"Les prêtres disent [...] des dieux [...] que leurs âmes sont les astres qui brillent dans le ciel, que celle d’Isis est appelée le Chien par les Grecs et Sothis par les Égyptiens [...]."
Plutarque, Isis et Osiris, 21, 359b-d
Restitution sans lacune

Restitution synthétique de la mosaïque dite "d'Orion", découverte à Pompéi en 2018 dans la Maison de Jupiter. Tous droits réservés © morgane-design.com
Restitution avec lacunes

Restitution synthétique de la mosaïque dite "d'Orion", découverte à Pompéi en 2018 dans la Maison de Jupiter. Tous droits réservés © morgane-design.com
ET SI CE N’ÉTAIT PAS L’ÂME D’ORION, MAIS « L’ÂME D’ISIS », L’ÉTOILE SIRIUS-SOTHIS ?
[1] La présente étude est née d’un doute exprimé par Pascal Charvet et Arnaud Zucker au sujet de l’identification du thème de deux mosaïques découvertes à Pompéi, comme deux illustrations de la légende d’Orion2. De l’avis des coauteurs d’Érathostène. Le ciel, mythes et histoire des constellations (Paris, Nil éditions, 1998), et de L'Encyclopédie du ciel, dirigée par Arnaud Zucker (Paris, Bouquins-Laffont, 2016) l’interprétation qui en était proposée entraînait, en raison de dissonances iconographiques, des interrogations sur une représentation interprétée comme l’âme d’Orion. Partageant ce doute, c’est autant par amitié que par vif intérêt pour ces deux œuvres uniques et insolites, considérées par leur découvreur comme un ensemble devant faire l’objet d’une approche solidaire, que j’ai bientôt accepté de me lancer dans cette aventure. À l’examen de certains détails, il s’avérait utile de reconsidérer la question et de faire de nouvelles suggestions afin de compléter, s’il en eût été besoin, les recherches effectuées sur ces deux pièces par le professeur Massimo Osanna3, sachant combien l’editio princeps est exposée au risque, et combien il est plus aisé de confirmer ou, au contraire, de réfuter les hypothèses déjà formulées. Il est apparu en effet que ce nouvel examen devait être mené sous un double prisme classique et égyptologique, l’Égypte apparaissant en filigrane dans l’iconographie des deux pièces étudiées. C’est donc avec la prudence et les réserves d’usage que l’on exposera ces compléments. A posteriori, on verra que de telles scènes se devaient d’être lues comme dans l’Antiquité, c’est-à-dire comme s’il se fût agi d’une discussion autour de thèmes mythologiques. Il m’est donc agréable de dire qu’en analysant scrupuleusement le travail du / des mosaïste(s) qui ont composé des œuvres si extraordinaires pour une maison samnite pré-romaine, j’ai bénéficié de l’érudition aussi exemplaire qu’amicale de Pascal Charvet et d’Arnaud Zucker, de leurs interrogations et de leurs réflexions. Au cours d’un tel périple dans cette pensée mythologique alexandrino pompéienne de la fin du IIe siècle avant notre ère, il est bon de ne pas cheminer seul. Quand bien même serait-on armé dans un champ disciplinaire précis, la lumière vient de la confrontation des idées entre disciplines cloisonnées au point d’être parfois étanches. Le monde antique n’était pas si compartimenté, qui cherchait des perspectives communes à travers tant d’espoirs économiques et religieux partagés, en sorte que les œuvres d’art se révèlent d’étonnantes passerelles culturelles au moment où la navigation renforce les échanges entre les deux bassins de la Méditerranée, d’Alexandrie à Délos et de Délos à Puteoli et Pompéi. Je veux exprimer ici à Pascal Charvet et à Arnaud Zucker toute ma reconnaissance et mon amitié, car il s’agissait de mener à son terme cette aventure qui se voulait d’emblée didactique selon le vœu de Pascal Charvet, mais néanmoins soutenue par une érudition indispensable.
[2] Hic jacet … – Comme point de départ de cette étude, il convient d’avoir en tête les conclusions mêmes de Massimo Osanna prononcées lors d’une interview dans un reportage intitulé « La Maison d’Orion », et ici retranscrites :
Orion, il a toujours l’épée avec lui ; l’épée nous montre que c’est bien lui. Il s’agit de deux mosaïques qui représentent le même mythe, deux moments différents du mythe, avec d’un côté Orion en chasseur, et de l’autre c’est lui qui se transforme en une étoile de la constellation d’Orion et qui endosse les ailes, – les ailes de papillon, – car il n’existe plus en tant qu’Orion mais en tant que psyché d’Orion ; c’est l’âme d’Orion4.
[3] Si on résume ces conclusions, formulant l’hypothèse que ces mosaïques représenteraient deux moments du mythe d’Orion, on voit que les mots-clés sont Orion / épée (comme identifiant) / chasseur / papillon / étoile de la constellation d’Orion / psyché d’Orion ou âme d’Orion. D’un point de vue métaphorique, le principal défi consiste à délier, à la lumière de la torche d’Éros, les énigmes iconographiques soumises à notre sagacité par ces deux mosaïques dont Massimo Osanna postule, peut être à tort, peut-être à raison, qu’elles parlent d’une même voix (→ 2). Dans l’Antiquité, la formulation d’énigmes était une façon de faire passer un message, parfois d’ordre religieux5, attendu que, selon Aurélien Berra, « le cadre d’interprétation le plus vaste et le plus constant fut sans doute celui qui rattachait l’énigme au mythe, conçu comme la forme de pensée archaïque des sociétés primitives »6. Les mosaïques de cette domus pompéienne se prêtent à des jeux semblables à l’instar de la mosaïque aux chevaux de Carthage7, ou de la mosaïque de Virgile et les Muses d’Hadrumète8, énigmes dont la solution réclame beaucoup d’érudition. Ces deux œuvres considérées par Massimo Osanna comme des emblemata (sing. emblema < grec masc. sing. ἔμβλημα, mot qui signifie « ce qui est appliqué sur ») – terme qui semble ici problématique (→ 7) –, offrent donc un terrain d’expérimentation privilégié, car il est clair qu’en vertu des énigmes et des rébus qu’on y décèle et qui doivent être dénoués par la logique et l’observation, elles ne parlent peut-être qu’à un cercle restreint d’individus, étant donné que seul un cheminement sagace permet d’identifier les parties du mythe reproduit et de les resituer dans l’intertexte antique, c’est-à-dire dans un ensemble de textes et d’images qui y sont reliés, dont ce public est familier. On pourrait donc dire qu’il s’agit d’œuvres ésotériques, car leur iconographie déroute le spectateur qui ne reconnaît pas immédiatement de quoi il est question, contrairement à bien d’autres mosaïques de Pompéi, d’Herculanum ou de Stabies. Par conséquent, ce n’est plus une simple enquête policière qu’il s’agit de mener, mais une quête d’ordre philosophico-mythologique dont les buts sont différents, en posant notre regard là où le concepteur veut nous conduire.
[4] Si on s’est jeté avec un vif intérêt dans la lecture de l’étude de Massimo Osanna, on en est venu à penser qu’au fil de son discours parmi de nombreuses propositions originales, venaient se mêler des arguments qui, eu égard aux difficultés décourageantes que soulèvent lesdites énigmes, ne répondaient pas parfois à notre attente, certains détails passant sous le boisseau. Nous nous efforcerons ici d’être fidèle au principe de « falsifiabilité » cher à Karl Popper9. Si on ne peut, à moins d’y consacrer un temps demesuré pour un profit minime – qui serait la tâche d’une recension –, discuter point par point les arguments de l’auteur, il fallait se faire un devoir de reprendre ce dossier. C’est la raison pour laquelle j’ai souhaité montrer pourquoi il convenait d’étudier ce que l’on considère comme des emblemata dans une optique alexandrine et de déceler dans l’expression iconographique, apparemment si dépouillée de ces œuvres, ce qui pourrait s’avérer comme le produit d’une influence, sinon médioplatonicienne orientaliste comme chez Plutarque et Numénius d’Apamée, du moins s’inscrivant dans une conception platoniste en multipliant les convergences mythistoriques égypto-grecques (→ 79). Je fais ici mienne la remarque d’A. Zucker comme quoi la philosophie chez les artistes est souvent succincte, ajoutant que « les idées sont toujours plus fluides dans les images que dans les textes. La syntaxe et la rhétorique brident la conflation (télescopage) ou la concomitance d’idées, tandis que dans les images la parataxe de formes / idées maintient une concurrence plus tonique ». En d’autres termes, l’iconographie montre sans démontrer. Elle suppute, affirme, ouvre des perspectives nouvelles, surfe sur des vagues culturelles, sans avoir jamais besoin de passer par le truchement d’une justification. Il conviendra aussi de se replacer dans l’état d’esprit de la fin du IIesiècle avant notre ère, pour suivre, à travers un jeu d’indices et de clés iconographiques, le cheminement d’une pensée mythologique sophistiquée.
[5] Ainsi, dans cette nouvelle enquête, qui se subdivise en deux livraisons, on abordera, dans un premier temps, le contexte archéologique et l’arrière-plan politique, social et religieux dans lesquels les mosaïques ont été conçues et élaborées ; dans un deuxième temps, on en fera une description aussi précise que possible, en admettant que tant qu’on ne les a pas scrupuleusement décrites, voire dessinées, on ne les a pas vraiment vues ; et dans un troisième et dernier temps, on étudiera chacune d’entre elles, avant de proposer synthèse et conclusion. Le lecteur pourra ainsi juger s’il convient de changer d’optique en regardant la voûte du ciel méridional et considérer une autre constellation que celle d’Orion, autre constellation en laquelle les Égyptiens mais aussi les habitants de Grèce et d’Italie du IIe siècle avant notre ère ont pu placer leurs espoirs d’abondance et de richesse, en y mêlant astronomie, mythe et poésie allégorique. Car la présence d’une queue de scorpion, d’un torse équivoque portant au flanc une épée et doté d’ailes de papillon, de flammes jaillissant de la tête, ne débouche pas, sous l’angle d’un mythe polymorphe10 et « difficilement synthétisable »11, sur un catastérisme d’Orion et du Scorpion envoyé par Héra, Artémis ou Gaïa pour le châtier, et ce, même si la tentation pourrait paraître grande d’y reconnaître ce héros exterminateur des bêtes sauvages12, et figé dans une éternelle chasse cosmique13. Dans ces deux livraisons, il s’agit donc de deux approches ayant vocation à fusionner au final, qu’on se propose de présenter ici, en nommant ainsi les deux mosaïques : M1 (femme-papillon-scorpion) et M2 (papillon - chasseur - animal polycéphale). Mais comment peut-on déchiffrer une iconographie antique sans risquer de s’exposer soi-même à ce qui pourrait s’apparenter à l’interprétation de paréidolies14?
1. Les mosaïques in situ
1.1. Récapitulatif des fouilles de la « maison de Jupiter » ou « maison d’Orion »
[6] Les fouilles de la maison dite de Jupiter, débutées à la fin du XVIIIe siècle et poursuivies au début du suivant, se sont achevées dans la Regio V, au nord de Pompéi, en septembre 2018. À la suite des découvertes qui y ont été réalisées, cette domus (ill.), maison urbaine familiale précisons-le, a été renommée par Massimo Osanna « maison d’Orion ». Il s’agit d’une demeure de taille modeste construite au IIIe siècle avant notre ère, montrant un décor dit du premier style de Pompéi, qui s’est épanoui entre 150 et 80 av. J.-C., au cours de la période dite samnite (c’est-à-dire avant la conquête romaine, mais sous domination romaine), dans une ville dont l’architecture trahit l’opulence comme le montre la Maison du Faune15. Ce style, d’origine grecque, qui rappelle les maisons déliennes16, se traduit par des décors pariétaux imitant, par un décor en stuc polychrome, des murs en appareil isodome et donnant l’illusion qu’ils étaient revêtus de dalles de marbres de diverses couleurs17. C’est donc dans cet univers pimpant, ayant sans doute appartenu à un propriétaire terrien doublé d’un négociant samnite, que cette aventure débute et qu’elle soulève un coin du voile sur l’état d’esprit du propriétaire de cette domus.
1.2. Contexte architectural des deux mosaïques M1 et M2 et émergence de l’intérêt pour l’Égypte et les divinités alexandrines avant et sous Sylla
[7] Deux espaces ennoblis. – Des œuvres aussi singulières que M1 et M2 révèlent des faits culturels nés dans un contexte social et historique qu’il convient de décrire pour livrer en quelque sorte une toile de fond. Là comme ailleurs dans la ville enfouie18, sous une épaisse couche de cendres vésuviennes, on constate l’omniprésence d’un goût égypto-alexandrin caractérisé par des scènes associant discrètement les mythologies gréco-romaine et égyptienne19. C’est au même constat que l’on est conduit en considérant les scènes élaborées pour ces deux mosaïques20 qui ennoblissent deux espaces de la maison, probablement parce qu’il s’agissait de lieux où l’on était appelé à se réunir en comité restreint si l’on en croit le format réduit des pièces. Par emblemata, si on choisit de retenir cette définition à leur sujet, on entend des œuvres réalisées en atelier, équivalent à des peintures de chevalet, et transportables sur un lit de tuiles jusqu’à leur destination finale 21. Cependant, au vu de leur taille et de l’époque à laquelle elles ont été réalisées,(fin du IIe siècle av. J.-C.) A. Zucker élève contre cette dénomination un doute raisonnable, en le justifiant par ce propos d’Anne-Marie Guimiers-Sorbets :
Sans reprendre l’intégralité du dossier déjà épais relatif aux emblémas, il faut rappeler que, dans l’état actuel de nos connaissances pour l’Égypte, les plus anciens panneaux de mosaïque réalisés sur des supports de pierre ou de terre cuite sont de la fin du Ier siècle av. J.-C. et qu’il s'agit de panneaux de relativement petites dimensions (d’environ 40 à 50 cm de côté ou de diamètre)22.
Qu’en est-il ? À en croire la taille habituelle des emblemata tels que décrits par A.-M. Guimiers-Sorbets, les dimensions de M1 (1,22 × 0,79 m) et M2 (1,78 × 0,92 m) seraient trop grandes pour être désignées comme emblemata23. En conséquence de quoi, j’admets qu’il convient de réserver l’avenir. On reviendra sur les incidences de ce constat (→11), même si, après tout, on pourrait les croire inspirées de peintures hellénistiques plus anciennes, comme ce fut le cas de la mosaïque de la bataille d’Issos (ill.)24, qui décorait jadis la vaste Maison du Faune, également contemporaine de l’époque samnite, réalisée par des artistes alexandrins au IIe siècle avant notre ère25, et à laquelle était justement adjointe une frise nilotique polychrome rappelant la mosaïque nilotique prénestienne26, dans un style témoignant que les deux œuvres proviendraient d’un même atelier27.

Mosaïque de la fin du IIe siècle av. J.-C. représentant probablement la bataille d'Issos ou de Gaugamèles, Pompéi, Maison du Faune, Musée archéologique de Naples. ©Wikimedia commons

Vue nilotique, sol de la grotte artificielle de Préneste ©Wikimedia Commons
Ainsi, les deux scènes de la domus nouvellement fouillée sont pour l’instant uniques dans l’iconographie attestée dans le corpus musival (c'est-à-dire des mosaïques) gréco-romain. Aborder la raison d’être de telles œuvres nécessite cependant d’étudier le contexte ayant favorisé l’émergence d’une pensée religieuse alexandrine et traditionnelle, ainsi que celle d’un exotisme égyptien.
[8] L’exotisme égyptien de la mosaïque de Préneste (Palestrina). – Par leur originalité, elles témoignent d’une période où un vif intérêt pour l’Égypte se concrétise, à l’exemple de la mosaïque du Nil posée dans le nymphée de l’immense sanctuaire de Fortuna Primigenia à Préneste (Palestrina)28, situé au sud-est de Rome.

Reconstitution du sanctuaire de Fortuna Primigenia ©Wikimedia Commons
Comme on vient de le voir, cette œuvre, due à des mosaïstes alexandrins, aurait été réalisée, d’après les plus récents éditeurs, Paul G.P. Meyboom et Filippo Coarelli29, dans le dernier quart du IIe siècle av. J.-C.30. Selon Pline l’Ancien, Sylla (138-78 av. J.-C.) aurait fait réaliser ou restaurer une mosaïque dans le sanctuaire de Fortuna à Preneste, travail que d’aucuns pensent être la mosaïque du Nil31, même si d’autres mosaïques ont été découvertes dans ce même sanctuaire32.
À la même époque, l’influence égyptienne se fait sentir dans l’espace urbain de Rome. Il se trouve en effet que, sous Sylla, un collège de pastophores ou pastophorion d’Isis, est fondé à Rome33, en sachant que les pastophores – littéralement « porte-chapelles » –, sortes de demi-laïcs devant respecter les usages sacerdotaux, ont seuls vocation à être en contact avec le public, à la différence des prêtres qui, devant conserver leur pureté rituelle, ont l’obligation de vivre retirés du monde. On admet d’ordinaire que les dieux égyptiens auraient fait leur entrée dans la péninsule italienne, à la faveur, semble-t-il, du retour de negociatores italiens de l’île de Délos34, où les cultes aux dieux de l’Alexandrie ptolémaïque faisaient déjà florès35.

Ce retour, provoqué par le sac de Délos au cours de l’automne de l’année 88 av. J.-C. par les troupes de Mithridate VI Eupator (132-63 av. J.-C.) (ill.)36, sous la conduite de l’amiral Archélaos, et le déclin du rôle de l’île37, renforça l’activité d’autres ports, et en particulier celui de Puteoli (Pouzzoles)38, faisant la jonction entre la Campanie et Alexandrie, cité hellénistique où étaient installés, depuis la seconde moitié du IIe siècle av. J.-C., des armateurs privés (ναύκληροι) et des commerçants italiens39, voire l’activité de Pompéi, ville reliée à la mer par le fleuve Sarno et qui disposait de plusieurs ports à l’intérieur des terres : Navalia (port militaire), Muregine, port commercial du côté de la porte de Stabies40. Rome, mais aussi la Campanie, commence à lorgner du côté de l’Égypte des Ptolémées à la faveur des dissensions entre les membres de la famille lagide41, jusqu’au moment où l’Égypte, sous le règne de la dernière Cléopâtre, deviendra propriété personnelle d’Octavien, en 31 av. J.-C.
Au cours du siècle précédent, le Sénat ayant rétabli Ptolémée VI Philométor42– devenu hôte de marque de l’Urbs alors qu’il fut momentanément chassé d’Alexandrie – sur le trône des Ptolémées en 163, avait obtenu du Lagide de substantiels avantages économiques.

À ce roi qui s’était lancé dans une politique édilitaire et d’ouverture aux philosophies orientales43, jusqu’à sa mort au combat, en 145, succéda son frère Ptolémée VIII Évergète II (145-116)44, qui, inversement, s’en prit à ceux qu’avait favorisé son frère dans le domaine des lettres, des arts et des sciences, tout en étant très actif sur le plan économique, comme le prouve la stèle monumentale bilingue d’Héracleion-Thônis (141/140-121 ou 124-116), à l’entrée de la bouche Canopique ou Héracléotique45. Les richesses culturelles et économiques de l’Égypte ont généré un flux et un reflux de savants et d’artisans allant chercher fortune à Alexandrie (voir Shichao Wang, Les relations entre les étrangers et les autochtones à l’époque hellénistique : les modèles d’intégration des étrangers dans l’Empire lagide. Histoire. PSL Research University, 2016). L’expulsion par Évergète II, vers 129, des savants alexandrins, qui gagnèrent des villes comme Athènes, fut accompagné d’une nouvelle diaspora d’artistes et d’artisans égypto-grecs d’Alexandrie qui cherchèrent de nouveaux débouchés dans les fastueuses cités du monde méditerranéen (Voir André Laronde, « Alexandrie et Cyrène », dans Alexandrie : une mégapole cosmopolite. Actes du 9ème colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer les 2 & 3 octobre 1998 (Cahiers de la Villa Kérylos, 9), Paris : Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1999. pp. 91-112 : p. 101).

On pense qu’il se produisit une émigration dans le bassin méditerranéen d’Égyptiens et d’Égypto-Grecs constituant l’élite artistique d’Alexandrie qui chercha des débouchés dans les fastueuses cités du monde méditerranéen (→ 19). La mosaïque de Préneste témoigne ainsi non seulement de l’expansion d’un exotisme nilotique en arrière-plan d’« Alexandrie à la porte de l’Égypte », expansion survenue à la faveur de cette diaspora, mais aussi de l’existence d’un courant d’échanges économiques entre Alexandrie et le sud de l’Italie où les cultes égyptiens s’étaient frayé une voie comme à Délos à la faveur des contacts commerciaux. Le port de Puteoli (Pouzzoles), où fut élevé, vers 107 av. J.-C., un temple de Sarapis46, était également fréquenté par des Alexandrins. Quant à l’intérêt de certains habitants samnites de Pompéi pour Isis, l’implantation d’un premier Iseum, au même emplacement que le second, en témoigne. Ce temple, construit en plein cœur de la ville, est daté de la fin du IIe siècle ou du début du Ier siècle avant notre ère47, c’est-à-dire avant que la ville samnite, conquise, ne fût érigée en colonie romaine. Cette construction venait probablement concrétiser un besoin, dénotant, avant cette date, l’existence de Samnites dévots des cultes isiaques, même ces croyances étrangères étaient probablement discrètement exprimées.
[9] L’émergence d’Isis-Fortuna. – On voit émerger, dans une perspective syncrétique souvent en lien avec le pouvoir lagide ou romain48, une Isis-Fortuna dont le trait caractéristique est plutôt l’omnipotence et la richesse que la maternité49.

Isis Fortuna, IIe siècle ap. J.-C. © The J. Paul Getty Museum
Ce syncrétisme serait né de la convergence des intérêts de la Campanie et de Rome, tournés vers l’Égypte, et de l’essor de la déesse Vénus-Aphrodite-Fortuna promue du temps de Sylla et annonçant une ère économique sans précédent. Celle-ci succède à la Guerre sociale (90-88 av. J.-C.), qui oppose Rome à ses alliés italiques, et se poursuit par la Première (88-87 av. J.-C.) et la Seconde guerre civile (83-82 av. J.-C.), qui s’achève avec la bataille de la Porte Colline (82 av. J.-C.). Sylla, l’ayant emporté sur les troupes marianistes, adopta le surnom de felix. Divers syncrétismes naissent alors pour des raisons politiques et religieuses. À partir de Sylla, des affinités furent reconnues entre la Vénus Felix de Sylla, associée à Fortuna, déclinée, par syncrétisme, à partir de l’Aphrodite de Carie envers laquelle le dictateur manifestait de la dévotion50, et l’exotique Isis sous la forme d’Isis-Fortuna. Sylla, répondant au surnom d’Epaphroditos en Grèce, avait en effet offert à l’Aphrodite d’Aphrodisias en Carie une couronne d’or et une hache bipenne, offrande qui correspondait à une refondation du sanctuaire, étant donné que Sylla prétendait appartenir à la race d’Énée, héros troyen fils d’Anchise et de la déesse51. Vénus Felix Fortuna et Isis-Fortuna finirent par partager les mêmes attributs : la cornucopia (corne d’abondance), le gouvernail et le globe52. Quelques éléments aident à comprendre cette émergence. Sylla, plaçant son temps sous celui de l’abondance, s’était fait initier aux mystères de Déméter à Éleusis, tandis qu’Hercule Invictus, Vénus et Fortuna furent considérés comme les dieux protecteurs de Rome. L’équation devenait claire aux yeux de tous : la quête de la richesse qui conduit l’intérêt de Rome, comme en témoigne l’émergence de Fortuna, était notamment attachée à l’activité économique tournée vers l’Égypte et son grenier à blé. La mosaïque prénestienne soutient probablement, en arrière-plan de Fortuna, l’idée d’une Isis sous le voile de qui se produit l’inondation profitant à tous les acteurs économiques du bassin méditerranéen53. Cette Isis-Fortuna, favorisant la circulation des richesses de l’Égypte des Ptolémées dans le monde antique et dont Rome souhaite capter l’exclusivité, émerge rarement sous des traits empruntés à la religion traditionnelle.
[10] Pose et conservation des mosaïques M1 et M2. – Le propriétaire de la maison a fait inclure ces mosaïques dans un pavement à motifs géométriques en cocciopesto – revêtement imperméable mêlant des tuiles écrasées à un fin mortier de chaux –, caractéristique du premier style de Pompéi, et remontant à la première moitié du IIe siècle avant notre ère. Les deux mosaïques décorent ainsi deux espaces de taille modeste ouvrant sur l’atrium de la domus : une pièce de réception (ala, chambre 13), qui communique avec le tablinum, espace situé à l’arrière de l’atrium, et un espace de repos (cubiculum, chambre 6) totalement ouvert. Ennoblissant ces deux espaces aux yeux des visiteurs, les mosaïques ont vraisemblablement incluses dans le sol de cocciopesto pourvu d’un décor plus ancien, puis conservées malgré une réfection ayant consisté en un exhaussement du sol de l’atrium réalisé à l’époque augustéenne. Un dispositif en bois était prévu à cet effet pour rattraper la différence de niveau54. Cette mesure de conservation prouve, s’il en était besoin, l’intérêt que leur attribuait le dernier propriétaire qui ne put se résoudre à les recouvrir, car elles faisaient partie de l’histoire des lieux.
[11] Date de pose et observations. – Si on les rapporte aux décors nilotiques de la mosaïque de Préneste, remontée et restaurée en 1630 par le mosaïste Giovanni Battista Calandra (1586-1844)55 à l’aide des vestiges, qui offrent une vue cavalière de l’Égypte depuis le rivage méditerranéen jusqu’à Philae, et montrent des paysages, des scènes de la vie quotidienne, et une faune exotique, les mosaïques de la maison d’Orion, par leur caractère épuré et l’absence totale de décor naturaliste, n’ont rien de commun avec elles, ni même avec la mosaïque nilotique de la Maison du Faune. De mensurations différentes, le second étant plus petit que l’autre (→ 7), ces deux tableaux vertical (M1) et horizontal (M2) issus d’une autre école, mais provenant d’un même atelier, à en croire une technique identique dans les deux cas, ont été insérés dans le pavement en cocciopesto des deux chambres bien avant la prise de Pompéi (80 av. J.-C.) par Sylla, sous la dictature duquel la ville devient un municipe puis une colonie, répondant au nom de Cornelia Veneria Pompeianorum, peuplée de vétérans syllaniens substitués aux Samnites vaincus, en sachant que les cultes égyptiens à Pompéi sont attestés plus d’une vingtaine d’années avant la prise de la ville. Contrairement à d’autres propriétaires, qui ont opté pour le style théâtral romain (deuxième style de Pompéi), la domus est restée « dans son jus », de sorte que M1 et M2 ont continué à distinguer, à singulariser, certains espaces de la domus. Si on est droit de penser que ces réfections du sol ont été réalisées au cours d’une période précédant la Guerre sociale, au siècle d’or de Pompéi, à une date antérieure à la construction de l’Iseum, cela ne dit rien pour autant de la date à laquelle auraient été réalisées ces deux mosaïques, ni de leur provenance. On en est tenu à des conjectures savantes qui pourraient résider en ceci. Ces deux mosaïques étant clairement en rupture avec le décor de celles de Préneste et de la frise nilotique de la Maison du Faune (→ 7), leur datation dépend néanmoins de l’analyse de leur technique, de leur style et du choix de leur thématique d’influence hellénistique, qui témoigne d’un haut degré de sophistication mythologique, tandis que leur originalité plaide pour une date antérieure à la colonisation romaine. Si, comme le propose A. Zucker, on admet qu’au vu de leur taille il ne s’agit pas d’emblemata (→ 7), alors « l’insertion [dans cette domus] pourrait être leur première situation ». On pourrait accepter dans ce cas l’idée comme quoi le commanditaire samnite l’aurait fait installer. Compte tenu qu’elles illustrent l’une des plus anciennes étapes de la construction de la maison, qu’elles soient incluses postérieurement dans un sol daté de la 1re moitié du iie siècle, et qu’elles n’aient pas volontairement été recouvertes à l’époque augustéenne, l’idée comme quoi le commanditaire de leur pose serait un propriétaire samnite de la domus est à privilégier, en sorte qu’une date autour de 120 av. notre ère semble raisonnable.
[12] Le dernier propriétaire de la maison. – Le décor montre que la Maison d’Orion aurait appartenu, à l’époque augustéenne, à un gromaticien (gromaticus) ou agrimenseur (agrimensor), c’est-à-dire à un arpenteur, praticien de la géométrie romaine. Les fouilleurs ont en effet retrouvé, comme motif des fauces (couloir d’entrée) et du tablinum, deux figurations d’une groma, appareil de visée employé pour des tâches de génie civil56. Toutefois, cela ne dit rien sur l’identité et les fonctions du propriétaire originel de la maison, quoiqu’on puisse en établir un profil social possible (→ 6).
[13] Croyances pompéiennes à l’époque romaine. – Lorsque la ville devient colonie romaine, les croyances des Pompéiens se tournent simultanément vers trois triades : la triade italique tutélaire de la ville, qui découle de l’héritage syllanien – Hercule (avatar romain d’Héraclès), Liber pater (avatar de Bacchus Dionysos), Vénus (avatar d’Aphrodite)57–, la triade capitoline – Jupiter (avatar de Zeus), Junon (avatar de Héra), Minerve (avatar d’Artémis) –, et enfin la triade alexandrine – Isis, Sarapis et Anubis, cette dernière étant due aux liens qu’entretenait la Campanie avec Alexandrie par les livraisons effectuées dans le port de Pompéi ou sur les quais de Puteoli, distante de 40 km par la Via Latina construite sous la République. Mais déjà, dès le IVe siècle, on sait qu’Héraclès/Hercule était associé à Athéna à Pompéi même ainsi qu’en Italie du centre et qu’il était omniprésent dans la région vésuvienne59.
[14] Lectures croisées. – Dans ce qui fut, après la dictature de Sylla, tant un port important qu’un lieu de villégiature de Romains aisés, la lecture croisée de ces triades favorisait immanquablement dans certains milieux le goût pour des fantaisies isiaques. Ainsi, à la manière de Pétrone décrivant la maison de Trimalcion60, un Samnite cultivé, scrutant d’aventure M1 et M2, se serait sans doute interrogé sur leur signification, car celles-ci témoignent d’un désir de spéculation mythologique. Aussi il est raisonnable d’admettre que le commanditaire de ces œuvres puis ses successeurs, érudits familiers d’une mythologie grecque étendue aux rives alexandrines, se réservaient le privilège de les expliquer à leurs hôtes au cours de ces symposia qu’immortalisera Plutarque (46-125)61, où la discussion allait bon train sur les mythes et d’autres sujets. D’ailleurs, on ne peut s’empêcher, à ce sujet, de reproduire la conclusion que donne Jean-Pierre Darmon à propos de la mosaïque énigmatique de Carthage du IVe siècle de notre ère, qui fait justement état de rébus mythologiques :
Si même des énigmes très simples permettaient des réponses multiples, comme on l'a vu plus haut, que dire des tableaux supposant une culture approfondie et parfois une véritable érudition. Sans doute y a-t-il bien d'autres hypothèses possibles pour interpréter les joueurs de dés et plusieurs autres images difficiles. En vérité, plus on s’interroge sur les lectures possibles, plus on trouve de solutions à proposer. Et c’est bien la preuve de la fonction essentielle de cette mosaïque qui est, dans une grande salle de réception, de servir d'amorce à des « propos » ou « questions de table » et d’animer ces assauts d’érudition et de culture qui caractérisaient les banquets antiques. Ne venons-nous pas d'être, à notre tour, victimes de ses sortilèges et ne sommes-nous pas tombés aujourd’hui dans le piège de la dispute érudite où elle voulait précisément nous entraîner ?62
Le dernier propriétaire n’était-il pas, d’après une inscription couvrant un mur de sa maison, accusé par les riverains de « vivre comme un Grec », ce qui témoigne d’une forme de mépris, mais apparemment sans rien révéler non plus sur le commanditaire de ces mosaïques aux motifs énigmatiques, car ce sont bien des énigmes (αἰνίγματα, sing. αἴνιγμα) qui, à l’origine, semblent avoir été proposées au lecteur. En effet, loin de se laisser décoder d’un simple coup d’œil, elles associent des motifs relevant, à première vue, de l’iconographie du mythe d’Éros et Psyché63 et d’éléments symboliques apparemment empruntés au bestiaire mythologique égyptien dont la présence fait immédiatement suspecter un transfert culturel, par une mise en perspective intertextuelle de mythes, respectivement grecs et égyptiens, à l’instar de la fresque intitulée Isis assise devant Iô64, beaucoup plus tardive (62 apr. J.-C.), ornant une paroi de l’ecclesiasterion – la salle des initiés – du temple d’Isis à Pompéi65, situé dans la Regio VIII, près de la porte de Stabies. Cette fresque illustre le désir, au premier siècle de notre ère, de rappeler les affinités électives entre deux mythes, illustrées par Plutarque, affinités déjà attestées dans l’iconographie des arts dits mineurs au IVe siècle avant notre ère à Memphis, dans le milieu hellénomemphite, c’est-à-dire sous les règnes des premiers Ptolémées66.
[15] L’allusion égyptienne. – Seulement, dans les deux scènes si l’élément mythologique grec domine, l’élément égyptien reste allusif, puisqu’au moment où ces œuvres sont réalisées, les croyances isiaques demeurent encore discrètes, bien qu’elles puissent être contemporaines du premier temple de Pompéi remontant à la fin du IIe siècle avant notre ère, et reconstruit en 62 de notre ère après avoir été renversé par un tremblement de terre. Les nouveaux habitants de Pompéi ont parfois du mal à comprendre l’iconographie sous laquelle apparaît la gens Isiaca67, quand les Pompéiens, prompts aux lazzis, n’affichent pas tout bonnement leur incompréhension comme le démontre une représentation d’Harpocrate, fils posthume d’Isis et d’Osiris68, surmonté du graffito : cacator cave malum. Le dieu, figuré les jambes fléchies encadré de deux agathodaimones, est accompagné d’Isis-Fortuna reconnaissable à son gouvernail et à la cornucopia. Ce graffito, en conservant le caractère langagier de l’expression, peut être rendu ainsi : « chieur, crains les forces du mal »69. Par cette inscription plusieurs fois attestée ailleurs, le rédacteur invitait à respecter la propreté des lieux et à menacer des foudres divines celui qui se serait avisé de venir souiller les abords70. L’interprétation qu’en faisait le rédacteur du graffito était erronée. Harpocrate passant pour avoir eu les jambes faibles selon Plutarque71, était, en l’occurrence, confondu avec un individu en train de déféquer, tandis que les agathodaimones alexandrins, génies positifs, assurant sa protection, étaient assimilés aux forces du mal. Les croyances étrangères, mal comprises, sont souvent source de malentendus.
[16] A priori, quel Éros, quelle Isis ? – L’Éros dont il est question plus haut, différant de l’Éros primordial d’Hésiode72, est l’Éros hellénistique qui revêt la forme d’un éphèbe, fils d’Aphrodite et d’Arès, de même type que l’exemplaire de l’Éros Farnèse découvert à Pompéi – Éros de Centocelle – dont l’original serait dû au ciseau de Praxitèle73.

Éros de Centocelle © Wikimedia Commons
Par cette forme, il est prêt à fusionner avec d’autres bambins égyptiens comme Harpocrate. Isis quant à elle peut se prêter, par son caractère myrionyme74, et dans ses arétalogies (hymnes)75, à maints syncrétismes comme le montre l’invocation sous des noms multiples du P.Oxy. XI, 1380, 3r° (début IIe siècle), qui lui est adressée76 et qui ne comprend pas moins de cinquante-cinq localités en dehors de l’Égypte77. Ainsi, de la même façon que les regards des initiés au culte d’Isis, pénétrant dans l’ecclesiaterion du temple d’Isis à Pompéi, étaient enclins à reconnaître une convergence entre Isis et Iô, d’après une légende égypto-argienne exécutée après le premier tremblement de terre, les invités de la domus étaient-ils en mesure de voir l’ombre d’une Psyché cosmique par le truchement d’une hybridation mythologique dans le goût alexandrin, et destinée à flatter de façon érudite l’ego des propriétaires samnites des lieux ?

