Marivaux, L'Île des esclaves : les thèmes clés

Les enjeux de pouvoir

Toute la pièce est une mise en scène - en abyme - des relations de pouvoir, de domination (dominant / dominé) en terme de force et d’autorité, de désir et de séduction (voir les objectifs d’écriture et la structure de l’oeuvre), le microcosme de l’île donnant une image du macrocosme de la société du siècle :

  • pouvoir de la hiérarchie : réelle (les maîtres), factice (les valets devenus maîtres) ; l’échange des vêtements est évidemment emblématique de l’inversion du rapport d’autorité ;
  • pouvoir de la force brutale ;
  • pouvoir de la parole ;
  • pouvoir de la beauté ;
  • pouvoir de la tradition.

Jeux et enjeux qui obligent à s’interroger sur l’origine et la légitimité de ces diverses formes de pouvoir.

Le seuil de l’utopie

La pièce s’inscrit dans une mode littéraire largement représentée depuis les bouleversements politiques et sociaux de la Renaissance : celle des îles « utopiques ». Dans les dernières années de la Régence, de nombreuses œuvres dramatiques ont déjà réinvesti la matière utopienne dans un registre comique : à la scène, l’utopie passe de la description « idyllique » mais statique propre aux récits (voir la Bétique de Fénelon dans Les Aventures de Télémaque) à la confrontation dynamique et proprement agonistique (l’agôn est l’enjeu conflictuel fondamental nécessaire à la dramaturgie théâtrale) entre divers types sociaux (voir le sauvage Arlequin de Delisle de la Drevetière découvrant la société civilisée). Les Italiens comme le théâtre de la Foire en exploitent largement la dimension ludique et parodique pour le plus grand plaisir d’un public populaire.

L’utopie procède d’une création mythique qui rejoint le grand mythe occidental de l’Âge d’or et du Paradis perdu ; dans la pièce, la référence au passé mythique fondateur est rappelée à plusieurs reprises de manière plus ou moins explicite. Si l’on peut imaginer que la société utopique de l’île perdure avec les insulaires (de simples figurants) et leur gouverneur Trivelin, on remarquera que l’expérience utopique des quatre personnages, elle,  prend fin avec leur retour à Athènes et donc à la société « réelle » où chacun reprend sa place.

Les quatre protagonistes de L’Île des esclaves regagnent donc le monde ancien, incontestablement armés des meilleures intentions, mais sans être vraiment « entré » dans cette société utopique dont ils n’ont connu que le seuil. Le fameux « cours d’humanité » est plus problématique que paradigmatique : il ne débouche pas sur l’instauration définitive d’une communauté nouvelle (sans maîtres ni valets), il se contente de proposer une réforme transitoire qui ne suppose aucune annulation de l’ordre ancien maîtres/valets.

Dans L’Île des esclaves, l’épreuve reste bien plus morale et sentimentale (on s’attendrit, on pleure et on s’embrasse beaucoup) que sociale et politique. L’inversion des rôles se donne à voir comme un jeu à  vice versa pour faire rire, rêver, réfléchir. Mais tour renversé n’est pas tout renverser : l’ordre initial reprend immanquablement ses droits à la fin de la partie. Le maître redevient le maître, le valet le valet. De fait, la seule véritable inversion est celle des cœurs : ce sont les domestiques qui manifestent la noblesse de sentiments des gens « bien nés ».

Le premier matin du monde

En proposant l’espoir d’un nouveau contrat social fondé sur la solidarité et la générosité, L’Île des esclaves  participe de cette vision euphorique d’un monde neuf, d’un « premier matin » mythique où tout serait à nouveau possible : l’Âge d’or selon Marivaux, dont « tous les personnages d’une certaine manière vivent ou revivent un commencement du monde et de la société », selon la formule de Bernard Dort ("Marivaux ou la société en question", dans le T.E.P. Magazine, n°4, janvier 1964).

Une « philosophie de l’histoire » dont on pourra étudier les principes en lisant l’analyse de Georges Poulet dans ses Études sur le temps humain ("La distance intérieure : Marivaux", V, Plon, 1952).

La morale chrétienne de l’« honnête homme »

On a pu proposer une lecture chrétienne de tout le théâtre de Marivaux  : dans cette perspective, L’Île des esclaves  offre des « clés » particulièrement significatives. Une étude des thèmes et du lexique montrera ainsi l’importance du registre religieux : la passion (au sens christique) et la compassion ; le repentir (« Cela fera quatre beaux repentirs qui nous feront pleurer tant que nous voudrons. […] Quand on se repent, on est bon », Arlequin, scène X) ; la conversion (« vous abjurerez un jour toutes ces folies », IV) ; le pardon ; l’amour/charité (le mot « partage » revient très souvent) qui se manifeste dans l’amour du prochain et l’attirance vers le Bien (« qu’il y a de plaisir à bien faire ! », Arlequin, IX).

Ces principes de la morale chrétienne traditionnelle définissent une éthique du « compromis » idéologique : le devoir de l’ « honnête » homme (adjectif qui revient sans cesse dans la bouche de tous les personnages) est de se comporter avec générosité, non pas de renverser l’ordre établi. Comme dans l’univers cornélien des gens « bien nés » (c’est le sens de l’adjectif latin generosus, traduit par « généreux »), la valeur se mesure précisément à la noblesse du cœur et cette « générosité » (qualités naturelles individuelles acquises dès la naissance et développées selon le rang social) constitue bien la justification de l’autorité des « meilleurs » (au sens même du grec « aristocratie »), surtout chez ces bourgeois qui aspirent aux vertus de la noblesse (voir « Marivaux témoin de son siècle »).

Maîtres et valets vivent un apprentissage moral (non une révolution), un itinéraire initiatique semblable à celui d’autres personnages du théâtre de Marivaux. On pourra prendre, à titre de comparaison, celui d’Araminte dans Les Fausses Confidences : « victime d’un environnement médiocre typiquement « dramatique », totalement « dans le monde », emprisonnée dans les usages et les contraintes, Araminte va profiter d’une « surprise de l’amour » pour affirmer son autonomie et sa liberté, en tranchant les liens ontologiques avec sa mère et la société, en transgressant les règles : elle changera ainsi d’univers, entrant dans celui du pardon et d’un amour qu’elle espère joyeux, au-delà des rancœurs, vengeances et autres luttes pour des bribes de pouvoir qu’elle estime dérisoires. Ridiculisant avec mépris la petite société qui l’entoure, Araminte réalisera en un temps bref une transformation intérieure, un effort de lucidité et de courage pour se vaincre elle-même et pour se hisser au-dessus des contingences ordinaires » (Jean-Pierre Miquel, à propos des Fausses Confidences dans le Programme de la Comédie-Française, octobre 1996).

La coquetterie d’Euphrosine

Alors que le portrait-charge d’Iphicrate est à peine esquissé (« Cette ébauche me suffit », commente Trivelin, scène V), celui d’Euphrosine est très longuement développé au point de constituer un tableau complet en forme de saynète à l’intérieur de la pièce, à la manière des portaits croqués sur le vif du moraliste La Bruyère.

Face à un valet interdit (Arlequin « abattu, les bras abaissés et comme immobile  », renseigne l’une des rares didascalies de la scène VIII) qui ose à peine regarder ses doigts, la grande dame reste la domina, la « maîtresse » qui domine, malgré l’humiliation subie, parce qu’elle sait user de son pouvoir de séduction et des armes du beau langage (voir "Le naturel féminin").

Arlequin ou la victoire du « naturel »

Dans La Double Inconstance, la « simplicité » naïve du discours d’Arlequin, sorte de représentant du peuple - le Tiers État - face aux « gens du château », permet à Marivaux d’esquisser une satire humoristique du courtisan et du pouvoir : il démasque les conventions d’un monde artificiel rompu à la duplicité du langage. Par bien des points, sa verve peut être rapprochée de celle des Lettres persanes (publiées en 1721) où Montesquieu jouait précisément sur le regard (faussement) ingénu d’un étranger à la vie parisienne .

Ce même regard naïf caractérise l’Arlequin de L’Île des esclaves, mais, ici, au jeu de la parodie (le valet « singe » le maître), il ajoute la leçon de la morale (le valet dit son aliénation et affirme sa générosité). Tantôt joueur comme un enfant, tantôt grave comme un philosophe, il incarne le triomphe d’un nature innocente (au sens étymologique de celui qui ne peut faire aucun mal) sur la méchanceté, le cynisme et la corruption. Tous les personnages reconnaissent sa bonté naturelle : Iphicrate (« Ta générosité me couvre de confusion », IX), Cléanthis (« Ce n’est qu’un bon cœur, voilà tout », VII), Trivelin qui admire ses élans de joie et de générosité (« Je vous aime de ce caractère et vous me touchez », V) ; et même Euphrosine, qu’il tente de séduire, doit reconnaître ses qualités (« Il me semble que tu n’as pas le cœur mauvais », VIII).

Jeux de l’amour et « marivaudage »

Les termes « marivauder » et « marivaudage » apparaissent dès les années 1760 : « marivaudage, propos, manège de galanterie délicate et recherchée » (définition du Petit Robert). Appliqués pour l’essentiel au domaine du langage tel qu’il est mis en scène par Marivaux, ils sont considérés comme la marque spécifique de la « nouvelle (ou seconde) préciosité », qui présente avec celle qui l’a précédée, un siècle auparavant, de nombreux traits communs : mélange des tons (du sérieux au badinage, du noble au familier), métaphores filées, jeux de mots et autres procédés rhétoriques nés d’un art de la conversation où les femmes et les Salons exercèrent une influence déterminante.

« L’originalité du dialogue de Marivaux réside en grande partie dans la façon dont les répliques s’enchaînent. "C’est sur le mot qu’on réplique, et non sur la chose", disait Marmontel. La formule peut être retenue. Dans cette broderie qu’est le marivaudage, le fil qui passe de main en main est bien un mot que chacun des interlocuteurs reprend à l’autre. » (F. Deloffre, Une préciosité nouvelle, Marivaux et le marivaudage, Les Belles Lettres, 1955, rééd. Slatkine, 1995).

En fait, le langage est ici indissociable de la posture : qu’il les précède ou qu’il les confirme, il rend perceptibles les progrès (au sens de « marche ») de la sensibilité du cœur et de l’esprit.

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