Marivaux, L'Île des esclaves : Arlequin, une star en Utopie

Renouvelée par le très grand succès romanesque du Robinson Crusoe de Daniel Defoe (1719) où le « bon » maître Robinson éduque le « bon » sauvage Vendredi, la vogue des îles en littérature, plus ou moins « utopiques » depuis Thomas More, a envahi tous les genres pour mêler la critique satirique d’une civilisation européenne corrompue et la méditation philosophique sur l’« état de nature » (voir "Voyages en Utopies").

Les Italiens et le théâtre de la Foire en font un cadre privilégié de divertissement et de parodie où Arlequin joue un rôle prépondérant. Dans L’Île des Amazones, écrite par Lesage et d’Orneval pour la Foire Saint-Laurent (1718), Arlequin et Pierrot, capturés par les mythiques Amazones, retrouvent Scaramouche sur une île « autrefois gouvernée par des hommes qui faisaient les petits-maîtres, et traitaient leurs femmes en esclaves » (scène III) ; Marivaux saura s’en souvenir pour camper les fières « féministes » de sa Colonie. Dans Arlequin roi des ogres ou Les Bottes de sept lieues, toujours de Lesage et d’Orneval et représentée à la Foire Saint-Germain (1720), Arlequin aborde après un naufrage sur une île habitée par des ogres. Citons encore Arlequin misanthrope (1696) et Arlequin-Deucalion de Piron (1722).

Il faut dire que la série des Arlequins de la Foire ont fait du type hérité de la commedia dell’arte  la « star » de la scène dans tous les cadres possibles, des plus incongrus aux plus exotiques. À la fin du siècle précédent, le tandem  Regnard/Dufresny s’était déjà fait une spécialité de ses aventures cocasses pour les anciens Italiens : dans Les Chinois (1692), Arlequin est chasseur, colonel, docteur chinois et comédien français ! Dans Les Mal Assortis (1693), il est nommé gouverneur d’un île en Espagne et joue le naïf « ingénu » auprès de Colombine : « Est-ce que vous avez ici, comme à Paris, de ces rues marchandes où l’on trouve des filles en magasin ? » (scène I). On voit que l’héritage de sa joyeuse balourdise originelle est volontiers croisé avec la mode du regard de l’étranger.

Récupéré par la Foire après le départ des Italiens (1697), Arlequin poursuit sa carrière de premier plan et se retrouve tout naturellement au premier rang des Nouveaux Italiens. Énorme succès populaire comme en témoigne ce titre de pièce : Arlequin toujours Arlequin (Lélio, 1728). Dans cette forme d’ « anti-théâtre » (selon l’expression de J. Scherer, Théâtre et antithéâtre au XVIIIe siècle, Clarendon Press, 1975), très en faveur sous la Régence et volontiers frondeur, le jeu comique dénonce l’absurdité des conventions sociales. Avec son exubérance tapageuse, Arlequin, le zanne omniprésent prêt à jouer tous les rôles, devient « naturellement » la figure théâtrale du peuple opprimé : le plus valet des valets, balourd, goinfre et leste, est représenté comme celui qui détient (momentanément) le pouvoir en maître, pour le plus grand plaisir « cathartique » du public. Il est aussi bien roi de Serendib que roi des Ogres  et le premier Arlequin de Marivaux poli par l’amour (1720) participe de cette mode gentiment « subversive » (Arlequin devient symboliquement le maître en s’emparant de la baguette magique de la fée).

Dans La Double Inconstance, la « simplicité » naïve du discours d’Arlequin, sorte de représentant du peuple - le Tiers État - face aux « gens du château », permet à Marivaux d’esquisser une satire humoristique du courtisan et du pouvoir : en prenant systématiquement la parole de son interlocuteur « au pied de la lettre », il démasque les conventions d’un monde artificiel rompu à la duplicité du langage.
Arlequin : « Si je n’ai points de sujet, je n’ai charge de personne ; et si tout va bien, je m’en réjouis ; si tout va mal, ce n’est pas ma faute. Pour des États, qu’on en ait ou qu’on n’en ait point, on n’en tient pas plus de place, et cela ne rend ni plus beau, ni plus laid. » (La Double Inconstance, I, 6)

Après L’île des esclaves, cependant, l’importance d’Arlequin décline, tant en termes de présence que de fonction dramatique, une évolution sans doute liée au déclin de l'Arlequin de la Comédie-Italienne, l'acteur Thomassin lui-même, vieillissant et malade.

Arlequin sauvage ou le regard de l’Autre

Alors que lui-même emprunte à Marivaux l’évolution de son Arlequin « déniaisé » par la grâce de l’amour (Arlequin poli par l’amour, 1720), Delisle de la Drevetière, à qui on attribue la naissance de « la comédie philosophique » influence à son tour Marivaux qui doit beaucoup à son Arlequin « raisonneur » pour son Île des esclaves.
Avec le regard « neuf » de l’étranger « dépaysé » - un procédé satirique que le triomphe des Lettres persanes, publiées quelques mois plus tôt, venait de mettre à la mode - Delisle de la Drevetière donne dans son Arlequin sauvage (1721) une vision très critique des rapports sociaux et des fondements de la société « policée » (l’argent, la justice, les lois, la politesse, l’amour, le mariage).
Dans le port de Marseille, Lélio s’apprête à partir pour l’Italie retrouver celle qu’il aime. Mais, tandis qu’il revenait d’un voyage aux Indes, il a perdu tous ses biens dans un naufrage sur la côte d’Espagne, d’où il a ramené un « sauvage », Arlequin, qui découvre avec étonnement un « nouveau monde ». Sur la trame traditionnelle d’une intrigue à l’italienne (Lélio et Mario tous deux amoureux de Flaminia que son père Pantalon finira par accepter de marier selon son cœur), tout l’intérêt se concentre sur le personnage d’Arlequin, un « candide » égaré dans une société dont il dénonce les tares. Omniprésent sur scène (13 scènes sur 15), il est confronté à des situations cocasses dans la tradition de la farce (il prend un portrait pour une vraie personne), mais surtout à des rencontres qui provoquent ses réflexions « naturelles » (il « vole » un marchand qui lui a « offert » sa marchandise et qu’il a pris au pied de la lettre puisqu’il ne connaît pas l’existence de l’argent).
La naïveté native du zanne est ici mise au service de la sagesse « naturelle » : « C’est la nature et la raison toute simple qui s’expriment par sa bouche » (III, 6). L’Arlequin de Delisle de la Drevetière préfigure les héros des contes de Voltaire (Candide, L’Ingénu) tout comme la conception de l’homme « de nature » selon Rousseau (qui évoque d’ailleurs le succès de la pièce dans sa Lettre à d’Alembert) et selon Diderot (Le Supplément au voyage de Bougainville). C’est un « bon » sauvage qui n’apporte en France « que les lumières de la raison naturelle : comme il est sans préjugé, il est aussi sans erreur, il examine sans prévention et juge sans partialité » (Nouveau Théâtre-Italien, tome 1).

Voici le début de la scène 3 de l'acte I de l'Arlequin sauvage :
LÉLIO. - Allons. Mais voilà Arlequin.
ARLEQUIN. - Les sottes gens que ceux de ce pays : les uns ont de beaux habits qui les rendent fiers ; ils lèvent la tête comme des autruches, on les traîne dans des cages, on leur donne à boire et à manger, on les met au lit, on les en retire ; enfin on dirait qu’ils n’ont ni bras ni jambes pour s’en servir.
LÉLIO. - Le voilà dans les réflexions, il faut que je m’amuse un moment de ses idées. Bonjour, Arlequin.
ARLEQUIN. - Ah ! te voilà : bonjour, mon ami.
LÉLIO. - A quoi penses-tu donc ?
ARLEQUIN. - Je pense que voici un mauvais pays, et si tu m’en crois, nous le quitterons bien vite.
LÉLIO. - Pourquoi ?
ARLEQUIN. - Parce que j’y vois des sauvages insolents qui commandent aux autres et s’en font servir, et que les autres, qui sont en plus grand nombre, sont des lâches qui ont peur, et font le métier des bêtes : je ne veux point vivre avec de telles gens.
LÉLIO. - Tu loueras un jour ce que ton ignorance te fait condamner aujourd’hui.
ARLEQUIN. - Je ne sais ; mais vous me paraissez de sots animaux.
LÉLIO. - Tu nous fais beaucoup d’honneur. Écoute, tu n’es plus parmi des sauvages, qui ne suivent que la nature brute et grossière, mais parmi des nations civilisées.
ARLEQUIN. - Qu’est-ce que cela, des nations civilisées ?
LÉLIO. - Ce sont des hommes qui vivent sous des lois.
ARLEQUIN. - Sous des lois ! Et quels sauvages sont ces gens-là ?
LÉLIO. - Ce ne sont point des sauvages, mais un ordre puisé dans la raison pour nous retenir dans nos devoirs, et rendre les hommes sages et honnêtes gens.
ARLEQUIN. - Vous naissez donc fous et coquins dans ce pays ?
LÉLIO. - Pourquoi le penses-tu ?
ARLEQUIN. - Il n’est pas bien difficile de le deviner. Si vous avez besoin de lois pour être sages et honnêtes gens, vous êtes fous et coquins naturellement : cela est clair.

 

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