Marivaux, témoin de son siècle Une société en pleine mutation

Entre tradition littéraire (permanence des stéréotypes) et transposition plus ou moins explicite d’une « idéologie » contemporaine (influence du système des idées, valeurs et courants de pensée répandus à une période historique donnée), les auteurs renvoient dans leurs œuvres l’image de la société dans laquelle ils vivent. Pour Marivaux, dont la manière de penser et la sensibilité esthétique se sont épanouies avec la Régence, la comédie se fait aussi le théâtre/miroir d’une société française en pleine mutation. « Trop brillant XVIIIe siècle ! À qui feuillette le livre de ses exploits, soirées fastueuses de Versailles, grandes réceptions chez Mme du Deffand, séances solennelles des académies de Berlin, de Dijon, de Montpellier, il donne l’impression d’un monde qui se hâte. […] Le temps passe trop vite à ces jeux de l’esprit, à ces jeux où tout un monde est à la question ; « après moi, le déluge » aurait dit le bien-aimé Louis XV. […] Le plus vrai du mot est justement que chacun sent le déluge » (G. Duby et R. Mandrou, Histoire de la civilisation française, tome II, A. Colin, 1984, rééd. Le Livre de Poche, coll. Références, 1993).
Un siècle qui s’ouvre dans la fête retrouvée et se clôt sur une révolution.


La Régence : « Tout un siècle en huit années » (Michelet, Histoire de France)

Grâce à l’action énergique de Philippe d’Orléans, neveu de Louis XIV, qui exerce la régence entre 1715 et 1723, et de son ministre Dubois (voir l’interprétation du  choix de ce nom pour le valet des Fausses Confidences), le régime monarchique tend à rompre avec la pesante politique absolutiste de Louis XIV. En réaction immédiate à toutes les pruderies imposées pendant la fin de son règne, la licence effrontément « libertine » des « roués » familiers du Régent, installé au Palais-Royal à Paris, balaie l’austérité affichée des courtisans de Versailles, jusque-là soumis à la vigilante et dévote censure de Madame de Maintenon (épouse morganatique de Louis XIV).
C’est le temps du luxe des « fêtes galantes », du cynisme et de l’incrédulité, de la quête de la jouissance sous toutes ses formes, mais aussi d’un élan de libération que le pouvoir ne pourra plus  arrêter : « Le meilleur signe de ces libertés nouvelles est sans doute la publication en 1721 par un parlementaire bordelais à la plume alerte, de ce livre léger, risqué, où le portrait de la France est une charge ironique qui n’épargne rien : ce Persan né malin ne se permet-il pas le plus grand crime en dénigrant la protection religieuse dont la monarchie française est assurée depuis des siècles ? […] Le ton est donné : ce siècle de libres paroles ne respecte rien. » (Histoire de la civilisation française, o. c.). De fait, les Lettres persanes  n’ont pas fini d’alimenter la verve corrosive des intellectuels : Delisle de la Drevetière (Arlequin sauvage, 1721) et Marivaux (L’Île des esclaves, 1725) y puisent aussitôt.
Cependant, les privilégiés du système social, qu’ils soient nobles ou riches bourgeois, n’éprouvent guère de honte à vivre dans le luxe et les plaisirs, tandis que les « manants » s’acharnent au travail : la vie mondaine française n’a jamais été aussi brillante et seuls demeurent perdus au fond de leur campagne, au milieu des paysans incultes, les petits hobereaux ruinés qui n’ont plus assez de biens pour tirer parti de la grande prospérité du moment.
« La Régence n’est pas seulement un temps de fête galante pour se remettre d’une fin de règne confite dans la bigoterie. Le libertinage qui donne son style au Régent et à la Cour participe d’une large remise en cause des certitudes. Il n’est pas jusqu’à l’autorité des Anciens qui ne soit ébranlée : les Modernes (Marivaux prendra leur défense) refusent d’admirer par principe les œuvres léguées par l’Antiquité, ils parient sur la créativité des langues vivantes, ils libèrent de leurs modèles la littérature et les arts. Du politique au religieux, de l’économie à l’esthétique, la vieille hiérarchie des valeurs se défait, dans l’euphorie ou l’inquiétude » (M. Delon, « Les lumières entre l’euphorie et l’angoisse », article du Magazine littéraire, juillet-août 1993).


La puissance de l’argent

Le bouleversement économique et social est aussi grand que celui des mœurs. Après les ravages des guerres incessantes, une relative stabilité dans l’équilibre politique européen assure la tranquillité dans les campagnes et un essor spectaculaire des affaires, qui favorisent une poussée démographique importante. À partir de 1730, il est manifeste que l’ensemble de la France profite d’un accroissement en hommes et en biens : fondamentalement rurale (85 % de la population vit à la campagne), elle est le pays le plus peuplé de l’Europe occidentale. La prospérité des villes fait naître un urbanisme remarquable : précieux hôtels particuliers parisiens (le faubourg Saint-Germain, par exemple), mais aussi essor des villes provinciales (ainsi Riom où Marivaux fit ses études) et des ports (Bordeaux, Nantes) enrichis par le commerce colonial, dont le commerce « triangulaire » de la traite des esclaves africains vendus aux Amériques.
Le pouvoir grandissant de l’argent s’est déjà manifesté dans l’institution de la Compagnie des fermiers généraux, quarante financiers chargés au siècle précédent par Colbert de l’ensemble des droits de perception pour le trésor royal, moyennant de substantiels bénéfices personnels. La littérature en a vite tiré le type caricatural du financier cupide : ainsi, en 1709, éclate l’affaire « Turcaret ». La comédie de Lesage fait scandale au Théâtre-Français : les « traitants » (le terme désigne les fermiers généraux receveurs des finances), se sentant ridiculisés dans le personnage odieux de Turcaret, essayent de s’opposer à sa représentation, mais le duc d’Orléans (futur Régent) ordonne aux comédiens de jouer. Il est vrai que la satire des mœurs dissimule à peine, volontairement ou non de la part de son auteur, une campagne politique délibérée, inspirée par le régime pour détourner la colère du peuple sur des « boucs émissaires » : les caisses royales vidées par les guerres, l’extrême rigueur de l’hiver 1708-1709 et la famine qui s’ensuivit étaient sans doute des fléaux bien pires que les financiers !
Cependant, la noirceur satirique de Lesage ébauche avec une verve brillante les prémices d’un cynisme subversif : face aux riches parvenus, l’appétit de fortune campe une nouvelle espèce, celle des serviteurs fourbes prêts à toutes les ruses pour s’enrichir à leur tour. Ce que le Crispin de Regnard (Le Légataire universel, 1708), hérité du Scapin de Molière, avait encore de ludique et de sympathique, disparaît avec l’efficacité calculatrice des escrocs Frontin et Lisette de Turcaret. Pour réussir sans vergogne, l’une est prête à épouser « le premier riche faquin » qui se présentera (Turcaret, III, 11), l’autre à voler son maître en gardant pour lui l’argent qu’il a soutiré au financier. Reprenant à sa façon le programme affiché par le Scapin de Regnard - «  Je prétends, à l’avenir, travailler pour mon compte ; ceci fini, je veux devenir maître à mon tour » (La Sérénade, 1694) -, Frontin l’effronté triomphe avec la plus grande insolence en jetant au public les derniers mots de la pièce : « Voilà le règne de M. Turcaret fini ; le mien va commencer » (Turcaret, V, 14).
Dans cette époque soucieuse de plaisirs et de profits, le pouvoir de l’argent trouve son expression la plus significative avec le fameux épisode du système de Law (1716-1720). Le banquier écossais entreprend un projet aussi audacieux que visionnaire : lancer une souscription pour créer une banque centrale qui ferait circuler du papier-monnaie. Tout d’abord, le succès est considérable, mais le système s’emballe rapidement jusqu’à l’inévitable faillite : elle ruine rentiers, propriétaires de capitaux, bourgeois qui ont emprunté ou vendu terres et maisons pour participer à la fortune promise du Mississippi. Marivaux, qui a lui-même investi une grande partie de ses biens dans l’affaire, est partiellement ruiné par la banqueroute : il y fait allusion dans un petit chef-d’œuvre d’ironie grinçante, Le Chemin de la Fortune ou Le Saut du fossé, une suite de scènes qu’il n’a pas écrites pour être jouées, mais pour être publiées dans les 3e et 4e feuilles du Cabinet du philosophe (1734). Cependant la spéculation a aussi enrichi considérablement les plus habiles, nobles ou laquais bien placés pour connaître les nouvelles et pratiquer l’agiotage qui a sévi pendant plus de deux ans.
Un phénomène contradictoire qui offre une belle occasion à Montesquieu de dénoncer les signes proprement « prophétiques » d’une mutation irréversible : « Tous ceux qui étaient riches il y a six mois sont à présent dans la pauvreté, et ceux qui n’avaient pas de pain regorgent de richesses. Jamais ces deux extrémités ne se sont touchées de si près. L’Étranger a tourné l’État comme un fripier son habit : il fait paraître dessus ce qui était dessous, et, ce qui était dessous, il le met à l’envers. Quelles fortunes inespérées, incroyables même à ceux qui les ont faites ! Dieu ne tire pas plus rapidement les hommes du néant. Que de valets servis par leur camarades et peut-être demain par leurs maîtres ! Tout ceci produit souvent des choses bizarres. Les laquais qui avaient fait fortune sous le règne passé vantent aujourd’hui leur naissance ; ils rendent à ceux qui viennent de quitter leur livrée dans une certaine rue [c’est-à-dire la rue Quincampoix où se trouvait le siège de la banque de Law] tout le mépris qu’on avait pour eux il y a six mois ; ils crient de toute leur force : "La noblesse est ruinée ! Quel désordre dans l’État ! Quelle confusion dans les rangs ! On ne voit que des inconnus faire fortune !" Je te promets que ceux-ci prendront bien leur revanche sur ceux qui viendront après eux, et que, dans trente ans, ces gens de qualité feront bien du bruit. » (Rica à Ibben, Lettres persanes, lettre 138). « Une fois l’émeute apaisée, les affaires du banquier écossais réfugié en Italie liquidées, Paris s’est trouvé « enrichi », à l’étonnement des uns et à l’indignation de beaucoup, comptant quelques centaines peut-être de nouveaux riches, promptement installés dans de beaux hôtels, menant grand train à leur tour, amateurs, comme seuls les parvenus savent l’être, de toutes les nouveautés du temps. » (Histoire de la civilisation française, o. c.).
Le phénomène (commerce de l’argent par l’intermédiaire des banques, spéculation effrénée) apparaît comme une sorte de mirage tout à fait révélateur d’un nouvel état d’esprit : l’instabilité des fortunes condamne les anciennes valeurs aristocratiques et introduit l’espoir d’un monde nouveau où toutes les hardiesses sont permises. Désormais la « condition » (rang social, place dans la société, classe au sens moderne) se mesure à l’avoir (la richesse) plus qu’à l’être (la naissance) : alors que les institutions restent encore très figées, un nouvel « homme de condition » prend conscience d’une nouvelle puissance de classe. Cependant, dans la seconde moitié du siècle, l’activité économique entre en régression : la grave crise financière provoquée par les conséquences de la banqueroute est aggravée par les dépenses qu’occasionne l’entretien des troupes engagées aux côtés des « Insurgents » dans la guerre d’Indépendance américaine (1776-1778). Les réformes du directeur général des finances Necker, deux fois renvoyé puis rappelé par Louis XVI, finissent par un échec politique que la convocation des États généraux ne pourra enrayer : la Révolution est désormais inévitable ; elle consacrera le triomphe du Tiers État.

Les Lumières des Salons et de la philosophie

« Le temps des philosophes a été assurément une période de grande prospérité, dont les richesses ont irrigué la vie française tout entière, comparable au long XVIe siècle, jusque dans ses appétits de luxe, de renouvellement ; mais la réussite du XVIIIe siècle apparaît plus globale, touchant l’ensemble de la société, et non pas seulement les villes ; et l’écho des impatiences renaissantes s’est multiplié et modifié : à l’humanisme épris des seules leçons de l’Antiquité, amour violent et exclusif du XVIe siècle, répond déjà un nouvel humanisme tourné vers l’action, soucieux d’agir et non pas seulement de connaître » (Histoire de la civilisation française, o. c.).
Il ne faut pas oublier, cependant, qu’une très large partie de la population reste complètement illettrée, sinon analphabète, et que le français est loin de s’être imposé sur tout le territoire : « La langue française n’est en usage que dans les principales villes sur les routes de communication et dans les châteaux », écrivent les Amis de la Constitution de Limoges au début de la Révolution. Le jargon des paysans au théâtre témoigne de cet écart culturel entre ville et campagne.
Quant à la réflexion sur les « conditions » - au sens moderne de « classes » dans l’édifice social - , elle manifeste un même écart selon la conscience des individus, plus ou moins « enracinés » dans un milieu (ville/campagne, nobles/manants, maîtres/valets) et dans une tradition séculaire. Dans ce domaine, la relation maîtres/serviteurs est évidemment tributaire de préjugés stéréotypés depuis l’Antiquité comme des convictions morales et religieuses. À la fin du XVIIe siècle, un grand intendant note : « Il y a des maîtres si inhumains qu’ils ménagent moins leurs valets que leurs chevaux, parce que les valets ne leur coûtent point d’argent » ; tandis que la duchesse de Liancourt instruit ainsi sa  petite-fille : les domestiques « sont de même nature et de même qualité que vous devant Dieu », mais elle s’empresse de les lui présenter comme « des gens que Dieu a réduits en ce monde dans l’état de servitude pour aider votre infirmité durant que vous remédiez à leur misère, et qui doivent gagner le ciel par cette humiliation comme vous devez le gagner par le soin que vous prendrez de leur conduite. »
Entre pragmatisme cynique et charité chrétienne, le serviteur est encore loin d’échapper à son statut d’instrument condamné à accepter son humilité/humiliation (du latin humilis, "bas" parce que au ras du sol) sans broncher. Madame de Puisieux écrit en 1749 : « Dieu a donné au peuple une insensibilité et une âme proportionnée à sa condition. Qui nous aurait rendu les services auxquels nous les avilissons, s’ils eussent pensé et senti comme nous ? ». Cependant, des voix ont commencé à s’élever pour rappeler quelques principes d’humanité plus conformes aux positions du stoïcien Sénèque (voir "L'esclavage dans l'Antiquité") : ainsi la Marquise de Lambert, dont Marivaux fréquente le salon, constate - mais sans contester ! - que la condition servile a été établie « contre l’égalité naturelle des hommes » (1728).
C’est la position des Lumières : « J’ignore ce qui est arrivé dans l’ordre des temps ; mais, dans celui de la nature, il faut convenir que, les hommes naissant tous égaux, la violence et l’habileté ont fait les premiers maîtres ; les lois ont fait les derniers. » (Voltaire, Dictionnaire philosophique, article « Maître »). Mais ici encore la constatation ne conduira pas jusqu’à la contestation. De fait les philosophes, de Montesquieu à Voltaire, ne sont pas des révolutionnaires au sens moderne du terme, mais des « libéraux » : ils cherchent plus à réformer le régime qu’à le détruire ; ils accepteraient volontiers une monarchie « éclairée » qui suivrait leurs conseils. Il n’est donc pas question de mettre les esclaves à la place des maîtres : l’utopie relègue l’inversion au rang de fantasme propre à faire rire (L’Île des esclaves) ; la réalité ne peut que la contredire : n’y a-t-il pas des maîtres et des serviteurs en Angleterre, ce modèle de monarchie « éclairée » si cher à Voltaire ? En fin de compte, c’est Rousseau qui ira beaucoup plus loin : son Contrat social  définit une nouvelle souveraineté fondée sur l’égalité civile de tous les citoyens, son Discours sur l’origine de l’inégalité condamne avec intransigeance tous les privilèges et les ordres privilégiés, mais aussi l’oisiveté mère de tous les vices : « Riche ou pauvre, puissant ou faible, tout citoyen oisif est un fripon. »
Dans cette réflexion des intellectuels sur les principes égalitaires, il est évident que le problème de l’instruction de la « masse » populaire est loin d’être résolu : faut-il « instruire nos ouvriers comme nous instruisons nos lettrés ?  » Voilà précisément le débat que met en scène Voltaire en prenant la précaution de le mettre dans la bouche d’un fakir (Bambabef, représentant stéréotypé des dispensateurs de superstitions religieuses) qui « soutenait que le peuple a besoin d’être trompé » et d’un disciple de Confucius (Ouang, représentant de la sagesse philosophique) qui « prétendait qu’il ne faut jamais tromper personne » :
« Bambabef - Quoi ! vous croyez qu’on peut enseigner la vérité au peuple sans la soutenir par des fables ? Ouang - Je le crois fermement. Nos lettrés sont de la même pâte que nos tailleurs, nos tisserands et nos laboureurs. Ils adorent un Dieu créateur, rémunérateur et vengeur. Ils ne souillent leur culte ni par des systèmes absurdes, ni par des cérémonies extravagantes ; et il y a bien moins de crimes parmi les lettrés que parmi le peuple. Pourquoi ne pas daigner instruire nos ouvriers comme nous instruisons nos lettrés ? Bambabef - Vous feriez une grande sottise ; c’est comme si vous vouliez qu’ils eussent la même politesse, qu’ils fussent jurisconsultes : cela n’est ni possible ni convenable. Il faut du pain blanc pour les maîtres et du pain bis pour les domestiques. Ouang - J’avoue que tous les hommes ne doivent pas avoir la même science ; mais il y a des choses nécessaires à tous. Il est nécessaire que chacun soit juste, et la plus sûre manière d’inspirer la justice à tous les hommes, c’est de leur inspirer la religion sans superstition. » (Voltaire, Dictionnaire philosophique, article « Fraude », sous-titré « S’il faut user de fraudes pieuses avec le peuple ? »).
Écho évident des débats de salons distingués : on entend bien dans l’aveu du philosophe « éclairé » que la religion, dispensée à tous, est le plus sûr garant de la justice et de la paix sociales, alors que « la science » reste le privilège de certains. En un sens Voltaire n’est pas très éloigné de la charité chrétienne de l’aristocratique Madame de Liancourt. La « politesse » - au sens des mœurs « policées » des lettrés - et les connaissances de ceux qui détiennent l’autorité (les « jurisconsultes ») sont le « pain blanc » des maîtres auquel leurs serviteurs ne sauraient avoir le droit de goûter !
De fait, c’est une opinion commune et très rarement contestée, même chez les intellectuels les plus audacieux, de penser avec une commisération plus ou moins sincère que les « petites gens » peuvent se passer de toute instruction pour continuer de vivre dans leurs préjugés grossiers. Cependant, lire et écrire est vite devenu indispensable au personnel domestique de plus en plus nombreux qui partage la vie - et les intrigues ! - de maîtres cultivés et spirituels. Les grands valets de théâtre manifestent cet incontestable vernis qui les distingue du milieu paysan dont ils sont pourtant le plus souvent issus (voir le « distingué » Merlin face aux rustauds Blaise et Colette dans Les Acteurs de bonne foi, Marivaux, 1757). La diffusion des idées des Lumières et la propagation des ferments révolutionnaires restent des phénomènes essentiellement urbains, réservés à ceux qui vivent précisément dans un univers « policé ».
Depuis le siècle précédent, les Salons sont devenus le point de rencontre obligé de cette élite intellectuelle, mondaine et raffinée, qui brille par son esprit et « agite » les points de vue des penseurs « progressistes » à la mode ; ils contribuent à la notoriété des écrivains auprès de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie. Promus par des femmes spirituelles et cultivées (la marquise de Rambouillet, Mademoiselle de Scudéry au XVIIe siècle) qui organisent de véritables « bureaux d’esprit » dans leurs riches demeures, les salons ont d’abord une fonction de divertissement aristocratique avant de devenir « philosophiques » à partir du milieu du siècle : la duchesse du Maine, petite-fille du grand Condé, offre des fêtes somptueuses dans son château de Sceaux (Voltaire y fit une lecture du Zadig qu’il venait d’achever) ; Madame de Lambert, qui écrit elle-même des « ouvrages d’éducation », reçoit deux jours par semaine « gens de plume » (le mardi) et « personnes de qualité » (le mercredi) : Marivaux comme La Motte, Fontenelle et Montesquieu ont le privilège de compter parmi ses habitués. À sa mort (1733), c’est Madame de Tencin qui les recueille et introduit de nouveau-venus (Piron, Marmontel, Helvetius). Après une jeunesse des plus « libertines », Madame de Tencin se conduit en bienfaitrice généreuse et simple : c’est elle qui aide financièrement Marivaux, ruiné par la banqueroute de Law, c’est encore elle qui mène sa campagne « académique » (Marivaux est élu le 10 décembre 1742 à l’Académie Française, à l’unanimité, de préférence à Voltaire).
Dans la seconde moitié du siècle, Madame Geoffrin, fille d’un valet de chambre de la Dauphine, reçoit philosophes et encyclopédistes (elle avance même des fonds pour la publication de l’Encyclopédie ), qu’elle doit partager avec sa grande rivale, Madame du Deffand (elle a ouvert un salon rue de Beaune à Paris, en 1730). Plus classique dans ses goûts et plus modérée dans ses idées, « entichée » de Voltaire, puis de d’Alembert, Madame du Deffand accueille aussi bien Montesquieu, Fontenelle, Diderot que Marivaux (il surprend les habitués avec la parution de la première partie de La Vie de Marianne en 1731) ; sa « lectrice », Mademoiselle de Lespinasse, plus ouverte et passionnée, séduit les invités de la rue de Beaune par les charmes de sa conversation, quand ils attendent, dans l’antichambre, le lever de leur hôtesse. Ce qui ne manque pas de lui  valoir une « mise à la porte » ! Mademoiselle de Lespinasse reçoit alors ses amis (Marmontel, Condorcet, Turgot) dans son propre salon.
Ainsi, en répandant l’esprit « encyclopédiste », les grands salons du XVIIIe siècle ont constitué une sorte de « République des lettres » qui prépare l’avènement d’un autre République : « En fait ce XVIIIe siècle, dont la Révolution a fait son prélude, rôle élogieux mais subordonné (origines intellectuelles, origines politiques, litanie de titres probants) a été, bien plus qu’une préparation aux événements révolutionnaires, un épanouissement : la fleur d’une société enfin policée, où les coups d’épée des duels ont cédé le pas aux mots d’esprit qui font pâlir sous les fards, mais ne tuent pas ; la fleur d’une vie urbaine, qui trouve son équilibre dans l’antagonisme bourgeoisie-noblesse et qui copie Paris, la vraie capitale du royaume, la ville réputée supérieure » (Histoire de la civilisation française, o. c.).

La hiérarchie des « conditions »

L’émergence des nouvelles puissances de l’argent accélère la transformation des mentalités et suscite le désir d’une réussite matérielle individuelle. Une réussite que rend éclatante la capacité d’ascension sociale dans la hiérarchie des conditions : le paysan se voit « parvenu » (comme en témoigne le parcours de Jacob dans le roman de Marivaux, Le Paysan parvenu), le bourgeois se rêve gentilhomme (et pas seulement sur la scène comique héritée de Molière), le serviteur se découvre des « idées de grandeur ».
Alors que la société des siècles précédents était figée sur des valeurs et des structures quasi immuables - les fameux trois ordres (noblesse, clergé, tiers état) correspondant aux trois fonctions que Dumézil distingue dans l’héritage mythique indo-européen (combattre, prier, produire) - , celle du XVIIIe siècle manifeste une mobilité nouvelle qui se concrétise par la perméabilité sociale : même si les forces d’inertie brident encore les désirs de changement, il apparaît de plus en plus possible de passer d’une « classe » à l’autre, de rompre individuellement le cloisonnement traditionnel qui assurait jusque là l’étanchéité des conditions. On sait qu’à la fin du siècle, la Révolution consommera la rupture par la désintégration de la société d’ordres, fondement de l’Ancien Régime.
La hiérarchie des classes selon la naissance, qui établissait le pouvoir effectif de la noblesse et du clergé sur le peuple laborieux, s’écroule progressivement, au fur et à mesure que se développe une nouvelle élite « bourgeoise » qui détient un pouvoir économique de plus en plus important et revendique en conséquence le partage du pouvoir politique. Les historiens ont montré, dit et répété que la Révolution allait consacrer ce triomphe. Au théâtre, il est déjà sensible dans la manière dont la noblesse traditionnelle cherche à se convaincre de la nécessité d’admettre au rang d’« honnête homme » - un rang dont elle avait jusque là l’exclusivité - ces riches « parvenus » ; en témoigne la fière Angélique, fille de Marquis, qui « rend les armes » avant d’accepter d’épouser le bourgeois Dorante : « Dorante n’a pas fait sa fortune ; il l’a trouvée toute faite. Dorante est de très bonne famille, et très distinguée, quoique sans noblesse ; de ces familles qui vont à tout, qui s’allient à tout. Dorante épousera qui il voudra ; c’est d’ailleurs un fort honnête homme » (Marivaux, Le Préjugé vaincu, scène VIII). Comme on l’entend, la stratégie d’alliance permet à la bourgeoisie de « deuxième génération » de réussir son intégration.
Aux vieilles valeurs aristocratiques du sang et du rang, la riche bourgeoisie entreprenante a donc substitué une nouvelle donne : mérite fondé sur le travail, l’épargne, la fortune. Dès le règne de Louis XIV, elle a su associer ses talents comme ses richesses à la prospérité d’un État qui a compris l’intérêt de la récompenser par des charges et des offices. Les bourgeois les plus « distingués » (grands magistrats, négociants fortunés) rejoignent ainsi les privilégiés de l’aristocratie pour défendre l’édifice monarchique : ils forment un groupe composite de « nantis » proches du pouvoir. Cependant, la vieille aristocratie traditionnelle, souvent désargentée, se sent menacée par ces « parvenus », ces « bourgeois gentilshommes » ambitieux qui profitent d’un prestige qui lui échappe. Les inégalités de richesses ont remplacé les inégalités de naissances et les stratégies matrimoniales ne font que renforcer les élites aristocratique et bourgeoise, au détriment total du petit peuple exclu de tout partage de profits.
Bien entendu, seule cette classe de « possédants » peut « posséder » et entretenir une domesticité : le nombre et la qualité des serviteurs manifeste ostensiblement la réussite des maîtres. Cependant, ces derniers prennent conscience du danger potentiel que représente la classe domestique si le rapport d’autorité se distend, comme en témoignent le succès à la scène de ces insolents valets de comédie qui ridiculisent leur maître, pire ! qui prennent sa place. À l’ère de la complicité - le serviteur confident de son maître - semble succéder l’ère du soupçon ; la preuve en est une série de mesures et d’interdits qui ont pour but d’empêcher tout phénomène de mimétisme (le serviteur risque de trop ressembler au maître) et de confusion (risque de mélanger les prérogatives de classes) : en 1724, une ordonnance de police impose un signe distinctif visible pour marquer la condition de serviteur sur la livrée, que d’aucuns jugent souvent trop luxueuse (et donc trop proche de celle des maîtres) ; le port des armes est interdit, de même que la fréquentation de certains spectacles et lieux publics. La surveillance se fait plus rigoureuse : arrestation de tout serviteur logeant dans une auberge sans être muni d’un certificat dûment signé par son maître ; obligation de produire une permission signée pour louer une chambre. « Il y a aujourd’hui un si grand abus, un si grand désordre, et tant de libertinage, que la plupart des valets et domestiques et des apprentis et garçons de chaque métier, n’ont presque plus aucune attache ni respect ni obéissance pour leurs maîtres, et abusent de la nécessité qu’ils ont de se servir d’eux, et de leur confier leurs maisons, leurs biens et même leur propre vie, tant de jour que de nuit. […] En conséquence avons fait défense à tous valets et domestiques […] de quitter à l’avenir leur service sans leur congé par écrit à eux délivré par leurs maîtres, à peine d’être privés de ce qui leur sera dû de leurs gages, et d’être poursuivis et punis comme vagabonds, et seront à cet effet arrêtés et conduits dans les prisons de cette cour, à la requête du procureur du roi, sur la simple dénonciation qui lui en sera faite par les maîtres dont ils auront quitté le service, sans leur congé par écrit » (Ordonnance concernant tant les valets, domestiques que les apprentis et garçons de métier, rendue par le prévôt de Paris le 14 septembre 1720).
La grande bourgeoisie, devenue noblesse de robe par l’achat de fiefs et d’offices au siècle précédent, prend soin de « verrouiller la porte » qu’elle a ainsi franchie. En prenant conscience de la relativité des conditions sociales, de cette mobilité/perméabilité dont ils ont su/pu eux-mêmes bénéficier, les nouveaux maîtres se défient des nouveaux serviteurs : sortis de l’aliénation fascinée pour une autorité immémoriale (tel le Sganarelle de Molière pour son seigneur Don Juan), ceux-ci pourraient bien prendre exemple sur le Figaro de Beaumarchais pour pousser la contestation un peu trop loin !
De fait, à la scène, l’évolution des mentalités est tout aussi sensible : après avoir proposé des figures de valets arrogants et cupides (les Crispins de Regnard et de Lesage, le Frontin de Turcaret), des exemples de « préjugés vaincus » par des alliances en apparence audacieuses, des modèles proprement utopiques de société sans privilège de classe (L’Île des esclaves), la comédie semble se recroqueviller, au tournant du siècle, sur les principes d’une sagesse prudente, sur un statu quo  social qui éviterait, précisément, d’aller trop loin : ce sera le triomphe du « drame bourgeois », où excelle Diderot avec des figures d’un paternalisme édifiant qui nous paraissent aujourd’hui bien désuètes. Théâtre de « mœurs » (la peinture des conditions, c’est-à-dire des situations familiales et sociales), donc théâtre « moral » (au sens doublement étymologique du latin mores) ; ainsi Diderot fait dire à Dorval : « Ce ne sont plus, à proprement parler, les caractères qu’il faut mettre sur la scène, mais les conditions. […] C’est la condition, ses devoirs, ses avantages, ses embarras qui doivent servir de base à l’ouvrage » (Entretien avec Dorval sur le Fils naturel, 1757).
Or, peu de temps auparavant (1741), Marivaux a eu la prudence de faire dire, de son côté, à sa rustique et sage « commère » Madame Alain : « Il y a une règle dans la vie : on a rangé les conditions, voyez-vous ; je ne dis pas qu’on ait bien fait, c’est peut-être une folie, mais il y a longtemps qu’elle dure, tout le monde la suit, nous venons trop tard pour la contredire. C’est la mode ; on ne la changera pas ni pour vous, ni pour ce petit bonhomme. En France et partout, un paysan n’est qu’un paysan, et ce paysan n’est pas pour la fille d’un citoyen bourgeois de Paris » (La Commère, scène XXIII). Notons que cette pièce, dont Marivaux a tiré l’intrigue de son roman Le Paysan parvenu, écrit en 1735-1736, ne sera découverte qu’en 1965, et créée à la Comédie-Française en 1967).

Les « conditions » dans la société d’Ancien Régime

Les paysans

Les paysans ont gagné une aisance relative : les plus humbles ont désormais de quoi se nourrir suffisamment pour échapper aux disettes chroniques (la dernière grande famine de 1709 a fait des millions de morts en quelques mois), parfois même ils arrivent à vendre leurs produits à la ville, la multiplication des foires et des marchés assure un volume croissant de transactions qui enrichit les plus gros propriétaires.

Les domestiques

La domesticité, surtout féminine, compose 5 à 10 % de la population urbaine.
2/3 des domestiques sont employés par l’élite bourgeoise (rentiers, commerçants, professions libérales). Les parlementaires parisiens ont en moyenne 8 serviteurs, certains « grands seigneurs » plus de 30.
Engagés pour servir un maître à qui ils « appartiennent », les domestiques sont payés, nourris et logés : dans les foyers modestes ce sont surtout des servantes « bonnes à tout faire » ; dans les riches demeures, plutôt des hommes, investis d’« offices » diversifiés et spécialisés (cochers, laquais), souvent mieux traités.
Engagés comme serviteurs, mais investis d’une fonction de premier plan, les intendants se voient confier le soin de gérer les biens fonciers des grands propriétaires.
La plupart du temps, la journée de travail d’un domestique est longue, mais ses « gages » sont (très) faibles, parfois même suspendus ou « oubliés ». Pour les plus chanceux, un salaire correct, éventuellement augmenté de récompenses, pourboires et étrennes, permet de faire des économies.
Les domestiques font le plus souvent une longue carrière dans la même maison (ils peuvent même y rester toute leur vie, intégrés à la « famille » au sens antique du terme ; parfois même on trouve plusieurs générations de domestiques au service de la même famille). S’ils changent de « maison », ils doivent produire un certificat à leur nouveau patron. Ils ne sont pas autorisés à fonder eux-mêmes de famille (serviteurs et servantes ont des logements séparés) et ne bénéficient d’aucune instruction de type scolaire (les maîtres ne la jugent pas utile pour servir ! ).
Corvéables à merci, souvent traités avec brutalité, injuriés (« maraud », « coquin ») et battus, les domestiques sont considérés comme des « enfants » à corriger avec paternalisme, sinon comme de simples « objets » constituant un « signe extérieur de richesse » pour leur maître. Leur statut juridique demeure vague, mais la justice peut être très sévère à leur égard : le témoignage d’un serviteur reste sans valeur ; en cas de vol, il risque la peine de mort.
De manière générale, un relatif bien-être matériel donne cependant au groupe social des serviteurs un statut envié par les plus démunis et par les paysans. Véritables « intermédiaires culturels » entre deux classes, les domestiques auront ainsi tendance à se démarquer du peuple dont ils sont issus pour chercher à imiter les nantis qu’ils servent.

Les bourgeois

À l’origine simples « habitants du bourg », les bourgeois n’ont pas le privilège de la noblesse, mais possèdent des biens qui leur permettent de ne pas travailler de leurs mains.
Pour devenir « gentilshommes », les plus riches rêvent d’un anoblissement obtenu grâce à l’exercice de charges administratives et politiques, ou encore par l’achat d’une terre noble. Pour masquer l’écart des origines, les bourgeois « parvenus » s’habillent et se comportent comme les aristocrates de souche ; l’alliance avec une de leurs familles constitue une manifestation éclatante de réussite.

Les aristocrates

La vieille aristocratie se replie sur un conservatisme anachronique face à la montée de la bourgeoisie.
La petite noblesse provinciale des hobereaux vit souvent chichement sur ses terres.
Il ne leur reste souvent qu’une seule perspective pour améliorer leur situation matérielle : envisager une union avec la bourgeoisie aisée, au risque de la mésalliance.

Les « conditions » au théâtre

Les paysans

Toujours cités en dernier dans la liste des acteurs donnée par l’auteur avant le texte de la pièce, ils sont caractérisés par :
- une onomastique stéréotypée : des prénoms spécifiques (connotés « peuple ») - ex. Charlotte, Mathurine, Pierrot (Molière, Dom Juan), Blaise, Colas, Colin, Colette (Marivaux) - éventuellement accompagnés d’un surnom (ex. Gros-René) ou du titre familier de « Maître », donné jusqu’au XIXe siècle aux paysans et artisans que les conventions sociales empêchaient d’appeler « Monsieur » (ex. maître Blaise, Maître Jacques, Maître Pierre).
- des manières « grossières » (rustique = rustaud , tous deux issus du latin rus, la campagne) : un parler supposé dialectal (gascon, normand, etc.), souvent jargon exagérément ridicule ; par exemple, le dialogue échangé entre le secrétaire gascon Fontignac et le paysan Blaise : Fontignac - « Uné bêté ? Né pourrait-on changer l’épithété ? Ce n’est pas que j’y répugné. » Blaise : « Nenni, morgué ! c’est la plus balle pensée qu’ous aurez de voute vie. » (Marivaux, L’Île de la raison, I, 17).

Les domestiques

Ils sont distingués selon leur importance dans la hiérarchie des fonctions domestiques qui recoupent celles occupées dans le développement de l’intrigue (toujours cités après les maîtres et selon cette hiérarchie de fonctions dans la liste des acteurs) :
- les valets de chambre sont les plus proches de leurs maîtres dont ils partagent l’intimité ; de ce fait, ils sont leurs confidents et souvent leurs complices. Ainsi Iphicrate rappelle à Arlequin ce lien étroit qui lie la familia sur le modèle antique (les esclaves et la famille du maître élevés dans la même domus sous l’autorité du pater familias) : « Tu es né, tu as été élevé avec moi dans la maison de mon père, le tien y est encore ; il t’avait recommandé ton devoir en partant ; moi-même, je t’avais choisi par un sentiment d’amitié pour m’accompagner dans mon voyage ; je croyais que tu m’aimais, et cela m’attachait à toi. » (Marivaux, L’Île des esclaves, scène IX).
- chez les femmes, les chambrières font souvent office de suivantes (dames de compagnie) : ce sont les « soubrettes » aimables et délurées qui caractérisent la comédie (Lisette chez Marivaux, Suzanne chez Beaumarchais).
- engagés comme serviteurs mais investis d’une fonction de premier plan, les intendants sont au sommet de la hiérarchie domestique (voir Marivaux, Les Fausses Confidences).
- les laquais sont des subalternes dont l’identité (voire le nombre) est rarement défini.

Serviteurs et servantes sont caractérisés par une onomastique traditionnelle :
- des noms tirés des types de la commedia dell’arte : Arlequin, Scapin, Pasquin, Crispin, Frontin, Turlupin, Truffaldin, Trivelin, Tabarin ; Colombine pour les femmes ;
- des noms ressentis comme typiquement français : ex. Dubois (Marivaux, Les Fausses Confidences) ; des surnoms liés à une origine géographique : ex. la réponse de Trivelin au Chevalier : « Comment vous appelez-vous ? - Comme vous voudrez, Monsieur ; Bourguignon, Champagne, Poitevin, Picard, tout cela m’est indifférent : le nom sous lequel j’aurai l’honneur de vous servir sera toujours le plus beau du monde » (Marivaux, La Fausse Suivante, I, 5) ;
- des sobriquets : La Flèche (Molière), La Branche (Lesage), Lépine (Marivaux), La Jeunesse et L’Éveillé, ainsi nommés par antiphrase, l’un étant vieux, l’autre niais et endormi (Beaumarchais) ;
- des diminutifs hypocoristiques pour les femmes : Lisette, Spinette, Marton.
Il reste à remarquer que, dans la bouche des maîtres, les domestiques sont plus souvent interpellés par des injures que par leur nom propre ; ex. Cléanthis se présentant avec humour : « J’ai aussi des surnoms […], j’en ai une liste : Sotte, Ridicule, Bête, butorde, Imbécile, et cetera ». - Euphrosine, en soupirant : « Impertinente que vous êtes ! » - Cléanthis : « Tenez, tenez, en voilà encore un que j’oubliais. » (Marivaux, L’Île des esclaves, scène III).

Les domestiques se caractérisent aussi par :
- des manières directes et franches qui peuvent aller jusqu’à l’insolence (alors que le paysan paraît niais, le valet s’affiche effronté).
- un grand appétit de vivre, en partie hérité de la légendaire goinfrerie de l’Arlequin de la commedia dell’arte, qui se traduit par un comportement le plus souvent enjoué : propension à l’indolence, goût pour les plaisirs de la table et pour les femmes chez les valets ; sensualité plus ou moins débordante et propension à aimer les beaux jeunes gens chez les soubrettes.
- un parler « vrai » qui ne s’embarrasse pas (ou peu) des cérémonies ni des détours de la rhétorique précieuse : ex. Pasquin à Lisette : « Pour ce qui est d’un amant, avec un mari comme moi, tu n’en auras que faire. » (Marivaux, La Joie imprévue, V).

Les bourgeois

Ils sont caractérisés par une onomastique traditionnelle (des noms hérités des comédies antiques et classiques) :
- les jeunes gens : Damis, Dorante, Éraste (le bien nommé ! « qui aime passionnément » en grec), Iphicrate, Lélio (venu directement de la commedia dell’arte).
- les jeunes filles : voir la Silvia de Marivaux, également venue de la commedia dell’arte.
- les pères (et mères) : Géronte (= « vieux » en grec), le vieux père traditionnel de Molière, Monsieur Orgon (« Monsieur » marquant le privilège du gentilhomme), Monsieur Argante (on rencontre aussi plusieurs Madame Argante chez Marivaux).
Ils sont aussi caractérisés par des manières policées tendant à imiter les pratiques de la noblesse (une forme de condescendance paternaliste à l’égard de la domesticité) et par leur désir d’accéder au rang prestigieux de la noblesse ; ex. Dorante confiant à son valet Lépine : « Malgré les grands biens que m’a laissés mon père, je suis d’une famille de simple bourgeoisie. Il est vrai que j’ai acquis quelque considération dans le monde. […] Je vais d’ailleurs être revêtu d’un charge qui donne un rang considérable. » (Marivaux, Le Préjugé vaincu, scène II).

Les aristocrates

Relativement peu nombreux dans la comédie qui reste essentiellement « bourgeoise », ils sont toujours cités en premier dans la liste des acteurs ; ils sont caractérisés par :
- une dénomination par le titre et non par noms de famille ou prénoms, ce qui manifeste clairement la primauté du statut social sur l’identité individuelle : le Comte/la Comtesse, le Baron/la Baronne, le Marquis/ la Marquise, Le Chevalier, le Prince. Quand un prénom ou un nom est donné, il reste associé soit à une filiation distinctive (ex. Angélique, fille du Marquis dans Le Préjugé vaincu) soit à une dynastie prestigieuse (le Comte Almaviva, grand d’Espagne dans la trilogie de Beaumarchais).
- des manières raffinées, souvent hautaines, toujours empreintes d’une distinction « naturelle » volontiers libertine, dans la lignée du Don Juan de Molière.

« La différence des conditions » et la « philosophie » de Marivaux

Marivaux a jeté un regard sans indulgence sur la société de son temps et sur l’homme en général ; cependant, grâce à la force de ce credo de la Raison qu’il partage avec les Lumières, il n’a cessé de croire au devoir de bonté pour rendre le monde supportable et à la légèreté de l’humour pour le représenter : « Il est vrai que nous naissons tous méchants, mais cette méchanceté nous ne l’apportons que comme un monstre qu’il faut combattre : nous le connaissons pour monstre dès que nous nous assemblons, nous ne faisons pas plutôt société que nous sommes frappés de la nécessité qu’il y a d’observer un certain ordre qui nous mette à l’abri des effets de nos mauvaises dispositions, et la raison qui nous montre cette nécessité est le correctif de notre iniquité même. » (Marivaux, Le Spectateur français, 21e feuille).
Ce qu’il est convenu d’appeler « l’esprit » du théâtre de Marivaux ne peut donc se comprendre qu’en le resituant dans l’ensemble de son œuvre : surnommé le « Théophraste moderne » - en référence à Théophraste Renaudot (1586-1653), médecin et journaliste, fondateur de La Gazettte de France (1631), qui marqua le début de la presse française - , le dramaturge fut aussi « philosophe » engagé dans les débats de son temps par la rédaction de nombreux articles (Le Spectateur français, L’Indigent philosophe, Le Cabinet du philosophe, Lettres sur les habitants de Paris) et romancier « réaliste » par la description des mœurs de la société parisienne dans ses deux romans (La Vie de Marianne, Le Paysan parvenu). Pour tous ces textes, un point de convergence explicite ou implicite en forme de constat et de leçon : « réussir sa vie » et son bonheur est un acte éminemment « social » (l’homme n’est pas fait pour vivre en solitaire, à la mode d’un Rousseau), une entreprise difficile qui exige de la lucidité et de l’énergie, mais aussi beaucoup de générosité.
Un humanisme lucide, une sagesse pratique qui s’accommodent d’une vertu relative et s’efforcent de réaliser l’harmonie des exigences du corps, du cœur et de l’esprit pour vivre le moins mal possible - le plus heureusement ? - dans la société d’autrui : « Eh ! n’est-ce pas un défaut que de n’avoir point de faiblesses ? Que ferions-nous d’une personne parfaite ? […] il faut vivre avec les autres, et avoir du moins moitié raison et moitié folie, pour lier commerce. » (Hortense, Le Prince travesti, I, 2).

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