Molière mauvais acteur tragique ? La fabrique de malentendus en histoire littéraire

Paru dans Littéraire. Pour Alain Viala, Contributions réunies par Marine Roussillon, Sylvaine Guyot, Dominic Glynn et Marie-Madeleine Fragonard, Artois Presses Université, 2018, tome I, p. 287-294.

Notes 

  1. Voir G. Forestier et C. Bourqui, « Comment Molière inventa la “querelle de L’École des femmes” », Littératures Classiques, n° 81, 2013 (« Le temps des querelles »), p. 185-197.
  2. Sur le sujet du vedettariat, voir Le Sacre de l’acteur. Émergence du vedettariat théâtral de Molière à Sarah Bernhardt, [dir. Florence Filipi, Sara Harvey, Sophie Marchand], Paris, Armand Colin, 2017.
  3. « Il est si grand comédien qu’il a été contraint de donner le rôle du Prince jaloux à un autre, parce que l’on ne le pouvait souffrir dans cette comédie qu’il devait mieux jouer que toutes les autres, à cause qu’il en est l’auteur. »
  4. Lettre à l’abbé de Pure, 25 avril 1662.
  5. La Grange fait un point sur la nouvelle composition de la troupe et sur l’ensemble des frais ordinaires pour chaque représentation dans une grande coupure qu’il a pratiquée entre le 9 et le 11 juin.
  6. Quant à la remarque ironique concernant le « remplacement » de Molière dans le rôle titre de Don Garcie de Navarre, on comprend que c’est aussi une plaisanterie : Molière ne s’est pas fait « remplacer » ; Don Garcie est un rôle sérieux et il était désormais tout naturellement interprété par Brécourt ou La Thorillière.
  7. Les deux exemplaires de ce portrait sont aujourd’hui conservés l’un à la Comédie-Française, l’autre au Musée Carnavalet.
  8. Sur cette apothéose offerte à Molière lors de la fête consécutive au mariage du duc d’Enghien, voir notre étude « L’Impromptu de Versailles, de la défense à l’apothéose », dans Le Dramaturge sur un plateau. Le personnage de l’auteur dramatique au théâtre, de l’Antiquité à nos jours [dir. Clotilde Thouret], Paris, Garnier, 2017.
  9. Somaize, Les Véritables Précieuses (février 1660, achevé d’imprimer antidaté en janvier) et Les Précieuses ridicules mises en vers (avril 1660), les deux livres publiés chez Jean Ribou.
  10. Lettre à l’abbé de Pure, 1er décembre 1659.

Si la « guerre comique » de 1663 — improprement rebaptisée « querelle de L’École des femmes » depuis le siècle dernier1 — s’acheva par un triomphe de Molière et fut aussitôt oubliée du public, c’est sur la postérité qu’elle eut le plus de répercussions : des critiques et moqueries qui n’étaient que plaisanteries furent prises au sérieux et constituèrent pour partie le socle de l’image actuelle de Molière. Parmi elles, son médiocre talent pour la tragédie. L’habitude s’est prise désormais de considérer que « les contemporains de Molière » lui auraient reproché sa manière de jouer les rôles sérieux, comme le prouveraient les trois textes qui de son vivant déplorèrent ses piètres capacités dans ce domaine. Or sur ces trois textes, deux, apparus à quelques jours d’intervalle — la Réponse à L’Impromptu de Versailles ou la Vengeance des marquis de Donneau de Visé (achevé d’imprimer le 7 décembre) et L’Impromptu de l’Hôtel de Condé de Montfleury fils (créé à l’Hôtel de Condé le 11 décembre) —, avaient pour but de répliquer directement à L’Impromptu de Versailles, comme l’indiquent leurs titres, et le troisième est la comédie-pamphlet Élomire Hypocondre de Le Boulanger de Chalussay (1670), pour partie rédigé dans les semaines qui suivirent la fin de la « guerre comique » dans l’intention de dresser un portait entièrement à charge d’un Molière fou, fat, simple farceur monté en grade qui ne mérite pas l’admiration qu’on lui porte. Ainsi, en croyant renvoyer aux « contemporains de Molière », on cite en fait des passages étroitement liés à une période bien particulière de sa carrière et intéressés à donner une image négative, comique pour les deux premiers, pitoyable pour le troisième, des capacités d’acteur sérieux de la « première vedette théâtrale » de l’histoire2.

Pour Donneau de Visé et Antoine de Montfleury, il s’agissait de retourner contre Molière la brillante parodie de plusieurs acteurs de l’Hôtel de Bourgogne en train de déclamer du Corneille à laquelle il se livrait dans la première scène de L’Impromptu de Versailles : créé devant le roi et la Cour à la mi-octobre puis lancé au Palais-Royal le 4 novembre, L’Impromptu était alors encore à l’affiche (il y resta jusqu’à la veille de Noël) et trois jours par semaine Molière continuait ainsi à se faire admirer dans son grand jeu d’imitation parodique de quelques vedettes de la troupe rivale, le gros Montfleury en tête. C’était donc de bonne guerre de le prendre à son tour pour cible en tant qu’acteur : dans la Réponse à L’Impromptu (sc. v), comme dans L’Impromptu de l’Hôtel de Condé (sc. iv), qui développe en vers le récit en prose fait par Visé, des personnages se moquent de son jeu tragique et parodient son interprétation de César dans La Mort de Pompée de Corneille.

 

LUCILLE. Je sais bien comment il le faut contrefaire, il n’y a qu’à se boursoufler.
ORPHISE. C’est ainsi qu’il joue lorsqu’il contrefait les autres, mais il est bien moins supportable dans son jeu naturel.
ARISTE. Si j’étais comédien, je le contreferais à merveille.
ALCIPE. Dites-vous vrai ?
CLEANTE. Voyons un peu, de grâce.
ARISTE. Je le veux bien. Voici comment il fait lorsqu’il joue dans Pompée. Ariste sort du théâtre et rentre en marchant comme le Peintre, et dit : Voyez-vous cette démarche ? Examinez bien s’il ne fait pas de même. Voici comme il récite de profil :
« Connaissez-vous César de lui parler ainsi, etc. »
Après ces vers, il dit : Examinez bien cette hanche, c’est quelque chose de beau à voir. Il récite encore quelquefois ainsi, en croisant les bras et en faisant un hoquet à la fin de chaque vers.
Là tous les acteurs rient.

(Jean Donneau de Visé, Réponse à L’Impromptu de Versailles ou la Vengeance des marquis, sc. v)

 

ALCIDON Il est vrai qu’il récite avecque beaucoup d’art,
Témoin dedans Pompée alors qu’il fait César.
Madame, avez-vous vu, dans ces tapisseries,
Ces héros de romans ?
LA MARQUISE. Oui.
LE MARQUIS. Belles railleries !
ALCIDON. Il est fait tout de même : il vient le nez au vent,
Les pieds en parenthèse et l’épaule en avant,
Sa perruque qui suit le côté qu’il avance,
Plus pleine de laurier qu’un jambon de Mayence,
Les mains sur les côtés, d’un air peu négligé,
La tête sur le dos comme un mulet chargé,
Les yeux fort égarés, puis débitant ses rôles,
D’un hoquet éternel sépare ses paroles,
Et lorsque l’on lui dit : "Et commandez ici",
Il répond :
"Connaissez-vous César de lui parler ainsi ?
Que m’offrirait de pis la fortune ennemie,
A moi qui tiens le sceptre égal à l’infamie" ?
LE MARQUIS. Mais tu ne songes pas bien à ce que tu fais !
Parle donc, notre ami, nous sommes au Palais.

(Antoine de Montfleury, L’Impromptu de l’Hôtel de Condé, sc. IV)

Molière les yeux égarés, marchant de travers, perruque ridicule mal plantée sur la tête, déclamant sans pouvoir réprimer une sorte de hoquet, et en hurlant comme un forcené ? Bref, si mauvais acteur sérieux que, si l’on en croit Donneau de Visé quelques lignes plus haut, il se serait fait remplacer dans le rôle-titre de Don Garcie de Navarre pour tenter de relancer la pièce au début du mois de novembre 16633 ? La chose paraît donc entendue. Elle ne va pourtant pas de soi. Si nous regardons le parcours de Molière, nous observons qu’il avait commencé à s’imposer au fil des années comme le premier acteur tragique de sa troupe avant qu’il n’invente un nouveau jeu comique et n’écrive pour lui-même des rôles à la mesure de cette innovation qui le détournèrent progressivement du théâtre tragique. Mais il y a plus important : lorsqu’il fut moqué dans son actio d’acteur sérieux en décembre 1663, cela faisait plus d’une année et demi qu’il avait cessé de jouer la tragédie, et deux ans et demi que Don Garcie de Navarre avait été retiré de l’affiche. Quant à son rôle de César dans La Mort de Pompée, cible de la parodie, on ne l’avait plus vu l’interpréter depuis longtemps puisque sa troupe cessa de mettre cette tragédie à son programme après 1659…

Autant dire que c’est autre chose qui s’est joué en décembre 1663, autre chose que ce qu’ont cru les historiens du 19e siècle qui ont achevé d’élaborer la vulgate moliéresque et l’on transmise jusqu’à aujourd’hui. Et que peut-être l’acteur Molière n’était pas ce que l’on croit.

*

Pour comprendre ce qui a pu se jouer alors, il faut revenir brièvement sur l’histoire de la Troupe de Monsieur, telle que nous permet de la reconstituer l’extrait des registres de comptes entrepris une dizaine d’années après la mort de Molière par le comédien La Grange et improprement rebaptisé au XIXe siècle « Registre de La Grange ». Nous y découvrons que durant l’année théâtrale 1661-1662, la troupe avait cessé de jouer des tragédies à mi-saison (le 4 septembre 1661), et que, après ce grand trou, elle avait repris Venceslas de Rotrou expressément pour la dernière séance de la saison le 26 mars 1662. Choix surprenant si l’on considère que cette tragédie n’avait plus été jouée depuis le 28 mai 1660 — elle accompagnait alors le lancement du Cocu imaginaire — et qu’on avait décidé de proposer ce 26 mars 1662 la même association Venceslas-Cocu. À qui ou à quoi rendait-on hommage le jour où Molière faisait ses adieux aux rôles sérieux ?

Toujours est-il qu’à la réouverture du théâtre, le vendredi 21 avril, on était revenu au « tout-comédie » : Le Cocu imaginaire restait à l’affiche, mais Venceslas avait cédé sa place au Gouvernement de Sanche Pansa. Rien de changé en apparence pour le sort dévolu à la tragédie au Palais-Royal. Sauf qu’une lettre de Corneille nous apprend une semaine plus tard que des comédiens du Marais avaient prévu de rejoindre la troupe de Molière durant le relâche de Pâques, avant de devoir renoncer : « Quelques-unhttps://eduscol.education.fr/odysseum/catharsis-de-la-tragedie-grecque-au-cinema-dhorres, à ce qu’on m’a dit, ont pensé passer au Palais-Royal ; je ne sais pas ce qui les a retenus au Marais4 ». Cet empêchement de dernière minute était-il le fait du duc de Guise, protecteur de la troupe, qui avait pu vouloir contenir l’hémorragie tandis que, de son côté, la meilleure actrice tragique du moment, Mlle Des Œillets, venait justement de quitter le Marais pour l’Hôtel de Bourgogne ? On ne sait. On connaît seulement, grâce à la suite des événements, l’identité des comédiens en question. Il s’agissait de La Thorillière et de Brécourt, deux acteurs de talent, capables de jouer dans tous les registres, et au premier chef, la tragédie.

Leur faux départ nous apprend en tout cas que la troupe de Molière tenait depuis un certain temps à s’élargir et à repenser son mode de fonctionnement — tout en confirmant que Venceslas le 26 mars constituait bien une représentation d’adieu. L’extraordinaire succès de l’acteur comique Molière le faisait réclamer dans ses comédies et faisait regretter qu’il gâche encore quelquefois son talent dans des rôles tragiques où, ne sortant pas du lot comme dans ses interprétations comiques, il ne recevait pas les mêmes applaudissements. En outre, la double programmation pratiquée de plus en plus fréquemment — deux pièces par séance, l’équivalent de six actes — faisait reposer trop de poids sur les épaules de l’acteur vedette, qui jouait ainsi souvent deux rôles principaux au cours de la même après-midi, sans compter que, étant aussi « l’orateur » de la troupe, il enchaînait ensuite avec un court boniment pour faire l’annonce des spectacles à venir. Les deux nouvelles recrues devaient lui permettre de se retirer des pièces sérieuses et même des vieilles comédies du répertoire afin de se consacrer exclusivement à ses propres pièces : pour les jouer et pour en écrire de nouvelles.

Du coup, Molière et ses compagnons ne se résignèrent pas à se voir privés des comédiens du Marais sur lesquels ils comptaient. Ils profitèrent d’un séjour au château de Saint-Germain-en-Laye (du 8 au 15 mai) où toute la famille royale s’était rendue pour une semaine de chasse et où ils jouèrent exclusivement des comédies — cinq de Molière ainsi que Dom Japhet d’Arménie de Scarron et Le Geôlier de soi-même (Jodelet prince) de Thomas Corneille — et ils trouvèrent facilement l’occasion de solliciter le roi, peut-être directement à l’issue d’une représentation, ou au « petit lever » avec l’appui de membres influents de son entourage. Revenus à Paris le 15 mai, les comédiens étaient en mesure de faire savoir aux « sieurs de La Thorillière et de Brécourt » que, par ordre royal, ils étaient invités à quitter le Marais pour la troupe de Monsieur. Leur arrivée était prévue pour la mi-juin5. Le temps de répéter avec eux une nouvelle pièce et le vendredi 23 juin, à la veille de quitter Paris pour un nouveau séjour à Saint-Germain, la troupe donna dans sa salle du Palais-Royal la plus récente tragédie de Pierre Corneille, Sertorius. Elle avait été créée le 25 février précédent au Marais et n’était pas encore tombée dans le domaine public (elle fut imprimée en juillet), mais comme la troupe de la rue Vieille-du-Temple, provisoirement décimée par les transferts, ne pouvaient plus la jouer et que Brécourt et La Thorillière avaient apporté avec eux des copies de la pièce, on sauta sur l’occasion d’offrir au public une sorte d’avant-première. Ce fut loin d’être un succès (152 livres), mais ce n’était pas grave car c’était avant tout un signal : on était averti que le Palais-Royal revenait dans l’espace tragique. C’était aussi une répétition générale : le lendemain, la troupe s’en allait passer sept semaines à Saint-Germain où elle ne manqua pas d’alterner comédies de Molière et tragédies de Corneille. Et au retour, en août, on mit aussitôt à l’affiche Rodogune et Héraclius : la tragédie était bel et bien relancée au Palais-Royal, mais sans Molière désormais. Il avait mieux à faire.

*

Dans ces conditions, pourquoi se moquer en décembre 1663 du jeu tragique de Molière, qui n’était plus d’actualité, et pourquoi s’en prendre à son interprétation du César de La Mort de Pompée — que sa troupe avait cessé de représenter depuis 1659 — à l’exclusion de tout autre personnage de tragédie qu’il avait pu jouer ? Visé et le jeune Montfleury tenaient à retourner contre lui sa parodie des comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, mais comme cela faisait presque deux ans qu’on ne le voyait plus jouer le sérieux et que le médiocre succès de la troupe dans ce registre n’avait jamais permis qu’il se fît particulièrement remarquer dans un rôle tragique, le public n’avait pas en tête d’interprétation sérieuse notable, qu’il eût été particulièrement drôle de parodier6. Les deux auteurs eurent ainsi l’idée de caricaturer Molière à partir du seul rôle que la plupart des lecteurs de la Réponse à l’Impromptu et des spectateurs de L’Impromptu de l’Hôtel de Condé avaient toute chance de bien connaître. Ce n’était pas un rôle « en acte », mais peu importait pour la parodie. Tout le monde connaissait bien alors le portrait de Molière en César que Nicolas Mignard avait commencé à peindre à Avignon et qu’il avait sans doute achevé à Paris autour de 1660. Car le comédien et le peintre en étaient si satisfaits qu’un second exemplaire, rigoureusement identique, était sorti de l’atelier de l’aîné des Mignard, qui devait être accroché en un lieu accessible au plus grand nombre7.

Molière

 

La parodie de l’interprétation par Molière du rôle de César était donc en fait destinée à faire un plaisant contraste avec la pose solennelle d’acteur tragique qu’il avait adoptée pour son portrait. Et c’est bien pour cela qu’il est fait allusion dans les vers de Montfleury au fait que sa perruque est « pleine de lauriers » : loin d’être les lauriers qu’un acteur porterait en scène accrochés à sa perruque, ce sont les lauriers posés sur le Molière-César du tableau. Quoi de plus drôle que de le parodier perruque en tête (mal posée), marchant de travers, déclamant de profil et affligé d’un hoquet — plaisant détournement de deux innovations, sans lien entre elles, qu’il avait apportées l’une dans le jeu tragique et l’autre dans le jeu comique ? Cherchant à jouer plus « naturellement » la tragédie, il semble avoir un peu assoupli la déclamation frontale et de trois-quarts en permettant quelquefois à ses acteurs de réciter quelques vers tournés les uns vers les autres, et c’est pourquoi la parodie le faisait entrer en scène en marchant de travers et réciter de profil. Quant aux « pieds en parenthèse », aux « yeux égarés » et au hoquet, ils étaient au cœur de sa révolution comique : outre la démarche à l’italienne, jambes arquées, de Sganarelle, les grimaces (yeux et bouche) de Sganarelle et d’Arnolphe s’accompagnaient de soupirs, petits cris et effets de respiration coupée, qu’il alla jusqu’à traduire dans le texte même de L’École des femmes par des « Ouf », des « Quoi » et des « Euh ». En somme, un « hoquet » comique soigneusement travaillé, et si peu en rapport avec les beaux alexandrins écrits par Corneille pour le rôle de César que l’effet de discordance dut être irrésistible lorsque la Troupe Royale joua L’Impromptu de l’Hôtel de Condé — sans qu’on sache, hélas, lequel des comédiens de l’Hôtel parodia Molière en sa présence lors de la grande soirée du 11 décembre 1663 qui vit les deux troupes enchaîner chez Condé devant le roi et la Cour La Critique de L’École des femmes, Le Portrait du Peintre, L’Impromptu de Versailles et L’Impromptu de l’Hôtel de Condé8.

*

Cette moquerie ne pouvait avoir d’effet sur l’image de Molière auprès de ses contemporains puisque, justement, il ne jouait plus de rôle sérieux. Si elle resta dans les mémoires auprès de certains, c’est qu’elle s’inscrivait dans une veine critique apparue dès 1660 dans les différents textes que publia Antoine Baudeau de Somaize pour exploiter le succès des Précieuses ridicules tout en attaquant leur auteur, rabaissé au rang de farceur9 ; la troupe elle-même fut aussitôt rangée par Thomas Corneille comme seulement bonne à jouer des « bagatelles10 ». Et c’est de tout cela que le venimeux Le Boulanger de Chalussay fit son miel en composant, dès 1664 semble-t-il, la partie de son Élomire Hypocondre (1670) qui se présente comme une inversion ridicule de L’Impromptu de Versailles dans laquelle Molière, contesté par ses comédiens, est traité de farceur et se montre incapable d’interpréter correctement les vers de pastorale dont il veut éblouir ceux qui le critiquent (IV, 4).

On comprend que dès les premiers textes biographiques parus après sa mort ait pu se former l’idée que le génial acteur comique n’avait peut-être pas été un bon acteur tragique et même, pourquoi pas, qu’il s’était jeté dans le comique à cause de son incapacité à réussir dans le tragique. Avec la redécouverte des textes de la « guerre comique » au XIXe siècle, nombre d’historiens ont pris pour argent comptant les passages où Molière est moqué dans les deux répliques à L’Impromptu de Versailles lancées par Visé et Montfleury en 1663 puis dans Élomire Hypocondre. Et l’idée s’est universellement imposée depuis : Molière génial acteur comique aurait été un piètre acteur tragique. Un de ces beaux malentendus dont l’histoire de la littérature ne cesse de régaler ses lecteurs depuis deux siècles.

Paru dans Littéraire. Pour Alain Viala, Contributions réunies par Marine Roussillon, Sylvaine Guyot, Dominic Glynn et Marie-Madeleine Fragonard, Artois Presses Université, 2018, tome I, p. 287-294.

Notes 

  1. Voir G. Forestier et C. Bourqui, « Comment Molière inventa la “querelle de L’École des femmes” », Littératures Classiques, n° 81, 2013 (« Le temps des querelles »), p. 185-197.
  2. Sur le sujet du vedettariat, voir Le Sacre de l’acteur. Émergence du vedettariat théâtral de Molière à Sarah Bernhardt, [dir. Florence Filipi, Sara Harvey, Sophie Marchand], Paris, Armand Colin, 2017.
  3. « Il est si grand comédien qu’il a été contraint de donner le rôle du Prince jaloux à un autre, parce que l’on ne le pouvait souffrir dans cette comédie qu’il devait mieux jouer que toutes les autres, à cause qu’il en est l’auteur. »
  4. Lettre à l’abbé de Pure, 25 avril 1662.
  5. La Grange fait un point sur la nouvelle composition de la troupe et sur l’ensemble des frais ordinaires pour chaque représentation dans une grande coupure qu’il a pratiquée entre le 9 et le 11 juin.
  6. Quant à la remarque ironique concernant le « remplacement » de Molière dans le rôle titre de Don Garcie de Navarre, on comprend que c’est aussi une plaisanterie : Molière ne s’est pas fait « remplacer » ; Don Garcie est un rôle sérieux et il était désormais tout naturellement interprété par Brécourt ou La Thorillière.
  7. Les deux exemplaires de ce portrait sont aujourd’hui conservés l’un à la Comédie-Française, l’autre au Musée Carnavalet.
  8. Sur cette apothéose offerte à Molière lors de la fête consécutive au mariage du duc d’Enghien, voir notre étude « L’Impromptu de Versailles, de la défense à l’apothéose », dans Le Dramaturge sur un plateau. Le personnage de l’auteur dramatique au théâtre, de l’Antiquité à nos jours [dir. Clotilde Thouret], Paris, Garnier, 2017.
  9. Somaize, Les Véritables Précieuses (février 1660, achevé d’imprimer antidaté en janvier) et Les Précieuses ridicules mises en vers (avril 1660), les deux livres publiés chez Jean Ribou.
  10. Lettre à l’abbé de Pure, 1er décembre 1659.
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