa pièce – avait traité le sujet : il osa ainsi donner à l’amoureuse d’Hippolyte le nom d’Aricie qu’avait choisi Racine. Certes le nom apparaissait dans quelques légendes antiques, et on ne pourrait l’accuser d’avoir copié sur ce point l’illustre Racine. En quoi il se trompait et Racine tenta par tous les moyens, en usant de ses hautes protections pour faire pression sur les comédiens du théâtre rival, d’éviter la concurrence frontale. Ce fut en vain.

On comprend pourquoi Racine, pourtant au faîte de la gloire, avait pu s’inquiéter. Il avait appris que Pradon avait fait le choix du « tout galant ». Comme celle de Gabriel Gilbert trente ans plus tôt, sa Phèdre n’est pas encore mariée à Thésée et elle n’est donc ni adultère ni incestueuse ; son Hippolyte est devenu sous sa plume un charmant maître de la rhétorique galante, et l’essentiel de son intrigue est déterminée par le thème de la jalousie (Phèdre jalouse d’Aricie, Thésée jaloux de son fils, Aricie elle-même doutant de la fidélité d’Hippolyte et jalouse de Phèdre). En somme, Pradon avait donné la version « moderne » du sujet d’Hippolyte : une version qui ne risquait pas de choquer la « délicatesse » des dames, et qui laissait le public, sur le plan des sentiments amoureux, en terrain connu, comme il s’en glorifia dans la dédicace de sa pièce quelques mois plus tard.

Bien des décennies après, les légendes, dont le Siècle des Lumières était friand, réinterprétèrent la concurrence.  Boileau aurait au dernier moment conseillé à Racine de retarder la création de sa pièce et celui-ci aurait finalement cédé aux instances de la Champmeslé impatiente de « gagner l’argent12 ». Valincour, grand inventeur de légendes, affirma cinquante ans plus tard que « durant plusieurs jours Pradon triompha, mais tellement que la pièce de Racine fut sur le point de tomber, et à Paris et à la Cour », et qu’il en aurait vu « Racine au désespoir13 » ? En ce qui concerne la réception de Phèdre et Hippolyte à la Cour, c’est pure imagination : le roi était alors à Saint-Germain-en-Laye et ce n’est qu’à titre individuel que certains courtisans firent l’incommode déplacement pour la capitale ; et dès le mardi 5 janvier il fallait être à Saint-Germain pour assister aux côtés du roi à la première du nouvel opéra de Lully et Quinault, Isis. De plus, à partir de cette date, la confrontation entre les deux Phèdre et Hippolyte passa au second plan dans les préoccupations de la Cour : chacun à Saint-Germain avait remarqué que Mme de Montespan n’appréciait pas du tout Isis. Très inquiète de la nouvelle passade de Louis XIV pour Marie-Élisabeth de Ludres, elle s’était reconnue dans le rôle de Junon jalouse des attentions de Jupiter pour la nymphe Io. Autant dire que, en cette première semaine de 1677, l’audace prêtée à Quinault, coupable du crime de « lèse-favorite », était bien plus digne de bavardages que l’audace de Pradon, seulement coupable, pour reprendre les termes de sa préface, du crime de « lèse-Majesté poétique ».

Du côté de la Ville, s’il est impossible de comparer les chambrées des deux salles concurrentes, les livres de comptes de l’Hôtel de Bourgogne ayant disparu et le Registre du Théâtre Guénégaud étant seul conservé, l’examen de celui-ci ne confirme en rien le prétendu succès de la tragédie de Pradon. La première ne réunit que quatre cent cinquante-sept spectateurs – moins de la moitié de la capacité totale du Théâtre Guénégaud –, mais la fréquentation s’effondra dès la deuxième représentation (cent quatre-vingt douze spectateurs), pour ne dépasser que rarement ensuite le chiffre de trois cents. De plus, elle eut seulement seize représentations consécutives, entre le 3 janvier et le 9 février. Elle céda alors la place dès le vendredi 12 février au Festin de Pierre, adaptation en vers (édulcorée de toutes ses audaces) par Thomas Corneille de la comédie de Molière du même nom, qu’on n’appelait pas encore Don Juan. L’intention était de faire alterner les deux pièces « de semaine en semaine », mais avant la relâche de Pâques l’alternance ne put avoir lieu qu’une fois et la tragédie ne fut reprise que durant une semaine (trois représentations successives). Bref, la Phèdre et Hippolyte de Pradon n’a connu en tout que dix-neuf représentations pour cette saison théâtrale, avec le plus souvent (et dès la deuxième représentation) des chambrées aux deux tiers vides.

Qu’en conclure ? que passé la première, qui eut lieu exceptionnellement un dimanche, jour de plus forte affluence, et qui fut l’occasion d’un (tout relatif) empressement de curiosité, le prétendu « triomphe » de Pradon s’avéra n’être en fait qu’un très modeste succès, entretenu par le jugement favorable que quelques salons, hostiles à Racine, persistaient à maintenir envers et contre tout. On a la preuve de ce soutien persistant d’une partie du beau monde dans la fréquentation des banquettes de scène (40 places), traditionnellement louées par les aristocrates les plus en vue, et des loges d’avant-scène, occupées par leurs dames. En somme, si Pradon lui-même a pu ensuite déclarer que le succès de sa pièce « a passé de si loin [s]on attente », c’est en vertu d’un raisonnement imparable : en un temps où, lorsqu’une pièce tenait une quinzaine de représentations successives, elle était considérée comme une réussite, il était facile d’estimer que, face à la notoriété de Racine et de son actrice principale, la Champmeslé, Pradon avait remporté une sorte de victoire en voyant sa pièce maintenue à l’affiche durant près de six semaines – la courte reprise du mois de mars permit même à l’auteur de parler de « trois mois » – et ce, en dépit de la médiocre réputation du théâtre Guénégaud pour le tragique et du refus de sa meilleure actrice (Armande Béjart, veuve de Molière) de jouer le rôle de Phèdre. En somme, tout le triomphe de Pradon a consisté à faire exister sa pièce face à celle de Racine. Ainsi en jugea quelques semaines plus tard l’auteur anonyme d’une Dissertation sur les tragédies de Phèdre et Hippolyte, au terme d’un texte dans lequel il s’était pourtant montré très critique envers Racine : « C’est toujours beaucoup pour Monsieur Pradon, d’avoir pu, au moins, parmi le Peuple, soutenir quelque temps le Parallèle avec Monsieur Racine.14»

 

Épilogue

 

Le rôle de Phèdre a été créé par « Mlle de Champmeslé », épouse du comédien Champmeslé (qui joua probablement Thésée), maîtresse quasiment officielle de Racine, et considérée comme la plus grande actrice tragique de son temps. Un mot de Mme de Sévigné à l’occasion de Bajazet cinq ans plus tôt est resté célèbre : « Racine fait des comédies pour la Champmeslé ; ce n’est pas pour les siècles à venir. Si jamais il n’est plus jeune et qu’il cesse d’être amoureux, ce ne sera plus la même chose ». Elle s’était évidemment trompée ; mais l’on n’attend pas de Mme de Sévigné qu’elle ait raison ou tort. Toujours est-il qu’on en a déduit que Racine aurait composé Phèdre pour répondre au vœu de la comédienne qui lui aurait demandé « un rôle où toutes les passions qui peuvent agiter le cœur féminin fussent exprimées ». L’anecdote a évidemment été forgée au XVIIIe siècle, mais elle est néanmoins significative : Racine a pu effectivement se laisser aller à donner au personnage de Phèdre une importance et une richesse qu’il n’avait connu dans aucune version antérieure de la légende, parce qu’il savait qu’il avait à sa disposition une actrice exceptionnelle qui était à la hauteur de ce rôle. Dans ses Mémoires sur la vie et les ouvrages de Jean Racine, son fils Louis expliqua que le poète « avait formé la Champmeslé ». « Il lui faisait d’abord comprendre les vers qu’elle avait à dire, lui montrait les gestes, et lui dictait les tons, que même il notait ». Passons sur le mépris envers les comédiennes et les femmes en général que cela dénote – même s’il est vrai que Racine passait pour le meilleur déclamateur de son temps – et retenons le souvenir qui s’était transmis de génération en génération. On n’avait retenu que l’extraordinaire prestation de la Champmeslé, au détriment de tous les autres acteurs. Mais il faut aussi avoir en tête que, autant que le talent de l’actrice, l’importance du rôle qu’elle avait à soutenir – près de cinq cents vers – ne pouvait qu’attirer tous les yeux sur elle.

Racine en tira la conclusion dix ans après la création. En 1687, à l’occasion de la deuxième édition collective de ses Œuvres (toujours introduite par le frontispice intitulé « Tragédies de Racine »), le titre Phèdre et Hippolyte était ramené à Phèdre. Pour toujours.

Synthèse rédigée en mars 20201

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Notes 

  1. Pour obtenir des éléments plus précis sur chacun des points développés ici, on se reportera aux ouvrages suivants de Georges Forestier : son édition des Œuvres de Racine (Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999), vol. I (« Théâtre & Poésies ») ; sa biographie de Racine (Jean Racine, Paris, Gallimard, coll. « nrf/biographies », 2006 ; son livre d’abord publié sous le titre Passions tragiques, règles classiques. Essai sur la tragédie française (Paris, PUF, 2003) et passé chez Armand Colin depuis 2010 dans la « collection U » sous le titre La Tragédie françaises. Passions tragiques et règles classiques.
  2. « La tragédie est une imitation/représentation [mimèsis] d’une action noble, menée jusqu’à son terme et ayant une certaine étendue, au moyen d’un langage relevé d’assaisonnements d’espèces variées, utilisés séparément selon les parties de l’œuvre, imitation qui passe par les personnages du drame et non point par une narration, et qui en suscitant la pitié et la frayeur, opère la catharsis [épuration ou purgation] de ces mêmes émotions ». (Aristote, La Poétique, chap. VI, 14 49 b 24-28). Concernant la catharsis, voir notre étude ici même.
  3. Ce texte est reproduit intégralement dans mon édition des Œuvres de Racine (Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999), vol. I (« Théâtre & Poésies »), p. 775-793.
  4. Critique de l'opéra, ou Examen de la tragédie intitulée Alceste, ou le Triomphe d'Alcide, Paris, Barbin, 1674.
  5. Sur l’évolution de ce thème jusqu’à la Phèdre de Racine, voir Paul Bénichou, « Hippolyte requis d’amour et calomnié » dans son livre L’Écrivain et ses travaux (Paris, Corti, 1967).
  6. Texte reproduit intégralement dans mon édition citée des Œuvres de Racine (Pléiade, 1999), vol. I, p. 877-904.
  7. Rappelons que dans la tragédie d’Euripide c’est la nourrice qui se fait l’intermédiaire entre sa maîtresse et le jeune homme; encore le fait-elle hors de la scène, les deux personnages ne faisant leur entrée que pour permettre à Hippolyte d’exhaler sa colère et son écœurement.
  8. La Poétique, 1639, p. 36.
  9. Discours sur la tragédie à l’occasion de la tragédie de Romulus, dans Œuvres, Paris, Prault, 1754 ; rééd. Genève, Slatkine Reprints, 1970, p. 176-177.
  10. Voir le livre essentiel de Maurice Delcroix, Le Sacré dans les tragédies profanes de Racine, Paris, Nizet, 1970.
  11. Voir Sandrine Blondet, Les Pièces rivales des répertoires de l'hôtel de bourgogne, du théâtre du marais et de l'illustre théâtre. Deux décennies de concurrence théâtrale parisienne (1629-1647), Paris, Champion, 2017.
  12.  M. Despréaux [Boileau] avait conseillé à M. Racine de ne pas faire représenter sa tragédie dans le même temps que Pradon devait faire jouer la sienne, et de la réserver pour un autre temps, afin de ne pas entrer en concurrence avec Pradon. Mais la Champmeslé, qui savait son rôle, et qui voulait gagner l’argent [sic], obligea M. Racine à donner sa pièce. » (Correspondance entre Boileau et Brossette, NCR p. 481)
  13. Lettre de Valincour à l’abbé d’Olivet, [in] d’Olivet, Histoire de l’Académie française depuis 1652 jusqu’à 1700, p. 368.
  14. Dans Racine, Pléiade, I, p. 904. La Dissertation a été publiée durant le même temps que les deux pièces (le 10 mars). Rappelons que lorsque l’auteur dit « le Peuple », il ne désigne pas le « public populaire » au sens où on l’entend aujourd’hui : une place au parterre (15 sous) représentait une journée de travail d’un journalier ; seuls artisans et commerçants pouvaient y accéder.
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