Les folies - Jourdain

« Les folies-Jourdain », Les Cahiers. Revue trimestrielle de théâtre éditée par la Comédie française, n°37, novembre 2000, p. 58-66.

Le Bourgeois gentilhomme s’achève : M. Jourdain donne sa fille à l’héritier du Grand Turc, Nicole au truchement et sa femme à qui la voudra. Mais c’est Covielle qui, lui ôtant in extremis de la bouche le mot de la fin, conclut :

Covielle : — Si l’on en peut voir un plus fou, je l’irai dire à Rome.1

Cinq actes plus tôt, la pièce avait commencé dans le même registre :

Maître de musique : — Ce nous est une douce rente que ce Monsieur Jourdain, avec les visions de noblesse et de galanterie qu’il est allé se mettre en tête.2

Visionnaire au lever du rideau, fou superlatif au baisser, M. Jourdain, c’est indéniable et on nous le répète, a perdu le sens. Sa femme, elle aussi, le lui chante sur tous les tons :

Monsieur Jourdain : — Je vous demande ce que c’est que les paroles que vous dites ici ?
Madame Jourdain : — Ce sont des paroles bien sensées et votre conduite ne l’est guère.3
Monsieur Jourdain danse et chante : — Hou la ba ba la chou ba la ba la da.
Madame Jourdain : — Hélas ! mon Dieu ! mon mari est devenu fou.4

Encore faut-il s’entendre sur le diagnostic : il y a les fous que l’on enferme (aux « Petites-Maisons », ancêtre de nos hôpitaux psychiatriques) et ceux que l’on côtoie tous les jours sur la scène sociale où ils nous donnent la comédie. À ce propos, Molière, parlant de métier avec son ami Boileau, lui aurait un jour confié

qu’il avait eu dessein de traiter ce sujet-là, mais qu’il demandait à être traité avec la dernière délicatesse, qu’il ne fallait point surtout faire comme Desmarets dans ses Visionnaires, qui a justement mis sur le théâtre des fous dignes des Petites-Maisons. Car, qu’un homme s’imagine être Alexandre, et autres caractères de pareille nature, cela ne peut arriver que la cervelle ne soit tout à fait altérée ; mais le dessein du poète comique était de peindre plusieurs fous de société, qui tous auraient des manies pour lesquelles on ne renferme point, et qui ne laisseraient pas de se faire le procès les uns des autres, comme s’ils étaient moins fous pour avoir de différentes folies.5

À passer en revue les multiples exemples qui font du théâtre de Molière un herbier des folies sociales et morales de son temps, on conclura même que réside là plus qu’un sujet — le sujet de la dramaturgie moliéresque, à la fois son socle et son ressort. Voilà pourquoi M. Jourdain est fou, fou parmi bien d’autres. Quant à savoir comment, à quel degré et pour quels motifs, il faut un peu de détour, sinon par Rome, du moins par l’histoire du théâtre, pour l’apprendre.

Archéologie de la folie comique

 

Deux mots de réflexion, d’abord, sur la nature du genre comique6. Depuis ses origines, la comédie s’est trouvée partagée, sinon écartelée, entre deux postulations inconciliables. L’une dévoue le genre au rire, sans souci de mesure ni de vraisemblance : c’est l’ouragan de la vis comica, la vigueur de l’hilarité. L’autre lui assigne pour idéal une représentation enjouée et souriante de la réalité courante : se faire speculum vitæ, miroir vraisemblable de la vie. Le projet tout théorique de « castigare ridendo mores » (« châtier les travers moraux par le rire ») s’efforça vainement de réaliser la synthèse entre ces aspirations : car, si la comédie vise la révélation et la correction des travers de caractères et de mœurs par le rire, les procédés burlesques et caricaturaux nécessaires à provoquer ce rire salutaire et révélateur ruinent les effets de vraisemblance mimétique nécessaires à accréditer cette édifiante leçon.

C’est pourquoi deux modèles se partagent le terrain comique depuis la nuit des temps, deux modèles antithétiques, inconciliables : celui de la comédie bouffonne, celui de la comédie-miroir. Ce furent Aristophane et Ménandre chez les Grecs, Plaute et Térence chez les Romains. Dans la France du premier XVIIe siècle, la scission entre les deux formes avait atteint un tel degré qu’elle menaçait le genre d’implosion. La comédie inspirée des déformations grimaçantes de la farce, renonçant à toute visée de révélation morale, s’abandonnait aux délices gratuites de la pure hilarité suscitée par ses outrances. Tandis que la comédie d’intrigue, tableau aimable d’une réalité repeinte aux couleurs de la galanterie romanesque, s’enorgueillissait de ne plus faire rire du tout. Le genre se trouvait ainsi écartelé, sans espoir d’unification, entre ces deux pôles.

Comme toutes les grandes découvertes, la synthèse que Molière eut alors l’audace de proposer jaillit d’une évidence : c’est que, pour concilier l’exactitude de la peinture, qui délecte l’esprit, avec la déformation grimaçante, propre à susciter le rire, il suffit d’assigner pour tâche à la comédie l’observation et la mise en scène des déformations risibles dont la réalité offre tous les jours le spectacle hilarant autant que profitable. Autrement dit, il suffisait de considérer une fois pour toutes que l’homme est naturellement ridicule. Le rire suscité par la comédie ferait donc éclater cette vérité : que nos travers sont invraisemblablement risibles et qu’il est du ressort d’une œuvre d’art éprise de vraisemblance d’accepter cette leçon, même invraisemblable, de la réalité. Ce qui revenait à dire que le ridicule constitue la forme spécifiquement comique de la vraisemblance — jusque dans ses excès les plus incroyables, les plus invraisemblables.

La comédie telle que l’entend Molière ne viserait donc plus à corriger les hommes de leurs défauts en traitant ceux-ci sous un angle caricatural qui les rendît risibles. Il ne s’agirait plus pour elle de castigare ridendo mores, de châtier les mœurs en les outrant de manière à les rendre plaisantes. Mais de speculari ridendo mores, de contempler d’un œil railleur le ridicule naturel des hommes. Car les mœurs humaines, de soi, sont le plus souvent caricaturales. Dans la comédie moliéresque, le ridicule ne s’ajoute plus aux défauts des hommes comme une sanction en vue d’une salutaire correction : il jaillit comme une évidence du spectacle de leurs conduites naturellement dérisoires. Telle est la charte  de cette esthétique du rire vraisemblable, que nous nommerons, en empruntant à Molière le qualificatif, une « esthétique du ridicule ».

Conséquence de cette révolution d’optique : si ce tableau véritable des travers humains, ce speculum vitæ de nouvelle fonte, provoque le rire, suscite le déchaînement de la vis comica, de l’hilarité irrépressible, c’est qu’il n’offre pas une image de la nature, mais bien de sa transformation caricaturale par l’imagination et l’erreur humaines. À preuve, il est notable que les travers raillés et brocardés par la comédie du ridicule sont toujours accompagnés d’un plus grave défaut qui les enveloppe : celui d’une cécité mentale procédant de l’étourderie, de l’extravagance, de l’obsession, du délire, bref, de la folie inhérente aux égarements de l’esprit et de l’âme7. Une comédie de Molière ne se contente pas de mettre sous le feu du rire tel ou tel travers de caractère ou de mœurs observé en son temps : elle débusque toujours aussi le ridicule de l’égarement qui invariablement en constitue l’origine. L’invention et l’écriture comiques supposent donc chez le poète dramatique une vision comique des hommes, de leur nature marquée par ce délire de l’image extravagante d’eux-mêmes et du monde qui les met en dissonance avec la réalité et la raison. C’est pourquoi la folie n’est pas qu’un sujet parmi d’autres pour Molière : elle constitue l’horizon commun sur lequel se découpent les silhouettes spectrales de tous ses personnages, quel que soit le thème particulier de leurs extravagances insensées. Voilà tout justement pourquoi M. Jourdain est toqué.

Difformité et harmonie

 

Poussons le raisonnement. Attribuer pour origine au ridicule de la comédie les dissonances observées dans la réalité, cela suppose une norme par rapport à laquelle se mesurent ces difformités : le ridicule se définit toujours en termes d’écart, de déviance par rapport à une harmonie idéale. Idéale — ou réelle : car tous les hommes ne sont pas visionnaires, tyranniques ou évaporés, même si le parti de l’extravagance est bien doté. Pour rendre justice aux bons côtés de la réalité, qui tout de même existent aussi, la comédie moliéresque opposera aux visionnaires dont l’imagination troublée extravague d’autres personnages dont le comportement lucide et congru donne la mesure de l’écart qui constitue les premiers en ridicules. L’esthétique du poète présente ainsi deux pôles inégalement intéressants sans doute, mais placés dans une relation de nécessaire réciprocité : celui de la difformité risible et celui de la norme harmonieuse que transgresse cet égarement d’imagination. Voilà pourquoi Mme Jourdain n’est pas une virago bornée, mais une femme raisonnable ; pourquoi Nicole n’est pas une servante inepte, mais une fille de bon sens ; pourquoi Dorante, qui n’est pas un homme (tout à fait) honnête, est peint des couleurs d’un honnête homme, c’est-à-dire élégant dans ses façons, spirituel dans son écorniflerie et, tout à l’inverse de Tartuffe ou Dom Juan, inscrit dans le bon camp, celui des amants ; voilà surtout pourquoi Cléonte est un jeune bourgeois de belles manières, qui donne relief et leçon aux façons ridicules de son futur beau-père.

Cette répartition des rôles implique une évolution discrète mais décisive de la satire. Elle interdit de lire dans Le Bourgeois gentilhomme une charge contre la rusticité inhérente aux gens mal nés ou, à l’inverse, une satire des puissants, réputés véreux et parasites. Car Mme Jourdain ni même Nicole ne sont ridicules d’être l’une bourgeoise, l’autre servante au parler populaire — mais seulement M. Jourdain de se prendre pour ce qu’il n’est pas : répétons-le, Cléonte, aussi bourgeois pourtant que son futur beau-père, est un parfait galant homme. De même, dans les scènes plaisantes où Dorante abuse son benêt d’« ami », le grand seigneur met de son côté les rieurs : il aurait fallu peinture plus acide si le but avait été de le rendre odieux et avec lui ses pareils — Molière n’est pas Beaumarchais et 1670 n’est pas 1789. Leur rôle aux uns et aux autres dans l’économie de la représentation comique se borne à accuser les reliefs difformes de la caricature de galanterie et de noblesse affectées par le fou qui s’ignore. Sur lui portent la charge et la satire : sa balourdise ne procède pas de sa naissance bourgeoise, mais de son obsession de la renier ; et c’est cette toquade qui induit bien naturellement plus malin que lui à l’abuser — Cléonte autant que Dorante. Le noble et le bourgeois n’ont pas plus de scrupule l’un que l’autre à se payer sur la bête.

De même que les provinciaux de Molière ne sont pas ridicules d’être nés et de vivre en province, mais de se prendre pour des Parisiens, comme la comtesse d’Escarbagnas, ou pour des grands seigneurs, comme les Sotenville dans George Dandin ; de même ses bourgeois ne sont-ils ridicules que lorsqu’ils prétendent singer la noblesse : l’accent s’est déplace de la caricature du provincialisme ou du « bourgeoisisme » sur l’origine psychologique et morale des travers auxquels s’abandonnent certains provinciaux, certains bourgeois qu’obsède, qu’abuse, qu’aveugle l’image de ce qu’ils se croient être et ne sont pas. Cependant, à leurs côtés, d’honnêtes gens, indifféremment Parisiens ou provinciaux, nobles ou roturiers, échappent au ridicule de l’artifice, de l’extravagance et de l’obsession en remplissant convenablement et harmonieusement le rôle que leur a distribué la « comédie sociale ». Transposons au Bourgeois gentilhomme : on avait commandé à Molière une satire des mœurs turques (comment peut-on être Persan ?), il brocarde un écervelé qui projette son entêtement de noblesse dans l’alliance illusoire avec une Turquie de mascarade : la comédie de circonstances devenait comédie de caractère.

Chimères et marottes

 

Revenons à nos fous. À notre fou, singulièrement. Et aux citations qui nous ont servi à introduire notre propos sous le signe de la « folie-Jourdain » : pour noter que la démence stigmatisée par Covielle  (« Si l’on en peut voir un plus fou, je l’irai dire à Rome ») n’est pas tout à fait de même nature que la vision de galanterie et de noblesse brocardée par le Maître de musique (« …ce Monsieur Jourdain, avec les visions de noblesse et de galanterie qu’il est allé se mettre en tête »). Covielle fait allusion à la folie chimérique de se croire mamamouchi, le musicien à la fureur obessionnelle de se vouloir gentilhomme à tout (et n’importe quel) prix. Chimère d’un côté, idée fixe de l’autre, ce n’est pas tout à fait la même forme de déraison. Or la distinction n’est pas neuve, sur la scène de Molière. Dans L’École des femmes, huit ans plus tôt, le personnage d’Arnolphe avait déjà conjugué lui aussi l’obsession à l’illusion — exactement une obsession du cocuage en forme d’idée fixe et une illusion chimérique d’y échapper grâce à un stratagème extravagant qui abusait son imagination éblouie : épouser une sotte pour n’être point sot (entendons : n’être pas cocufié). À partir de quoi le délire ridicule des héros moliéresques n’aura cessé d’osciller entre l’obsession et l’illusion. L’École des femmes désignait explicitement l’une comme une « marotte », l’autre comme une « chimère ». Sous ces vocables anciens, ne devine-t-on pas l’illusion et l’hallucination de la pathologie aliéniste moderne ? L’hallucination, qui consiste à « voir ce qui n’est pas » — c’est ce que fait le chimérique de Molière, qui s’invente un monde nouveau, tout imaginaire, pour le substituer à la réalité. Et l’illusion, qui consiste à « voir ce qui est autrement qu’il n’est » — c’est le propre des personnages à marotte du théâtre de notre poète, qui déforment la perception en perturbant la répartition, la hiérarchie, la combinaison entre les éléments de la réalité, pour en privilégier un qui les envahit et les hante8.

Le chimérique réinvente en effet la réalité en signes positifs qui confirment l’image embellie et illusoire de soi et de son être qu’il s’est forgée : il apparaît le plus souvent comme un extraverti, sanguin ou colérique, qui se courrouce quand le réel vient faire obstacle à son rêve éveillé, qui traite de folies importunes les raisons et les vérités qu’on lui oppose, et vit de la sorte dans une agréable euphorie : ainsi M. Jourdain, mamamouchi épanoui en proie à une folie d’irréalité. La marotte, elle, ne nie pas la réalité du monde, mais sa diversité : elle réduit l’univers spirituel ou matériel à un seul objet, celui sur lequel s’est fixée la passion, qui lui fait regarder pour rien tout le reste. Introverti, l’homme — ou la femme — à marotte est enfermé dans son univers monothéiste, monotone, monomane. La marotte réévalue toutes choses à l’aune de son souci obsessionnel : la faute d’une servante contre la grammaire paraît plus grave qu’un manquement dans le service de la cuisine à Philaminte dévorée par la marotte des sciences et des lettres. Fondant son ridicule sur l’écart par rapport à la nature, c’est-à-dire à la juste mesure, à l’appropriation mesurée et convenante des choses et des conduites, la marotte est folie mutilante,  difformité d’âme. Ainsi M. Jourdain, obsédé de ce que sont, pensent et font « les gens de qualité ».

Les chimériques brassent du vent. Ils s’attachent aux valeurs les plus futiles, aux biens qui n’en sont pas : par exemple le bel air de la préciosité et de la galanterie affectée, l’art de plaire quand on en a passé l’âge ou qu’on n’en a jamais eu l’art ni les moyens, la qualité ramenée à quelques signes d’apparence qu’ils singent maladroitement, le parisianisme qui éblouit leur esprit provincial. Pleins de ces riens, ils s’égarent soit en poursuivant de purs fantômes, soit en prenant pour de bon argent les imitations naïves et grossières, toutes caricaturales, des véritables valeurs, des vertus réelles ; et parfois en combinant les deux, comme les Précieuses qui adulent en provinciales éblouies l’imitation approximative par Mascarille des grands airs de Tendre. Étourdis et fâcheux, pécores précieuses et amoureux chimériques, bourgeois de Paris épris de noblesse et nobles provinciaux épris de Paris se font ainsi les proies consentantes d’images illusoires, et particulièrement de l’image avantageuse d’eux-mêmes que leur renvoient leurs complaisantes illusions. Les gens à marotte au contraire — et ce peuvent être les mêmes, mais vus sous un autre angle de leur personnalité — s’attachent pour l’ordinaire à des valeurs plus solides : à la dévotion, comme Orgon, à la sincérité et au vrai mérite, comme Alceste, au plaisir, comme Dom Juan, à la science et aux belles-lettres, comme les Femmes savantes, ou à la santé, comme Argan. Rien là qui de soi flatte ou trompe ; mais bien de quoi obséder jusqu’à l’idée fixe des esprits qui se replient sur l’unique objet qu’ils se sont choisi, dans un délire de possession qui méprise jusqu’aux lois de la nature.

Ils partagent avec les chimériques, au demeurant, une candeur jobarde qui les fait dupes de mille mystificateurs. On les rencontre couramment flanqués de l’imposteur qui flatte leur idée fixe : le couple d’Orgon avec Tartuffe fait archétype, ceux de Philaminte et Trissotin, d’Argan et Béline le reproduisent avec moins d’équilibre, celui d’Alceste avec Célimène forme une variante étonnante. Quant à Harpagon, le voilà flanqué de deux imposteurs, l’un installé et patenté, Valère, qui flatte sa manie d’avarice, l’autre éphémère et insinuée, Frosine, qui flatte sa lubie de mariage. Ce dédoublement n’est pas un cas unique. Très couramment, aux imposteurs cyniques s’ajoutent les imposteurs candides, aussi fous que leurs dupes. Trissotin ou pas Trissotin, les femmes savantes se donnent la main toutes trois pour aggraver chacune la fureur de science et de purisme qui anime les deux autres. Et les précieuses ridicules s’en laissent conter par le « marquis de Mascarille », tout aussi toqué qu’elles de chimère galante. M. Jourdain, comblé, se trouve assiégé de dupes de l’une et l’autre sorte : Dorante et la cohorte des maîtres ès sciences et arts qu’il a introduits chez sa dupe flattent la marotte nobiliaire du bourgeois ; Covielle et sa cohorte de masques turcs le précipitent dans la chimère et la fantaisie : « Mamamouchi, vous dis-je, je suis mamamouchi. »9 À la singerie du bourgeois qui voulait se faire aussi gros que le noble, succède la momerie d’un caravansérail de carnaval…

Singeries et momeries

 

Singerie, momerie, c’est de cette dualité que procèdent dans cette comédie la dynamique de l’intrigue, la profondeur de la peinture psychologique, la force du comique. Examiné à travers cette optique bifocale, Le Bourgeois gentilhomme que l’on aurait vite fait de qualifier de « revue de sketches » prend une autre cohérence, une autre profondeur. De ses cinq actes, on tient souvent les deux premiers pour pur remplissage (M. Jourdain et ses maîtres), les deux derniers pour long délayage (M. Jourdain et les Turcs), et le troisième, au centre, seul digne d’intérêt pour sa portée dramatique, psychologique et sociale (M. Jourdain entêté de noblesse — Dorante et Dorimène — et obstiné à fuir la bourgeoisie — sa femme et Cléonte). Tout change si l’on admet que la comédie s’attache à mettre en scène une folie de double nature, tour à tour obsessionnelle et chimérique ; et que Dorante et ses maîtres, Covielle et ses sbires se répartissent les deux formes de ce délire et les deux mouvements de l’intrigue.

Tant que le bonhomme joue les grands seigneurs en chambre, sa folie garde mesure et lien avec la réalité, avec une certaine forme de réalité, même s’il en exagère le prix et en déforme l’expression. Seule son illusion d’en participer est hallucinée : le bourgeois certes ne sera pas nommé à la cour ; mais cette cour n’est du moins pas celle de Cyrus, et Paris n’est pas la capitale d’une Turquie de roman. C’est le temps de la marotte. Cet aspect de son délire fournit la matière aux deux premiers actes de la pièce, où les maîtres abusent de leur fureur de spécialistes l’obsession du héros, jusqu’à s’entre-déchirer pour faire valoir la supériorité chacun de son art. Durant cette première phase où l’illusion se cantonne encore dans les bornes de la vraisemblance, le réel se rebiffe et vient donner à la folie des leçons d’évidence que le fou s’obstine à ne pas entendre. Le rire de Nicole et la gronderie de Mme Jourdain protestent et accusent cette déformation par caricature et mutilation qu’inflige à la réalité l’image obsessionnelle.

C’est au cœur du troisième acte que pivote la pièce, que s’articulent les deux panneaux du diptyque psychologique et les deux parties de l’intrigue dramatique : la part de chimère pure que recelait la marotte de noblesse affichée jusqu’alors par Jourdain se révèle dans l’aisance avec laquelle il accepte l’invraisemblable, l’apprivoise d’emblée, donne tête la première dans l’univers fantasmagorique que par ruse on fabrique autour de lui. Car c’est pour le coup une chimère pure que cette Turquie de carnaval dont l’héritier veut convoler avec une demoiselle Jourdain, dont le sabir prétend signifier en deux mots ce que le français dit en vingt et dont la noblesse se compose de mamamouchis : emblème d’une hallucination qui a quitté toute attache avec la réalité. Égaré, le nouveau « paladin » n’est déjà plus bourgeois sans pour autant être devenu gentilhomme : il vit dans l’entre-deux de l’hallucination, dans l’utopie d’un univers inconsistant, celui du rêve et du caprice qu’un divertissement bouffon repaît. Le souper donné à Dorimène emblématisait la part obsessionnelle de la chimère galante du bonhomme Jourdain, en un tableau de noces imité de Cana, où la métamorphose miraculeuse eût consisté à changer le sang rouge en bleu. Le baptême du mamamouchi par le mufti Lully symbolise l’autre face de la folie-Jourdain, inséparable de la première mais autrement orientée — ouverte vers le néant coloré de la fête.

L’action de la pièce tient toute dans cette succession des deux faces de la démence. L’enjeu de l’intrigue se situe naturellement à leur jonction. Au moment où son obsession mutilante de galanterie et de noblesse lui fait refuser sa fille à Cléonte, galant de conduite et noble de cœur, mais privé des signes conventionnels de ces qualités, au moment donc où la mutilation essaime et menace ses proches, Covielle vient opportunément projeter l’esprit égaré de M. Jourdain dans le cadre accueillant de l’image, de l’image pure. Et par là s’accomplit, miracle de la mystification, la résolution des périls et des conflits au sein de la réalité : les jeunes gens se marient pour de bon, fût-ce sous le masque turc ; et l’on peut compter que sa promotion illusoire à la cour du Grand Seigneur économisera au  bourgeois-mamamouchi les sommes bien réelles que coûtait au bourgeois-gentilhomme son obsession de promotion sociale dans le Paris de Louis XIV. De part en part, la structure dramatique épouse les données de la peinture morale d’une folie bifide.

Et non seulement la structure dramatique, mais celle aussi des ornements chantés et dansés, qui se répartissent également l’un et l’autre champ. D’un côté, les galanteries pastorales meublent les scènes de formation du bourgeois à la noblesse, jusqu’aux chansons à boire du souper. Avec la chanson de Janneton, le menuet guignolesque, la révérence à trois temps mal mesurés et le billet galant à la « belle Marquise » où se contorsionne la syntaxe, la marotte de M. Jourdain offre le pittoresque contraste de leur parodie à ces grâces  musicales et chorégraphiques : rien qui surprenne ici, nous avons dit que la marotte est maladie mutilante. Mais quand la chimère prend le dessus, au début du quatrième acte, le carnaval de la turquerie enveloppe mystificateurs et dupes dans un ballet de fantaisies dont la dimension parodique cède le pas à l’effervescence carnavalesque. Certes, le bonhomme, expert en parodies involontaires, confond encore plaisamment, sous le règne de l’illusion turque, la force des lions et la prudence des serpents, et prolonge un peu trop la floraison des rosiers. Mais notons bien que c’est le modèle lui-même qui prête ici d’abord à rire, droit sorti du cerveau fertile et moqueur de Covielle. De la même manière, si le maître de philosophie ridiculisait, au second acte, la litanie des syllogismes en Barbara, Celarent, Darii, Ferio, Baralipton, du moins l’autorité d’Aristote planait-elle réellement sur cette liste barbare ; alors que Caracamouchem allégué au quatrième acte n’a jamais voulu dire « Ma chère âme » en aucune langue. C’est tout la différence entre le comique suscité par la marotte, qui procède d’une déformation de la réalité, et le comique provoqué par la chimère, qui procède tout de fantaisie. Bref, selon qu’il est envisagé dans l’optique de la marotte ou de la chimère, même le ridicule du personnage semble prendre couleur différente : « Votre Grandeur », flatterie de garçon tailleur, est incongru ; « Paladin », prononcé par le mufti (« far un Paladina di Giourdina »), est saugrenu.

Chimère et marotte, singerie et momerie, incongruité et saugrenuité, cela fait système : celui d’une comédie qui, d’apparence superficielle, extérieure et brillante, prétendument construite à la diable pour enchâsser des divertissements de rencontre, procède en réalité d’une philosophie de l’âme en peine et de l’esprit en déroute, d’une anatomie morale des désordres psychiques, d’une psychologie de l’imagination hallucinée et obsédée. Molière ne fut pas alternativement Alceste et Scapin, mais superposa toujours leurs masques. En Jourdain, nous trouvons une nouvelle preuve que les tourments de l’un impulsent la grimace de l’autre. Molière est notre Cervantès et M. Jourdain un avatar de Don Quichotte.

« Les folies-Jourdain », Les Cahiers. Revue trimestrielle de théâtre éditée par la Comédie française, n°37, novembre 2000, p. 58-66.

Notes 

  1. Le Bourgeois gentilhomme, V, 6.
  2. Ibid., I, 1.
  3. Ibid., III, 3.
  4. Ibid., V, 1.
  5. Jacques Losme de Monchesnay, Bolœana, Amsterdam, Lhonoré, 1742, p. 38-39. Allusion à la comédie de Desmarets de Saint-Sorlin, Les Visionnaires (1637).
  6. acques Losme de Monchesnay, Bolœana, Amsterdam, Lhonoré, 1742, p. 38-39. Allusion à la comédie de Desmarets de Saint-Sorlin, Les Visionnaires (1637).
  7. La Lettre sur la comédie de l’Imposteur, inspirée sans doute par l’auteur de Tartuffe, en tout cas autorisée par lui, le dit explicitement : nos défauts en dernière analyse relèvent toujours d’une panne de la raison — aveuglement fatal, égarement ébloui, fascination d’une image mensongère, illusion sur soi : « …ce qui sied bien est toujours fondé sur quelque raison de convenance, comme l’indécence sur quelque disconvenance, c’est-à-dire le ridicule sur quelque manque de raison. » ***Lettre sur la comédie de l’Imposteur, 1667. Éd. G. Couton des Œuvres complètes de Molière, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, 2 vol., t. I, p. 1174.
  8. Les définitions que nous venons de citer sortent du Dictionnaire de Furetière, publié en 1690 : la distinction n’a donc rien d’anachronique au temps de Molière.
  9. Le Bourgeois gentilhomme, V, 1.
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