Œdipe à Istanbul

Notes

[1] Orhan Pamuk, La Femme aux cheveux roux, Paris : Éditions Gallimard, coll. « Du monde entier », traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy, 2019.

[2] Ferdowsi, Le Livre des Rois, Arles : Actes Sud, collection « Sindbad », traduit du persan par Jules Mohl, extraits choisis et revus par Gibert Lazard, 2002 ; Le Livre des Rois. Histoire légendaire des rois de Perse, Paris : Imago, traduit du persan par Frouzandeh Brélian-Djahanshahi, 2013.

[3] Op. cit., p. 169.

[4] Op. cit., p. 170.

[5] Op. cit., p. 298.

[6] Op. cit., p. 286.

[7] Alain Fleischer, Le Récidiviste, Paris : Éditions du Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2019.

Dans La Femme aux cheveux roux [1], Orhan Pamuk raconte comment un homme est pris au piège d’une alternative dont les termes semblent exactement symétriques : assassiner son père en recommençant l’histoire d’Œdipe telle que la raconte Sophocle, ou assassiner son fils en répétant l’histoire de Rostam telle que la raconte Ferdowsi dans le Livre des Rois [2]. L’histoire de Cem bey est l’histoire d’un recommencement multipliée par l’histoire d’une hésitation, c’est l’histoire d’un dilemme où la quantité de crime est proportionnelle à la quantité de passion, l’histoire d’une récidive où l’identité de l’assassin et l’identité de la victime sont étrangement réversibles.

Cem bey a seize ans. Il aime la littérature et souhaite devenir écrivain. Un matin, son père disparaît ; pour des raisons politiques, peut-être, ou pour des raisons sentimentales. Afin de financer son entrée à l’université, Cem bey s’engage comme apprenti auprès d’un puisatier. Maître Mahmut est dur, brutal, intransigeant. C’est un autre père, plus réaliste, mieux incarné, un père de substitution mais un père perpendiculaire au premier, un père sans femme et sans idéologie, un père linéaire que Cem bey aime autant qu’il le hait et qu’il hait autant qu’il aimerait son père s’il acceptait d’être son fils. Le soir, dans les rues d’Öngören, Cem bey espionne une femme aux cheveux roux qui est comédienne dans une troupe itinérante.

Il est fasciné par cette femme qui a le double de son âge.

Il est obsédé.

Après avoir assisté à la dernière représentation qui s’achève par le combat de Rostam et de son fils Sohrâb, le premier ignorant ou feignant d’ignorer que le deuxième est son fils et que ce fils a promis de « détrôn[er] le cruel shah d’Iran Key Kâvous et [d’]install[er] son père à sa place » [3], Cem bey passe la nuit avec la femme aux cheveux roux, puis il tue maître Mahmut et l’abandonne au fond du puits. De retour à Istanbul, il fait des études de géologie, il devient entrepreneur, il se marie avec une femme qui ne peut pas avoir d’enfant. Il acquiert une immense fortune.

Plus tard, il reçoit une lettre. Un jeune homme qui se prénomme Enver prétend être le fils qu’il aurait eu vingt ans auparavant avec la femme aux cheveux roux. Cem bey retourne à Öngören. Sur les conseils de sa femme, il a pris soin de se munir d’un pistolet. Enver le conduit jusqu’au puits. En chemin il lui raconte comment sa mère a sauvé maître Mahmut et comment celui-ci l’a élevé. Au bord du puits ils se battent comme se sont battus Rostam et Sorhât « sous le regard de leurs armées postées derrière eux » [4] mais l’issue de ce combat est indécidable parce que Cem bey en quoi s’incarne le perpétuel recommencement des mythes fondateurs ne sait plus s’il doit tuer son fils comme il croit avoir tué son père ou s’il doit être tué par son fils pour mettre fin à la réitération des meurtres, il ne sait plus s’il doit rester Œdipe pour préserver Sohrâb ou s’il doit devenir Rostam après avoir été Œdipe, il ne sait plus s’il doit être grec ou persan parce qu’il essaye d’être turc et parce qu’il essaye de maintenir en lui toutes les possibilités de la fiction, parce qu’il s’efforce jusqu’au bout de vivre à la hauteur du livre qu’il n’écrira jamais.

Dans une deuxième partie qui recommence la première parce que toute histoire est l’histoire d’une répétition, parce que toute vie témoigne du retour obsessionnel des mêmes crimes suscités par les mêmes ignorances et les mêmes passions, la femme aux cheveux roux conte comment elle a rencontré Cem bey, comment elle a eu un enfant de lui, et comment cet enfant qui aimait trop son père le haïssait autant que lui-même ignorait le sien. Mais cela ne suffit pas. Cela ne peut pas suffire parce que cela ne suffit jamais, parce que le malheur des hommes exige une intensité supérieure. Elle parle. Elle amplifie la tragédie. Elle exacerbe les paradoxes de l’hubris en apportant une révélation pleine de bruit et de fureur : cette femme pour laquelle le père de Cem bey avait tout quitté, cette femme qui le hantait, c’est elle, évidemment, c’est la femme aux cheveux roux, éprise du père avant que d’être éprise du fils, la femme rouge, la flamme incandescente devenue tout à tour pour Cem bey, dans son ignorance à lui mais dans sa pleine connaissance à elle, dans son entière conscience incendiaire, la deuxième mère, l’épouse nocturne et la mère de son enfant.

Mélange de tous les possibles, convergence de toutes les fictions : Cem bey n’a pas éprouvé le besoin de se crever les yeux car il n’ignore pas que dans la tragédie tout s’accomplira de ce qui doit être accompli. Lors de leur affrontement au bord de ce puits mystérieux qui mène au centre de la Terre, Enver a tiré dans l’œil de Cem bey pour le punir d’avoir voulu assassiner maître Mahmut et pour le punir d’être son père.. Le roman qu’on a lu, la première partie de ce roman dont il semblait que Cem bey était le véritable narrateur, relayé par la femme aux cheveux roux qui recommence l’histoire, n’est finalement rien d’autre que la reconstitution par le fils de la vie de son père, le récit très contestable de son enquête. Cette fois, le fils n’ignore pas qu’il est coupable, mais à l’intérieur de cette culpabilité, ou à proportion de cette culpabilité, il est devenu l’écrivain qu’aurait souhaité être Cem bey en écrivant un livre « aussi crédible qu’une histoire vraie et aussi familier qu’un mythe » [5]. Dans cette histoire trop crédible parce que trop humaine, rédigée par Enver dans une cellule de la prison de Silivri pour apporter la preuve qu’il a « seulement essayé de se défendre contre la colère aveugle d’un homme armé » [6], le fils permet au père de ne pas choisir entre les deux termes de l’alternative : Cem bey ne deviendra jamais Rostam parce qu’Enver ne deviendra jamais Sorhât, Cem bey deviendra toujours Laïos parce qu’il est toujours devenu Œdipe et parce que Jocaste a toujours les cheveux rouges.

Enver prétend qu’il n’est pas coupable d’avoir tué son père. Il s’épuise à convaincre le lecteur qu’il s’agissait de légitime défense mais rien n’est légitime dans cette histoire où un fils neurasthénique doit affronter son père et répondre aux inépuisables questions que pose son existence. D’un certain point de vue, il n’est pas raisonnable qu’un homme soit un père. D’un certain point de vue, il n’est pas acceptable qu’un homme soit un fils et cela Enver ne peut pas l’affronter directement, il n’est pas assez fort pour s’y confronter : il a besoin de passer par des masques, il a besoin de passer par des subterfuges pour admettre son immense culpabilité, pour accepter qu’à son tour, comme son père avant lui, pour d’autres raisons que les siennes mais comme son père malgré lui, il a continué la tragédie, il a perpétué le brasier.

Ainsi éprouve-t-il le besoin de déléguer la narration à des intermédiaires, de céder la parole à son père et à sa mère, car il ne peut pas parler en son nom propre tant qu’il n’aura pas avoué son crime dans toute son extension. La scène de l’affrontement autour de laquelle s’élabore le roman est entourée d’incertitude, de pénombre, de doute, et le lecteur est libre de se demander si Orhan Pamuk donnera une trajectoire grecque ou une trajectoire persane à son roman, mais c’est un jeu, c’est un divertissement d’entracte avant la violence du dénouement : dans le monde du grand écrivain turc il n’y a en vérité aucune ambiguïté, le père sera toujours tué par le fils parce qu’il sera toujours Laïos et le fils tuera toujours le père parce qu’il sera toujours Œdipe, dans un cycle éternel où la réversibilité du père et du fils n’est qu’un jeu de l’esprit, une hypothèse plaisante mais jamais plus qu’un rêve et jamais moins qu’une fiction. Chaque homme est un récidiviste, il recommence à chaque fois l’histoire d’un homme qui a deux jambes le midi et un pistolet le soir mais chaque récidive permet des variations, chaque variation autorise des déplacements où s’inscrit la liberté fondamentale de la littérature puisque « ce qu’on appelle un criminel récidiviste n’est que l’incarnation, dans le registre du pire, d’un être animé comme tous les autres par le désir naturel de reproduire les actes qu’il a accomplis […] pour ne pas cesser d’être celui qu’il est » [7]. C’est cela que raconte Orhan Pamuk, comment un homme devient ce qu’il est et comment il fait en sorte de continuer à l’être de la seule manière qu’il puisse l’être à l’exclusion de toutes les autres, parce que c’est cela que raconte depuis toujours la littérature, c’est cela la matière dont est faite la tragédie, c’est-à-dire une interrogation permanente sur l’origine et les fondements de la culpabilité parmi les hommes.

Notes

[1] Orhan Pamuk, La Femme aux cheveux roux, Paris : Éditions Gallimard, coll. « Du monde entier », traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy, 2019.

[2] Ferdowsi, Le Livre des Rois, Arles : Actes Sud, collection « Sindbad », traduit du persan par Jules Mohl, extraits choisis et revus par Gibert Lazard, 2002 ; Le Livre des Rois. Histoire légendaire des rois de Perse, Paris : Imago, traduit du persan par Frouzandeh Brélian-Djahanshahi, 2013.

[3] Op. cit., p. 169.

[4] Op. cit., p. 170.

[5] Op. cit., p. 298.

[6] Op. cit., p. 286.

[7] Alain Fleischer, Le Récidiviste, Paris : Éditions du Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2019.

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