Lucrèce : expliquer de manière rationnelle les épidémies Lucrèce, De rerum natura, VI, 1090-1144. Humanités dans le texte

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De la même façon que l’on peut aujourd’hui écouter différents scientifiques, artistes, historiens, sociologues ou philosophes proposer leur analyse de la pandémie qui nous frappe, les médecins dans l’Antiquité étaient loin d’être les seuls à s’intéresser aux questions épidémiologiques. C’est ainsi, par exemple, que l’on trouve chez l’historien Thucydide (II, 47-54) un récit particulièrement circonstancié de la célèbre épidémie qui s’abattit sur Athènes dans les années 430-426 avant notre ère.

Une formulation tout à fait remarquable de l’étiologie des maladies épidémiques, qui propose une analyse de leurs causes, se trouve également dans le De rerum natura (De la nature) de Lucrèce, poète latin de la première moitié du Ier siècle avant J.-C. Son poème didactique, dont les six chants ont été composés à partir de 59, consiste dans l’exposition en hexamètres dactyliques latins du système d’explication de la nature établi par le philosophe grec Épicure au début du IIIe siècle avant J.-C. L’objectif de Lucrèce est en effet de convertir son lecteur à la doctrine épicurienne, c’est-à-dire de le convaincre d’adhérer à une éthique qui le débarrasse de ses craintes et lui ouvre la porte du bonheur, que l’épicurien ne saurait trouver que dans l’absence de trouble, l’ataraxie. L’adhésion à cette éthique épicurienne est permise par la compréhension de la physique atomiste, qui met au jour les mécanismes cachés de l’univers, constitué exclusivement d’atomes et de vide.

C’est ainsi que le sixième et dernier chant du De rerum natura est consacré à l’explication rationnelle des différentes catastrophes naturelles (tels le tonnerre, les éruptions volcaniques ou les tremblements de terre), afin de soulager les hommes de la peur irrationnelle qu’ils en ont ; or, les épidémies font partie de ces phénomènes naturels redoutables. L’explication rationnelle de l’origine des maladies pestilentielles a donc toute sa place à la fin du sixième chant du poème, dans le passage que nous nous proposons à présent d’étudier. Elle est le prélude au terrible tableau de la peste d’Athènes, inspiré par le récit de Thucydide, et qui clôt le De rerum natura.

L’étiologie des épidémies, v. 1090-1144

Nunc ratio quae sit morbis, aut unde repente
mortiferam possit cladem conflare coorta
morbida uis hominum generi pecudumque cateruis,
expediam. Primum multarum semina rerum
esse supra docui quae sint uitalia nobis,
et contra quae sint morbo mortique necessest
multa uolare. Ea cum casu sunt forte coorta
et perturbarunt caelum, fit morbidus aer.
Atque ea uis omnis morborum pestilitasque
aut extrinsecus ut nubes nebulaeque superne
per caelum ueniunt, aut ipsa saepe coorta
de terra surgunt, ubi putorem umida nactast
intempestiuis pluuiisque et solibus icta.

(...)

Proinde ubi se caelum quod nobis forte alienum
commouet, atque aer inimicus serpere coepit,
ut nebula ac nubes paulatim repit, et omne
qua graditur conturbat et immutare coactat.
Fit quoque ut, in nostrum cum uenit denique caelum,
corrumpat, reddatque sui simile atque alienum.
Haec igitur subito clades noua pestilitasque
aut in aquas cadit, aut fruges persidit in ipsas,
aut alios hominum pastus pecudumque cibatus,
ut etiam suspensa manet uis aere in ipso ;
et, cum spirantes mixtas hinc ducimus auras,
illa quoque in corpus pariter sorbere necessest.
Consimili ratione uenit bubus quoque saepe
pestilitas, et iam pigris balantibus aegror.
Nec refert utrum nos in loca deueniamus
nobis aduersa et caeli mutemus amictum,
an caelum nobis ultro natura coruptum
deferat, aut aliquid quo non consueuimus uti,
quod nos aduentu possit temptare recenti.
Haec ratio quondam morborum et mortifer ae<stus>
finibus in Cecropis funestos reddidit agros,
uastauitque uias, exhausit ciuibus urbem.
Nam penitus ueniens Aegypti finibus ortus,
aera permensus multum camposque natantis,
incubuit tandem populo Pandionis omni.

 

Quelle est la cause des maladies et d’où naît soudain la puissance morbide capable de provoquer un désastre mortel pour les hommes et les troupeaux ? C’est ce que je vais maintenant exposer. Tout d’abord, j’ai montré plus haut qu’il existe une multitude de principes qui sont pour nous vitaux ; il est inévitable, au contraire, que des principes porteurs de maladie et de mort volent en grand nombre dans les airs. Lorsqu’un accident les a fait naître par hasard et qu’ils ont jeté un profond désordre dans l’atmosphère, l’air devient malsain. Or toutes ces puissances morbides, toutes ces pestilences, ou bien proviennent de régions extérieures à notre monde et descendent, comme les nuages et les brouillards, à travers l’atmosphère, ou bien, souvent, s’élèvent ensemble, nées de la terre elle-même, lorsque le sol humide est devenu putride, sous les coups conjugués de pluies et de soleils déréglés.

Ainsi, quand une atmosphère qui se trouve nous être étrangère se déplace, et qu’un air hostile a commencé à se répandre, à la manière dont un nuage ou un brouillard s’avance peu à peu, tout ce qui est sur son passage, elle le trouble et le force à changer. Il arrive aussi que, lorsque finalement elle parvient dans notre propre atmosphère, elle la corrompe et la rende semblable à elle-même et étrangère. Alors aussitôt cette calamité, cette pestilence nouvelle, ou bien s’abat sur les eaux, ou bien c’est sur les moissons qu’elle se dépose, ou sur d’autres aliments des hommes et sur la nourriture des troupeaux, ou bien encore la puissance morbide demeure en suspens dans l’air lui-même ; et, comme lorsque nous respirons nous faisons entrer en nous des souffles issus de cet air mélangé, ces substances corrompues, il est nécessaire que nous les absorbions aussi, en même temps, dans notre corps. C’est par une cause identique que la pestilence gagne souvent également les bœufs, et que la maladie atteint aussi les paresseuses brebis. Et il est indifférent que nous-mêmes nous arrivions dans des lieux qui nous sont contraires et changions d’atmosphère qui nous entoure, ou bien que de son propre mouvement la nature nous apporte une atmosphère corrompue, ou quelque substance à laquelle nous ne sommes pas accoutumés, et susceptible de nous affecter du fait de son arrivée récente.

C’est jadis cette cause de maladies et ce souffle mortel qui, dans le royaume de Cécrops, rendit les champs funestes, les routes désertes, et vida la ville de ses habitants. Venant en effet des confins de l’Égypte où elle avait vu le jour, après avoir parcouru une vaste étendue d’air et traversé les plaines liquides, elle s’abattit, pour finir, sur le peuple de Pandion tout entier.

Texte établi par A. Ernout, traduction personnelle.

Fonction du développement dans l’argumentation de Lucrèce

On peut en préambule se demander pourquoi Lucrèce accorde un soin particulier à la compréhension de l’origine des maladies épidémiques. Au début du chant VI, le poète explique que les hommes, épouvantés par la violence des phénomènes naturels dont ils ne connaissent pas l’origine, sont souvent portés à les interpréter comme des châtiments divins. L’homme ignorant est par conséquent condamné à une crainte permanente de la toute puissance et de la cruauté des dieux, de sorte que le trouble qui règne en lui l’empêche d’atteindre l’ataraxie nécessaire au bonheur épicurien. Si Lucrèce s’intéresse de si près à l’étiologie des épidémies, c’est donc parce qu’il pense que son destinataire, une fois instruit des véritables causes de ces maladies, ne sera plus tenté d’attribuer aux dieux les ravages qu’elles provoquent : son esprit sera dès lors libéré de la crainte permanente qui le retient. Comme Lucrèce l’écrit lui-même, « cette terreur et ces ténèbres de l’âme, il faut donc que les dissipent (...) la vue de la nature et son explication » (VI, 39-41 ; trad. A. Ernout). On va maintenant s’intéresser à cette explication, et tenter de comprendre quels sont les modèles dont elle s’inspire et en quoi elle est originale.

La théorie miasmatique

Comment expliquer qu’une même maladie affecte en même temps un grand nombre d’individus ? Pour nous, lecteurs modernes, la réponse relève de l’évidence : si la maladie parvient à toucher une grande partie de la population, c’est à cause de la contagion – c’est-à-dire parce qu’elle se transmet des sujets atteints aux sujets sains. Dans l’Antiquité, cependant, l’explication dominante est autre : on considère en effet que si la maladie est commune et générale, son origine doit également l’être. Or quoi de plus commun et général que l’air que nous respirons ?

Cette théorie est développée plusieurs siècles avant Lucrèce, dans certains traités de la Collection hippocratique, et connaît par la suite une extraordinaire postérité, jusqu’au XIXe siècle. Dans les traités Nature de l’homme (chap. 9), Vents (chap. 6), ou Régime dans les maladies aiguës (chap. 2), se trouve ainsi formulée la distinction, essentielle dans la médecine hippocratique, entre maladies individuelles et maladies collectives. Les premières, qui touchent des individus isolés, ont pour cause le régime de chacun – c’est-à-dire non seulement le régime alimentaire, mais également les exercices, le sommeil, les bains ou encore les relations sexuelles. « Au contraire », écrit l’auteur du traité Nature de l’Homme, « quand une seule et même maladie atteint un grand nombre d’individus au même moment, il faut en attribuer la cause à ce qui est le plus commun, à ce que nous utilisons tous le plus ; or c’est ce que nous respirons. » L’explication est d’une logique imparable et permet notamment de rendre compte du fait que tout le monde est atteint quasiment en même temps.

D’après la médecine hippocratique, la cause des maladies communes, que les Latins nomment « pestilences » (pestilitas dans le passage de Lucrèce), est donc à trouver dans l’air qui nous entoure (désigné dans le texte par le mot caelum, que nous avons traduit par « atmosphère »). Si celui-ci, pour des raisons que les médecins ne précisent pas, est nocif ou infecté, tous ceux qui le respirent tombent malades en même temps et de la même manière. Cette conception de l’origine des épidémies porte le nom de « théorie miasmatique », du grec μίασμα, la souillure, qui désigne plus particulièrement dans ce contexte la souillure de l’air. Cependant le succès de cette théorie, qui convainc largement le corps médical de l’époque, n’est pas sans conséquence : le fait de considérer l’air malsain comme unique responsable des maladies épidémiques constitue aussi un obstacle intellectuel qui empêche pendant longtemps les médecins de formuler l’hypothèse d’une transmission de la maladie entre les individus.

Lucrèce, comme nous avons pu le lire dans l’extrait traduit, a lui même une très bonne connaissance de cette théorie miasmatique et considère que l’origine des maladies épidémiques se situe dans l’air. Toutefois, l’explication qu’il propose diffère par certains aspects de celle des médecins hippocratiques.

Originalité de l’explication de Lucrèce

Selon Lucrèce, les épidémies sont causées par une uis morbida ou uis morborum (puissance morbide), dont l’existence est affirmée à trois reprises dans le texte (v. 1092, 1098 et 1128). Dès le début de l’extrait, Lucrèce fait correspondre cette puissance morbide à la ratio des maladies (équivalence posée par la conjonction de coordination aut, « ou », v. 1090), c’est-à-dire à leur cause. C’est autour de la description de cette ratio morborum que se construit le texte, puisqu’il explique d’abord son origine (v. 1090-1102), puis détaille son mode d’action (v. 1119-1137), avant d’illustrer ses effets par l’exemple frappant de la pestilence d’Athènes (v. 1138-1143).

La théorie miasmatique, qui est largement répandue et acceptée à l’époque où écrit Lucrèce, ne cherche pas à expliquer l’origine du caractère malsain de l’air, mais se concentre généralement sur ses conséquences sur les populations. Ce n’est pas le cas de Lucrèce, qui consacre à ce problème les douze premiers vers de notre extrait. Les épidémies sont pour lui des phénomènes naturels qui peuvent s’expliquer de la même manière que la foudre, la pluie, ou les tempêtes. Il y a en effet dans l’air des principes vitaux, qui rendent possible notre existence, et des principes qui au contraire sont capables de nous détruire. Ces principes (semina rerum, v. 1093) ne sont autres que les atomes, dont le monde est constitué, d’après la doctrine d’Épicure. La uis morbida résulte par conséquent de l’accumulation dans l’air de ces principes néfastes. Il est donc remarquable que Lucrèce, tout en adoptant la théorie hippocratique de l’infection de l’air, la réinterprète en la rapportant à sa conception atomiste de l’univers.

La présence de ces atomes néfastes, qui provoquent les épidémies dès lors que leur concentration dans l’air est excessive, peut avoir deux origines. Il arrive en effet qu’ils proviennent de régions extérieures à notre monde (extrinsecus, « du dehors, de l’extérieur », v. 1099), ce qui est possible dans la mesure où Lucrèce a démontré auparavant que l’étendue de l’espace est infinie (I, 951-1013). Ils peuvent également naître de la putréfaction de la terre lorsque l’équilibre du climat est déréglé, que les pluies ont été trop abondantes et le soleil trop fort (v. 1102). L’épidémie se présente donc comme un phénomène naturel et même, dans le second cas, comme un phénomène climatique, qui s’inscrit parmi les autres calamités du chant VI.

Une fois établie cette origine du caractère malsain de l’air, il reste à expliquer la manière dont une atmosphère chargée de principes néfastes se déplace et en vient à affecter toute la population d’une région, et par conséquent à provoquer une épidémie. Lucrèce nous invite à nous représenter son mouvement comme celui d’un nuage ou d’un brouillard (ut nebula ac nubes, « comme un brouillard ou un nuage », v. 1121) : elle progresse lentement, elle s’avance peu à peu. À cette comparaison s’ajoute une métaphore qui contribue à caractériser le mouvement de cette atmosphère porteuse de la uis morbida. Lucrèce emploie en effet plusieurs verbes de mouvement qui décrivent un déplacement autonome, presque animal, proche du sol : se commouet, « se déplace », et serpere coepit, (« a commencé à se répandre », v. 1120), repit, (« s’avance peu à peu », v. 1121), graditur, (« parcourt », v. 1122). Mais cette atmosphère saturée de principes nuisibles n’a pas seulement un mouvement autonome, elle a aussi une action sur l’air qu’elle rencontre : elle le corrompt (corrumpat, v. 1124) en le rendant semblable à elle-même, c’est-à-dire nocif car à son tour chargé de principes néfastes.

Une pollution générale de l’environnement survient alors : la puissance morbide contenue dans l’air contaminé se dépose sur l’eau, les productions agricoles et la nourriture. Elle demeure aussi présente dans l’air, si bien qu’en respirant hommes et animaux sont forcés de faire pénétrer dans leur corps les principes néfastes, qui sont mêlés (mixtas, v. 1129) à l’air qu’ils inspirent. À la manière d’un poison, elle pénètre dans les organismes et les rend malades. Au coeur de cette conception des épidémies se trouve le paradigme de la corruption, du pourrissement : les germes de maladie ne se transmettent pas d’un individu à l’autre, mais c’est l’air infecté qui communique la souillure qu’il porte à tout ce qui l’entoure et constitue ainsi la cause unique du développement de l’épidémie. Le phénomène décrit par Lucrèce est d’ailleurs facilement observable dans notre vie courante, si l’on pense, par exemple, à ce qu’il advient lorsqu’on place un fruit pourri au milieu d’une corbeille de fruits sains. Il faut aussi noter que, d’après le passage de Lucrèce, l’épidémie touche aussi bien les êtres humains que les animaux. Cette absence de spécificité humaine constitue une nouvelle originalité par rapport à la doctrine hippocratique : le traité Vents affirme en effet que le caractère malsain de l’air ne peut pas affecter toutes les espèces à la fois, car celles-ci diffèrent par leur nature et leur sensibilité.

La fin du passage, cependant, introduit un élément supplémentaire dans l’explication des phénomènes épidémiques. Il n’y est plus tant question d’atmosphère morbide que d’atmosphère nouvelle, à laquelle le corps n’a pas encore été habitué : quo non consueuimus uti (« à laquelle nous ne sommes pas accoutumés », v. 1136), aduentu recenti (« du fait de son arrivée récente », v. 1137). L’idée du changement dangereux vient donc se superposer à la théorie miasmatique à la fin du développement étiologique. Ce thème, quant à lui, est tout à fait hippocratique : de nombreux traités mettent en garde contre le risque que représente une brusque modification des habitudes (par exemple Régime dans les maladies aiguës, 9 ; Ancienne médecine, 10-11 ; Aphorismes, II, 50).

Une fois terminé ce développement théorique, Lucrèce achève son poème par une longue description de la pestilence athénienne, pour laquelle il s’inspire largement de l’historien Thucydide. Cette épidémie historique, dont le récit était connu de l’immense majorité de ses lecteurs, lui sert de paradigme pour illustrer les conceptions qu’il vient de présenter : la maladie qui a décimé les Athéniens plusieurs siècles auparavant a été provoquée par une atmosphère morbide, qui, lentement, à travers terres et mers, s’est déplacée depuis l’Égypte jusqu’à la Grèce et à la ville d’Athènes, où elle a décimé la population.

On voit donc avec quelle attention Lucrèce traite la question de l’origine des épidémies : le système complexe qu’il propose doit beaucoup aux théories développées par la médecine hippocratique en général et à la théorie miasmatique en particulier. Cependant il présente aussi de véritables originalités, notamment parce qu’il inscrit la cause de ces maladies dans le cadre de la physique atomiste. Cela lui permet d’apporter une réponse, à la fois précise et compatible avec la doctrine épicurienne, à un double problème : d’une part le fait qu’une population tout entière puisse être atteinte en même temps par une même maladie, d’autre part le fait que cette maladie vienne d’ailleurs et se déplace. L’explication proposée par Lucrèce est donc parfaitement rigoureuse mais tout à fait incompatible avec l’idée moderne de contagion : dans la conception antique, ce sont les masses d’air contaminé qui se déplacent en souillant tout ce qui se trouve sur leur passage, tandis que, dans le modèle de la contagion, ce sont les individus malades qui, en voyageant et en se rencontrant, se transmettent les uns aux autres les germes pathogènes responsables de la maladie. Dans un cas, l’air chargé de principes néfastes est la cause unique de l’épidémie, dans l’autre, chaque individu malade peut transmettre la maladie à ceux qui l’entourent.

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