Marivaux, L'Île des esclaves : les mythes du bonheur au XVIIIe siècle

« L’usage le plus digne qu’on puisse faire de son bonheur,
c’est de s’en servir à l’avantage des autres. »
Marivaux, L’île de la raison, acte III, scène 9

La quête du bonheur est une préoccupation majeure des artistes du XVIIIe siècle, aussi bien auteurs que peintres (on pense aux « fêtes galantes » de Watteau). Le souffle de liberté qu’apporte la Régence après l’absolutisme du siècle précédent et le désir de se dégager de l’emprise religieuse et dévote pour trouver des formes d’accomplissement personnel « ici-bas » contribuent à alimenter les mythes d’un nouvel « humanisme » moderne, plus orienté vers l’action que la méditation ou l’érudition. Quelques axes majeurs peuvent en être dégagés :

  • credo dans les forces de la « raison » et du « cœur », de la solidarité et de la tolérance.
  • glorification du travail et du mérite personnel.
  • débat sur la Providence et le déterminisme social.

Deux courants en apparence contradictoires (progressif et régressif) alimentent les prises de position des intellectuels :

  • le mythe du progrès : grâce à l’épanouissement de nouvelles forces économiques (la montée de la bourgeoisie, l’essor des colonies), l’homme obtient plus de confort et diminue ainsi sa dépendance matérielle pour un « mieux être » moral (développement des arts et techniques, de l’urbanisme).
  • le mythe du retour à la nature : on rêve d’un paradis perdu où l’homme vivait à « l’état de nature » dans son innocence originelle. Nostalgie de la noblesse de cour pour une forme idéalisée de la vie à la campagne, quête d’une pureté « paradisiaque » à travers les descriptions de terres vierges exotiques (voir Bougainville et Tahiti, mais aussi l’île enchanteresse de Paul et Virginie), exaltation d’un « naturel » sans artifices (ni techniques), idéalisation du « bon » sauvage (après 1789, les utopistes révolutionnaires rêveront de déporter les « méchants » puissants sur des îles peuplées de « bons » sauvages !), autant de tendances qui relèvent du très ancien mythe de l’Âge d’or.

On a ainsi l’habitude d’opposer les points de vue de Voltaire, l’homme de progrès matérialiste (ce qui ne l’empêche pas d’être le « père » de l’Ingénu), et de Rousseau, « l’homme naturel » idéaliste ; pourtant les deux courants peuvent se croiser comme dans le mythe voltairien de l’Eldorado où une société « utopique » repliée sur elle-même peut développer une « technologie » moderne et urbaine particulièrement avancée : « Le royaume où nous sommes est l’ancienne patrie des Incas, qui en sortirent très imprudemment pour aller subjuguer une partie du monde et qui furent enfin détruits par les Espagnols. Les princes de leur famille qui restèrent dans leur pays natal furent plus sages ; ils ordonnèrent, du consentement de leur nation, qu’aucun habitant ne sortirait jamais de notre petit royaume ; et c’est ce qui nous a conservé notre innocence et notre félicité. […] comme nous sommes entourés de rochers inabordables et de précipices, nous avons toujours été jusqu’à présent à l’abri de la rapacité des nations de l’Europe, qui ont une fureur inconcevable pour les cailloux et pour la fange de notre terre, et qui, pour en avoir, nous tueraient tous jusqu’au dernier. » (Candide, chapitre XVIII, 1758).

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