Les enjeux politiques de la définition du dèmos à Athènes au Ve siècle Entre démocratie et oligarchie

Notes 

  1. La question de l’origine et de la date d’apparition du mot dèmokratia a fait l’objet de nombreuses discussions. Voir une synthèse de cette question avec la bibliographie présente dans E. Caire, Penser l’oligarchie à Athènes. Aspects d’une idéologie, Paris, Les Belles Lettres, 2016, p. 37-42. 
  2. Sur l’histoire de ces différentes notions l’ouvrage de référence reste J. Bordes, Politeia dans la pensée grecque jusqu’à Aristote, Paris, Les Belles Lettres, 1982. 
  3. Une forme du type dèm-archia, parallèle à mon-archia et olig-archia était rendue impossible par l’existence en attique du nom dèmarchos pour désigner un magistrat local, le démarque. L’abstrait dèmarchia aurait été naturellement compris comme le nom de la magistrature correspondante. Cf. P. Chantraine et al., Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Paris, Klincksieck, 2009 [1re éd. 1968-1980], s.v. δῆμος et ολίγος. 
  4. E. Scheid-Tissinier, « Laos et dèmos, le peuple de l’épopée », L’Antiquité classique, 71, 2002, p. 1-26 ; M. J. Werlings, Le dèmos avant la démocratie. Mots, concepts, réalités historiques, Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, 2010, p. 47-107. 
  5. C’est le sens que prend ce mot à l’époque classique lorsqu’il désigne les dèmes attiques, circonscriptions du territoire de la cité. En grec moderne dèmos s’est spécialisé dans ce sens originel pour désigner la commune et le territoire municipal. 
  6. P. Chantraine et al., op. cit., s.v. όχλος.
  7. Sur la stratégie stylistique du Pseudo-Xénophon, voir Cl. Leduc, La Constitution d’Athènes attribuée à Xénophon, Paris, Les Belles Lettres, 1976, p. 119-129 ; E. Caire, « “Dans chaque cité c’est la racaille qui est favorable au peuple...” La stigmatisation des démocrates dans l’Athènaiôn Politeia du Pseudo-Xénophon », in A. Queyrel Bottineau (dir.), La représentation négative de l’autre dans l’Antiquité. Hostilité, réprobation, dépréciation, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2014, p. 85-98. 
  8. Pseudo-Xénophon, Athenaiôn Politieia, 1.8-9. 
  9. Ibid., 1.5. 
  10. L’auteur n’envisage la possibilité de membres de l’élite ralliés à la démocratie que pour la rejeter comme inexcusable et pour l’expliquer par une perversité naturelle qui dément leur statut d’agathoi. Cf. Pseudo-Xénophon, Athènaiôn Politeia, 2.20 : « Pour ma part, je pardonne la démocratie (dèmokratia) au peuple (dèmos) lui-même, car il est pardonnable que tout homme veuille son propre bien ; mais celui qui, sans faire partie du peuple, choisit de vivre dans une cité démocratique plutôt que dans une cité oligarchique, celui-là se prépare à commettre l’injustice et sait que passer inaperçu quand on est mauvais (kakos) est plus aisé dans une cité démocratique que dans une cité oligarchique. » 
  11. Aristophane, Cavaliers, 1111-1112. 
  12. Thucydide, 2.63.2 et 3.37.2, qui met la même formule, à deux ans de distance, dans la bouche des deux hommes : «désormais, avec ce pouvoir, c’est une tyrannie que vous détenez ». 
  13. Sur l’association dèmos-turannos dans la comédie, voir J. Henderson, « Demos, demagogue, tyrant in Attic old comedy », in A. Morgan (éd.), Popular Tyranny, Austin, University of Texas Press, 2003, p. 155-180 ; plus généralement sur les différents développements de cette association, L. Kallet, « Démos tyrannos: wealth, power and economic patronage », in ibid., p. 117-153. L’assimilation de la démocratie à une forme de tyrannie devient un thème récurrent de la critique de la démocratie au ive siècle, chez Isocrate et Platon. Elle trouve son aboutissement dans la définition que donne Aristote dans les Politiques (4.4.1292a) de la dernière espèce de démocratie comme celle où la masse, et non la loi, détient le pouvoir souverain : c’est le règne du peuple devenu monarque (monarchos), agissant en despote (despotikos), analogue à une tyrannie (cf. J. T. Roberts, Athens on Trial: The Anti-Democratic : Tradition in Western Thought, Princeton, Princeton University Press, 1994, p. 49-53). 51 
  14. Il est possible que la notion même de phèthos ait contribué à cette ambiguïté. En grec elle évoque le « grand nombre » et peut être utilisée comme un équivalent de dèmos, jusque dans la formulation officielle des décrets. Mais si le « grand nombre » peut être opposé au « petit nombre », par son étymologie plèthos évoque aussi la complétude (cf. P. Chantraine et al., Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Paris, Klincksieck, 2009 [1re éd. 1968-1980], s.v. πίμπλῆμί). Sur l’évolution de plèthos entre « majorité » et « ensemble de la communauté civique », voir F. Ruzé, « Pléthos, aux origines de la majorité politique », in Aux origines de l’hellénisme : la Crète et la Grèce. Hommage à H. van Effenterre, Paris, Publications de la Sorbonne, 1984, p. 247-263. 
  15. Thucydide, 2.37.1. 
  16. Sur cette traduction, voir E. Lévy, « Démocratie et aristocratie. Commentaire de deux passages de l’oraison funèbre (Thucydide, II, 37, 13 et 40, 12) », Lalies, 22, 2003, p. 147-167, ici p. 151. 
  17. Thucydide, 4.126.2. 
  18. Thucydide, 6.39.1
  19. A. Fouchard, Aristocratie et démocratie. Idéologies et sociétés en Grèce ancienne, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté / Les Belles Lettres, 1997, p. 182-194. 
  20. L’accusation de katalusis dèmou (tentative de renversement de la démocratie) donnait lieu à une action d’eisangélie et l’accusé était passible de la peine de mort. 
  21. Pour la fonction du dèmos dans les élégies de Solon et dans sa pensée politique, voir M. J. Werlings, Le dèmos avant la démocratie. Mots, concepts, réalités historiques, Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, 2010, p. 223-266. 

Le discours athénien sur le peuple est indissociable du discours sur la démocratie, d’abord parce que le terme dèmos (l’une de manière de désigner le peuple en grec) peut être utilisé dans le discours politique, à partir de la fin du ve siècle, comme un synonyme de dèmokratia, mais aussi parce que l’image du peuple véhiculée par le discours politique est en constante interaction avec le jugement porté sur le fonctionnement et la valeur de la démocratie. 

Avant d’examiner les enjeux de ce lien étroit entre peuple et démocratie, il convient de formuler quelques remarques préalables. 

Le terme « démocratie » n’est pas un terme neutre. Il est difficile d’en dater précisément la naissance. On peut toutefois la situer au cours de la première moitié du Vè siècle avant J.-C., dans un contexte politique conflictuel où l’enjeu est celui de l’extension ou de la limitation de l’exercice du pouvoir dans les cités1. Ce n’est pas non plus un terme isolé : il émerge au moment où le vocabulaire politique se précise et se diversifie, à la fois sous l’influence du développement de la propagande politique et de la réflexion théorique sur la nature des régimes. Aux anciens termes eunomia et isonomia (« bonne répartition », « égale répartition ») qui ont servi de slogans lors des luttes politiques ouvrant et fermant le VIè siècle, viennent s’ajouter au Vè siècle d’autres noms pour identifier ou caractériser les régimes politiques. Les uns sont forgés sur le suffixe -archia (de archè, « commandement », « magistrature ») et ils caractérisent un régime par le nombre de ceux qui ont accès aux fonctions de gouvernement : monarchia (« gouvernement d’un seul »), oligarchia (« gouvernement du petit nombre ») ; les autres sont forgés sur le suffixe -kratia (de kratos, « le pouvoir », « la domination ») et ils mettent l’accent sur le groupe qui est censé détenir le pouvoir dans la cité : dèmokratia (« pouvoir du dèmos »), aristokratia (« pouvoir des meilleurs ») ou, un peu plus tard, ploutokratia (« pouvoir des riches »)2

Dès l’origine dèmokratia apparaît donc comme un terme polémique dont la signification première reste aussi contestée que la datation : soit il exprime la revendication du kratos pour le dèmos (c’est-à-dire l’extension au plus grand nombre des fonctions permettant l’exercice effectif du pouvoir dans la cité) et il est dès lors l’antonyme d’oligarchia3, soit il stigmatise la confiscation par les catégories populaires d’un pouvoir qui devrait être réservé aux « meilleurs » des citoyens, c’est-à-dire qu’il est le contraire de l’aristokratia. Les deux définitions ont été largement utilisées par les partisans comme par les adversaires de la démocratie et nous verrons les enjeux de ce débat pour la conception même du « peuple » que suppose cette double interprétation de la signification de dèmokratia

Cependant le terme même de dèmos n’est pas la seule manière de désigner le peuple en grec. 

Dès l’époque mycénienne et encore dans le monde de l’épopée, damos coexiste avec laos. Les études lexicographiques consacrées à l’articulation de ces deux notions4 font apparaître que laos désigne un groupe, plus ou moins nombreux, qui se définit par rapport à un chef. Il n’est pas de chef sans laos pas de laos sans chef. Comme laos exprime de surcroît une notion de mouvement, on considère souvent que le laos est le peuple en armes. Le mycénien damos, quant à lui, implique une idée de partage. Il renvoie donc à une partie de territoire5, à la communauté qui l’occupe, et donc à une collectivité territoriale. Ainsi, face à laos qui représente une somme d’individus, dèmos, dès l’origine renverrait à une véritable communauté, douée d’une réalité propre. Cependant, dans l’Iliade déjà, apparaît une première ambiguïté de la notion de dèmos : les rois (basileis) font partie de cette communauté d’hommes, le dèmos, mais en même temps ils en émergent, et de ce fait le dèmos en vient paradoxalement à désigner une catégorie particulière qui s’oppose précisément à l’élite constituée par les basileis : l’homme du dèmos, par rapport au roi, est l’homme du commun, celui qui n’a d’autre particularité que celle justement d’appartenir au dèmos, alors que le roi, lui, est basileus en plus d’être un membre du dèmos. Le dèmos est donc une manière de penser la collectivité, qui inclut évidemment la notion de grand nombre, mais qui du même coup renvoie à l’anonymat les individus qui composent ce grand nombre, par rapport aux dirigeants et aux élites qui, en tant qu’individus, s’en détachent. 

À l’époque classique, alors que laos est tombé en désuétude et ne connaît plus que des emplois poétiques ou archaïsants, d’autres termes sont utilisés pour désigner le peuple, comportant chacun des connotations particulières. Le singulier polis (la cité) et son dérivé politai (les citoyens) sont utilisés pour renvoyer à la communauté civique, alors qu’ethnos renvoie à une communauté raciale ou à une organisation sociale et politique qui n’est pas celle de la cité. L’expression du nombre, voire du grand nombre ou parfois de la majorité, s’exprime à travers les expressions oi polloi ou to plèthos. Avec une valeur péjorative plus nettement marquée6, le neutre to ochlos désigne la foule indistincte et, dans un contexte politique, « la populace » déshumanisée, inaccessible à la raison, dominée par ses pulsions. 

Ces différents termes sont utilisés avec des visées diverses dans le débat mené à propos de la valeur de la démocratie, mais c’est bien autour de la définition même du dèmos que se sont cristallisés les enjeux d’une controverse dont la théorisation émerge pour la première fois dans un passage célèbre de l’Enquête d’Hérodote. 

Les représentations du peuple dans le « débat perse » d’Hérodote 

 

Après avoir raconté le renversement des Mages qui, dans la Perse du vie siècle, s’emparèrent du pouvoir après la mort de Cambyse, Hérodote met en scène un débat, anachronique au moins dans le vocabulaire qu’il utilise, entre les instigateurs du soulèvement, concernant le choix du meilleur régime. Trois personnages prennent tour à tour la parole, pour défendre respectivement le régime populaire – qui n’est jamais appelé démocratie mais simplement évoqué à partir de termes comme isonomie («l’égale répartition») ou d’expressions associant deux mots qui pourraient aboutir aux composés pléth- archie, plétho-cratie ou dém-archie –, puis l’oligarchie et enfin la monarchie. 

Les façons de désigner le peuple varient en fonction des discours et de l’opinion des personnages qui s’expriment. Dans le discours d’Otanès, qui plaide pour l’adoption du régime populaire, c’est plèthos qui est utilisé. Mégabyze, partisan de l’oligarchie, commence par reprendre plèthos, le modifie rapidement en homilos, qui évoque un groupe sans nécessairement faire référence au nombre, puis passe à dèmos. Darius, enfin, qui prône la monarchie, passe lui aussi de plèthos à dèmos. Ces glissements d’un terme à l’autre ne sont pas neutres : ils sont en rapport étroit avec la nature de l’argumentation. Le premier discours, celui d’Otanès, commence par une attaque en règle contre la monarchie, attaque qui porte en creux l’éloge de ce qu’Otanès considère comme le type de régime opposé, le gouvernement du peuple. Les arguments explicites en faveur de ce dernier régime forment la conclusion de son discours : 

Le gouvernement de la masse (plèthos archon), lui, possède, pour commencer, le nom le plus beau de tous, celui d’isonomie. Ensuite, il ne fait rien de ce que fait le monarque (mounarchos): au contraire, il exerce les magistratures (archei tas archas) par le biais du tirage au sort, l’autorité (archè) y est soumise à reddition de comptes, il porte toutes les délibérations au sein de la communauté (es to koinon). Mon avis est donc que nous abandonnions la monarchie pour élever la masse (to plèthos). C’est en effet dans le nombre (en tô pollô) que tout réside. (Hérodote, 3.80) 

En opposant la monarchie à l’isonomie et à ce qu’il présente comme une plèth- archie, Otanès met l’accent sur l’égalité, qui se traduit par le tirage au sort des magistratures et la pratique délibérative (par contraste avec la toute-puissance tyrannique du monarque), mais surtout sur le grand nombre, le plèthos, qui répond à la démesure de celui qui « gouverne seul » (mounarchos). La phrase conclusive du discours (en gar tô pollô eni ta panta : « c’est dans le nombre que tout réside »), insiste sur le fait que la pluralité, tant dans l’exercice de l’archè (le gouvernement) que de la boulè (la délibération) est le critère principal qui évite à ce régime de tomber dans tous les excès de la monarchie. Pour Otanès le peuple se définit donc d’abord et avant tout comme une collectivité. 

Ses adversaires, eux, tout en reprenant la notion de collectivité, attribuent à cette dernière un certain nombre de caractéristiques qui visent à en donner une représentation négative. Mégabyze, avant de vanter les mérites de l’oligarchie, commence par déconstruire l’argumentation d’Otanès : 

[...] quand il vous a conseillé d’attribuer le pouvoir (kratos) à la masse (plèthos), il est passé à côté de l’avis le meilleur. Il n’est rien de plus stupide et de plus enclin à la démesure qu’une foule (homilos) bonne à rien. À vrai dire, il est absolument insupportable que des hommes qui cherchent à échapper à la démesure d’un tyran tombent dans la démesure d’un peuple (dèmos) que rien ne retient. Lorsque l’un fait quelque chose, il le fait en sachant ce qu’il fait ; l’autre n’a même pas la capacité de le savoir. Et comment pourrait-il le savoir, lui qui n’a pas reçu d’enseignement ni rien vu de beau ni qui lui soit propre ? Il s’attaque aux affaires dans la précipitation, sans réfléchir, semblable à un fleuve impétueux. (Hérodote, 3.81) 

Somme d’individus « bons à rien », dépourvus d’intelligence et d’éducation, sans culture du beau et du bien, incapables de réflexion, le peuple agit comme une entité propre, mais une entité qui est rejetée du côté de l’inhumanité parce qu’elle est régie par des pulsions qu’elle ne maîtrise pas. Le nombre n’est nullement un avantage : bien au contraire, il constitue un danger, car il donne au dèmos, si on lui laisse exercer le pouvoir (kratos), une force incontrôlable et fait ressembler ses élans aux flots d’un « fleuve impétueux ». Loin d’être un frein à la démesure (l’hubris), le grand nombre l’amplifie et la rend imprévisible et, de ce fait, plus insupportable encore que celle du tyran. 

Darius, enfin, qui affirme partager l’analyse de Mégabyse sur la nature du dèmos, ajoute deux arguments supplémentaires pour refuser le gouvernement populaire : 

Et lorsque c’est le peuple qui commande (dèmou archontos), il est impossible que ne se produise pas de vilenie (kakotès). Et lorsque la vilenie se produit dans les affaires communes, ce ne sont pas des haines qui se développent parmi les vilains (kakoi), mais de fortes affinités. En effet, ceux qui mettent à mal les affaires communes agissent en secret. Et cela continue jusqu’au moment où quelqu’un, se mettant à la tête du peuple (dèmos), met un terme à leurs agissements. Du coup cet homme est admiré du peuple (dèmos), et s’il est admiré il apparaît comme un monarque, et en cela il manifeste aussi que la monarchie est ce qu’il y a de plus puissant. (Hérodote, 3.82) 

L’argument principal est que le peuple, parce qu’il est le nombre, englobe des kakoi. Le terme kakos « mauvais » a en grec à la fois une connotation morale et sociale. Les kakoi s’opposent aux agathoi (les «bons»), voire aux aristoi (les « meilleurs »). L’alliance des kakoi dans la gestion des affaires communes ne peut donc déboucher que sur la kakotès de l’État et des modalités de gouvernement. Le dèmos n’est pas explicitement défini comme une foule de kakoi, mais plutôt comme une masse aisée à manipuler, soit pour le pire, quand les kakoi, c’est- à-dire les démagogues, se regroupent pour agir en secret, soit pour le meilleur, lorsqu’un homme s’impose comme prostatès, s’appuie sur le peuple pour devenir monarque et, pour peu qu’il soit homme d’excellence, saura gouverner le peuple « en tuteur irréprochable », ainsi que l’a affirmé Darius un peu auparavant, c’est- à-dire gérer ses intérêts bien mieux que le peuple lui-même, éternel mineur, ne saurait le faire. 

Avec des arguments divers, ce que Mégabyze et Darius mettent en avant, c’est l’inaptitude du dèmos à gouverner, en raison même de sa nature. Parce que le dèmos est incapable de choisir ce qui est le meilleur – ou de choisir en son sein les meilleurs –, le « gouvernement du peuple » est voué à l’échec... ou à la catastrophe. Mais la propagande oligarchique qui se développe dans la seconde moitié du ve siècle, en développant la critique esquissée dans le dialogue perse, aboutit paradoxalement à une conclusion opposée. Ce retournement passe par une radicalisation de la définition même du dèmos

La propagande antidémocratique du Pseudo-Xénophon 

 

Dans un pamphlet datable des débuts de la guerre du Péloponnèse et faussement attribué à Xénophon, l’auteur anonyme conduit une attaque violente contre le régime démocratique athénien, sous couvert d’en démontrer la logique redoutablement efficace. La première phrase donne le ton et annonce sans détour le sujet de l’opuscule : 

En ce qui concerne le régime des Athéniens et le fait d’abord qu’ils ont choisi ce type de régime, je ne l’approuve pas pour la raison que voici : en faisant ce choix ils ont décidé de favoriser les vauriens (ponèroi) plutôt que les honnêtes gens (chrèstoi). Voilà donc pourquoi je ne l’approuve pas. Mais puisqu’ils en ont décidé ainsi, je vais montrer qu’ils assurent bien le salut du régime et qu’ils réalisent par ailleurs tout ce en quoi le reste des Grecs jugent qu’ils sont dans l’erreur. (Pseudo-Xénophon, Athenaion Politeia, 1.1) 

La définition de la démocratie est posée d’emblée : la démocratie est le régime qui favorise les ponèroi. L’opposition entre les ponèroi et les chrèstoi est de même nature que celle entre les kakoi et les agathoi. Ces termes ont d’abord une valeur morale, mais également une valeur sociale : les chrèstoi sont étymologiquement les « gens dont on peut faire usage », les hommes « utiles », de « bonne qualité », par opposition aux ponèroi, ceux qui sont par nature de « mauvaise qualité », et sur le plan social « sans valeur » pour la cité. Mais le Pseudo-Xénophon ne se contente pas de jouer sur les connotations multiples de ces termes antithétiques. Par le jeu stylistique des systèmes de coordination et d’opposition, il établit une série de glissements et d’équivalences qui visent à tisser un réseau sémantique pour caractériser deux groupes radicalement antagonistes. Ce procédé stylistique débute tout de suite après la phrase introductive : 

Tout d’abord, je dirai ceci : il semble juste qu’ici les pauvres (pénètès) et le peuple (dèmos) obtiennent davantage que les nobles (gennaioi) et les riches (plousioi), pour cette raison que le peuple est celui qui fait avancer les navires et qui assure la puissance de la cité, avec les pilotes, les chefs de rame, les cinquanteniers, les pilotes en second, les constructeurs de navires ; ce sont eux qui donnent sa puissance à la cité beaucoup plus que les hoplites (hoplitai), les nobles (gennaioi) et les honnêtes gens (chrèstoi). (Pseudo-Xénophon, Athènaion Politeia 1.2) 

Le peuple (dèmos) est ici associé aux « pauvres », mais aussi plus particulièrement à toute une série de métiers étroitement liés à la marine ; il se trouve opposé dans la première partie de la phrase aux « nobles » et aux « riches », mais aussi, par le biais du développement que représente la seconde partie, aux « hoplites » et aux « honnêtes gens ». Ce dernier terme renvoie évidemment à l’opposition qui régissait la phrase précédente, celle entre les chrèstoi et les ponèroi. De cette manière, la notion de « peuple » se trouve surdéterminée comme une catégorie économique, celles des « pauvres » (pénétès), par rapport aux riches (plousioi), comme une catégorie sociale, celle des gens sans naissance, par rapport aux « nobles » (gennaioi), comme une catégorie morale, celle des « vauriens » (ponèroi) par rapport aux honnêtes gens « chrèstoi », comme une catégorie militaire, enfin, celle des marins, par rapport aux « hoplites » (hoplitai). Le Pseudo-Xénophon suggère enfin que la situation favorisée de cette catégorie à Athènes, qui est à la base du fonctionnement de la démocratie, repose sur le fait qu’Athènes est une thalassocratie qui tire précisément sa puissance de la maîtrise des mers. Le raisonnement peut donc se lire ainsi : puisque c’est le dèmos « qui fait marcher les navires » et qu’Athènes tire sa puissance de la mer, Athènes est nécessairement une démocratie. 

Grâce à ce jeu stylistique qui se poursuit à travers l’ensemble du pamphlet le Pseudo-Xénophon caractérise ainsi une cité divisée entre deux groupes que tout oppose : d’un côté le peuple (dèmos), est majoritaire en nombre. Il est donc aussi « la masse » (plèthos) ou « la foule » (ochlos). Il est constitué par les « hommes du peuple » (dèmotikoi) et les pauvres (pénètés), qui sont des « vauriens » (ponèroi), des « inférieurs » (cheirous), voire des « fous furieux » (mainomenoi anthrôpoi). L’ensemble de ces individus constitue « la part la plus mauvaise » (to kakiston) de la cité. De l’autre côté, les « honnêtes gens » (chrèstoi) se confondent avec « les nobles » (gennaioi) et les riches (plousioi), ils sont caractérisés par leurs activités : ils sont « les hoplites » ou « ceux qui cultivent la terre » (géôrgountes), « ceux qui s’entraînent dans les gymnases et pratiquent la musique » (gumnazomenoi kai tèn mousikèn epitèdeuontes). De ce fait, ils développent un certain nombre de qualités : ils sont, comparativement ou dans l’absolu, les « meilleurs » (beltistoi, beltious, andres aristoi), les « plus habiles » (dexiôtatoi), les « plus capables » (dunatôtatoi) ou les « puissants » (dunamenoi), ceux que « favorise la fortune » (eudaimones). En petit nombre (oligoi), ils constituent la « part la meilleure », l’élite (to beltiston) de la cité7

Le Pseudo-Xénophon ne se contente pas d’ailleurs de substituer les termes les uns aux autres comme autant d’équivalents. Il lui arrive parfois de justifier ces équivalences en marquant le lien de cause à effet qui existe entre statut socio- économique et valeur morale : 

C’est chez les meilleurs (beltistoi) qu’il y a le moins d’indiscipline et d’injustice et le plus d’application à rechercher les actions honnêtes (ta chrèsta) ; c’est dans le peuple (dèmos) qu’il y a le plus d’ignorance, de désordre et de vilenie (ponèria). En effet, c’est la pauvreté qui les pousse davantage aux actions honteuses, ainsi que l’absence d’éducation et l’ignorance qui, pour certains hommes, est due au dénuement. (Pseudo-Xénophon, Athènaiôn Politeia, 1.5) 

Ces deux groupes, ainsi constitués en classes, ne sont pas seulement radicalement distincts : ils s’opposent en termes de conflits d’intérêts. En effet, à l’intérieur de chacun des deux groupes, les individus sont unis par une communauté d’intérêts qui assure entre eux une étroite solidarité et les pousse à s’opposer à l’autre groupe dont l’intérêt est radicalement contraire. En ce qui concerne le dèmos, il a beau être composé d’individus sans valeur, sans éducation et sans instruction, dépourvus de toute connaissance du bien, il développe cependant une compétence toute particulière pour savoir où est son intérêt et pour savoir ce qui est bon pour lui, à titre individuel autant que collectif. Pour le Pseudo- Xénophon, c’est précisément cette capacité qui justifie l’existence de l’isègoria, c’est-à-dire de la possibilité offerte à tout Athénien de prendre la parole à l’assemblée. 

On pourrait dire : « en quoi un tel homme pourrait-il savoir ce qui est bon pour lui et pour le peuple ? », mais ils savent que l’ignorance, la vilenie et la sympathie de cet homme leur sont plus profitables que la valeur, la science et l’antipathie de l’honnête homme. Ce n’est pas avec de telles dispositions qu’une cité pourrait être la meilleure, mais c’est ainsi qu’on assurerait le mieux le salut de la démocratie. (Pseudo-Xénophon, Athènaiôn Politeia, 1.7-8) 

En réalité, l’intérêt fondamental du dèmos peut se résumer de la manière suivante : « La volonté du peuple, ce n’est pas d’être esclave dans une cité bien réglée, c’est d’être libre et de gouverner, et peu lui importe que les règles soient mauvaises. » En revanche, dans un État où l’on verrait « les plus habiles (dexiôtatoi) établir les lois pour le peuple », les mesures prises aboutiraient inéluctablement à ce que «  rapidement, le peuple tombe en esclavage » et l’on établirait ainsi l’eunomia8. Si l’intérêt du peuple est de gouverner et de ne pas être esclave, l’intérêt des chrèstoi est de gouverner en maintenant le peuple en esclavage, c’est-à-dire en ne le laissant pas participer à la vie politique. Les intérêts inconciliables de chacune des deux classes les conduisent naturellement à un conflit permanent qui se traduit en termes de choix politique et dont l’auteur du pamphlet étend la portée au-delà de la seule Athènes en le posant en axiome : « Partout sur la terre, l’élite (to beltiston) est l’adversaire de la démocratie9. » S’appuyant sur la double signification du terme dèmos, il assimile plus étroitement encore le peuple et la démocratie, en développant par la suite cet axiome de la manière suivante : 

Il n’est aucune cité où l’élite (to beltiston) soit favorable au dèmos (au « peuple » ou au « régime populaire »), mais, dans chaque cité, c’est la racaille (to kakiston) qui est favorable au dèmos (au « peuple » ou au « régime populaire »). En effet les semblables sont favorables aux semblables. (Pseudo-Xénophon, Athènaiôn Politeia, 3.10) 

Dans ce passage où il est précisément question de la façon dont les Athéniens (c’est-à-dire la démocratie athénienne) soutiennent systématiquement dans les cités grecques en proie à la guerre civile le parti des « inférieurs », ou des « plus mauvais » (cheirous), contre celui des « meilleurs » (beltious), le Pseudo- Xénophon considère non seulement que la solidarité de classe transcende les clivages entre cités, parce que les individus sont semblables par leur nature de « bons » ou de « mauvais » et non par leur citoyenneté, mais aussi que cette solidarité débouche sur le ralliement naturel et obligatoire à un type de régime donné10. Le nom même du régime traduit ce qu’il est et la démocratie peut donc être définie comme l’antithèse de l’aristocratie et comme le kratos exercé par le dèmos sur les aristoi, voire comme la tyrannie du peuple sur les élites. 

Le dèmos et la démocratie :
échos du débat dans la société athénienne 

 

La définition de la démocratie comme tyrannie du dèmos, qui effleure dans les propos qu’Hérodote prête à Mégabyze (cf. supra), fait aussi l’objet d’allusions dans le théâtre comique, comme dans les Cavaliers d’Aristophane, comédie représentée aux Lénéennes de 424, où le chœur des cavaliers qui représente la jeunesse dorée athénienne, s’adresse ainsi au personnage de Dèmos, le peuple personnifié sous les traits d’un vieillard courtisé par les démagogues : « Ô Dèmos, quel beau pouvoir tu détiens, quand tous les hommes te craignent comme un tyran11 ! » Cette réplique fait écho aux propos que Thucydide prête à Périclès en 430 et à Cléon, deux ans plus tard, lorsque tour à tour les deux dirigeants de la démocratie incitent le peuple athénien à prendre conscience du fait que l’archè qu’il exerce sur les cités alliées s’apparente à l’exercice de la tyrannie12. Dans ces deux cas, il s’agit bien entendu de la cité dans son ensemble, mais dans la comédie d’Aristophane, les traits du personnage, un « petit vieillard rustre, mâcheur de fèves » (v. 41-42), qui se laisse mener par les démagogues, sensible qu’il est aux flatteries et aux présents, qui aspire à un salaire pour faire le métier de citoyen et de juge plutôt que de cultiver la terre, suggère une réalité beaucoup plus ambiguë : la « tyrannie » que la démocratie athénienne exerce à l’extérieur sur les cités alliées trouve un écho dans la façon dont, à l’intérieur de la cité, elle traite – ou maltraite, de l’avis des opposants – les aristoi13. La figure et la définition même du dèmos sont au cœur des enjeux que soulève cette représentation, avec l’interprétation divergente que donne chacun des deux partis de la formule institutionnelle figurant en tête de chaque décret « le peuple athénien a jugé bon de... ». Pour les tenants de la démocratie, la règle majoritaire qui régit les votes de l’assemblée fait que toute décision prise à la majorité des voix l’est au nom de l’ensemble de la cité. Pour les opposants au régime, cette même règle majoritaire n’est que le moyen d’imposer la volonté du grand nombre à la minorité14. C’est dans le rapport entre majorité et totalité que se joue précisément la définition de la démocratie. 

À trois reprises Thucydide évoque cette question en proposant trois définitions successives de la démocratie. La première, la plus célèbre sans doute, est placée dans la bouche de Périclès lors de l’oraison funèbre qu’il prononce en 430 pour les premiers morts de la guerre. Il définit ainsi le régime athénien : « Pour le nom, on l’appelle démocratie parce qu’elle n’est pas administrée dans l’intérêt du petit nombre (es oligous), mais de la majorité (es pleionas)15. » Dans cette définition c’est bien l’articulation de la notion de dèmos avec celle de majorité qui est mise en œuvre, mais sans explicitation de ce qu’implique la notion de majorité. Par ailleurs, la définition de la démocratie comme l’administration de la cité dans l’intérêt de la majorité16 (et non comme l’administration de la cité par la majorité) laisse ouverte la question de savoir si l’intérêt de la majorité se confond nécessairement avec l’intérêt commun. Les deux autres définitions sont attribuées l’une à un partisan de l’oligarchie, le Lacédémonien Brasidas, l’autre à un partisan de la démocratie, le Syracusain Athénagoras. Le premier évoque en 423 sa préférence pour les régimes « dans lesquels ce n’est pas le grand nombre (polloi) qui gouverne le petit nombre (oligoi), mais bien plutôt une minorité (elassous) qui gouverne une majorité (pleious)17 », cependant que le second affirme : « Je dis, moi, que le mot dèmos s’applique au tout, et celui d’“oligarchie” à une partie18. » La définition de Brasidas rejoint celle de Périclès, en ce qu’elle pose la définition de la démocratie en termes numériques et identifie le dèmos avec le « grand nombre ». Mais clairement la majorité s’oppose cette fois à la minorité et l’alternative entre les régimes de type démocratique ou oligarchique rejoint la conception dichotomique de la cité que développait le Pseudo-Xénophon. Face à cette utilisation oligarchique de la définition de dèmos comme « grand nombre » ou « majorité », Athénagoras propose une définition plus radicale : jouant sur le double sens du mot dèmos (peuple et démocratie), il oppose lui aussi deux types de régimes : la démocratie et l’oligarchie, et deux façons de considérer la cité : non plus la majorité et la minorité, mais la partie et le tout. Dans l’argumentation qu’il développe autour de cette définition, il met en avant le fait que le dèmos qui agit dans le cadre de la démocratie comprend à la fois la majorité et la minorité (ou plutôt les minorités), alors que l’oligarchie ne réserve le gouvernement qu’à une partie, éventuellement minoritaire de la cité : 

On dira que la démocratie est chose dépourvue d’intelligence et d’équité et que ceux qui possèdent les richesses sont les meilleurs pour gouverner au mieux. J’affirme, moi, d’abord, que le mot dèmos s’applique au tout, et le mot oligarchie à la partie ; ensuite, que les riches sont les meilleurs gardiens des richesses mais que les gens intelligents donnent les meilleurs conseils et que le grand nombre (polloi), en les écoutant, prend les meilleures décisions ; enfin, que ces différents éléments semblablement, à la fois séparément et tous ensemble, ont une part égale en régime démocratique. (Thucydide, 6.39.1-2) 

Ainsi, pour Athénagoras, si le dèmos s’identifie à l’ensemble de la cité, ce n’est pas tant par le jeu de la règle majoritaire que parce que les institutions démocratiques accordent une place à la fois semblable et différente à chaque catégorie de citoyens dans l’administration de la cité. Il répond ainsi aux arguments ploutocratiques en affirmant que les « riches » doivent exercer les fonctions de trésoriers (fonctions qui, de fait, à Athènes, étaient réservées aux membres de la première classe censitaire), aux arguments aristocratiques en donnant aux « gens intelligents » un rôle de conseillers, c’est-à-dire la capacité à faire entendre leur avis tant à la Boulè qu’à l’Assemblée, mais en réservant le pouvoir décisionnel au grand nombre, c’est-à-dire à l’assemblée. Par ailleurs, l’unité du dèmos repose sur le fait que toutes les distinctions précédentes sont dépassées par la qualité de citoyen, qui assure à tous une place égale, en tant que citoyens, dans la cité. La définition du dèmos comme équivalent exact de la polis marque ainsi le fondement même de l’idéologie démocratique19, au point qu’Alcibiade, lors de son exil à Sparte, se trouvant dans l’obligation à la fois de critiquer le régime qui l’avait condamné et de justifier son activité antérieure à Athènes, proposait une double vision de la démocratie : régime « reconnu comme une folie de l’avis général », dans lequel les démagogues « égarent la populace (ochlos) vers les pires comportements », c’est aussi le meilleur rempart contre la tyrannie et un héritage à sauver pour des hommes qui, comme ses ancêtres et lui-même, assuraient « la direction du peuple » (prostasia tou plèthous). Le plèthos, utilisé ici comme synonyme de dèmos est bien distinct de l’ochlos, dans la mesure où il s’identifie avec la totalité de la cité, ainsi que le montre la reprise de l’expression, un peu plus loin, sous la forme suivante : « nous assurions la direction de l’ensemble (des citoyens) » (tou xumpantos proustèmen). 

Conclusion 

 

L’ambiguïté originelle du terme dèmos en grec a ainsi largement alimenté, au ve siècle, le débat politique sur la démocratie. Les réformes de Clisthènes qui, à la fin du vie siècle avait uniformisé le corps civique en faisant de la naissance le seul critère de qualification politique, ont permis l’assimilation du dèmos à la polis dans l’idéologie démocratique, si bien que le terme dèmos a pu désigner dans le langage officiel à la fois le peuple athénien dans son ensemble et le régime démocratique20. Mais l’utilisation ancienne de dèmos pour qualifier le « petit peuple » par rapport aux élites, comme déjà chez Solon21 qui opposait au dèmos « ceux qui détenaient la puissance et se distinguaient par leurs richesses » (fr. 5.3 West), ou encore « ceux qui étaient plus puissants et supérieurs par leur force » (fr. 37.4 West), trouve une nouvelle vitalité au ve siècle dans la propagande antidémocratique. Il s’agit d’une part de diviser la cité en deux catégories de citoyens, les « bons » et les « mauvais », selon des critères multiples : capacité financière, instruction, éducation, valeur morale, origine familiale, fonctions militaires, avec la volonté affichée de distinguer les citoyens « utiles », les chrestoi, qui mettent leurs ressources au service de la cité, et les autres, les ponèroi, qui, par le système de la misthophorie ou des activités publiques, sont une charge pour la cité. La construction de ces deux catégories antagonistes permet ainsi d’opposer l’aristokratia, le pouvoir des meilleurs à la dèmokratia, présentée comme une ponèrokratia, le pouvoir des vauriens. D’autre part, la règle majoritaire, que la démocratie a placée à la base de ses institutions (mais qui n’est pas toutefois spécifique aux régimes démocratiques), offre aussi aux adversaires du régime une occasion de contester la valeur de l’équivalence dèmos-plèthos. La signification profonde de la formule institutionnelle qui présente comme décision du « peuple athénien » toute décision prise à la majorité des voix dans une séance de l’Assemblée ou dans un tribunal, peut être retournée avec l’argument selon lequel le dèmos n’est rien de plus que le « grand nombre » n’a d’autre qualité que son importance numérique, et que la démocratie est le régime qui a trouvé le moyen de faire du nombre l’instrument de domination de la majorité sur la minorité. Dans le rapport de forces qui s’instaure ainsi, les ennemis de la démocratie chercheront à deux reprises, en 411 et en 404, à trouver ailleurs, avec les alliances extérieures, avec la manipulation des esprits, avec la pratique de la terreur, la capacité de « renverser le peuple » et d’imposer le « gouvernement du petit nombre », c’est-à-dire l’oligarchie. 

Publié dans Cahiers d'études romanes, nouvelle série, n°35 (2/2017)

Mots-clés : peuple, dèmos, démocratie, Athènes, pouvoir, richesse, pauvreté, majorité minorité, aristocratie, oligarchie. 

Programmes

Enseignement de complément (cycle 4)

  • La Grèce dans son unité et sa diversité 
    • deux modèles de cité, Athènes et Sparte

Enseignement optionnel (lycée)

  • classe de Première 
    • objet d'étude : vivre dans la cité 
      • Tous citoyens ? Intégration, assimilation, exclusion

Enseignement de spécialité (lycée)

  • Classe de Première
    • Objet d'étude : La cité entre réalités et utopies 
      • Penser les différentes formes de gouvernement 

Notes 

  1. La question de l’origine et de la date d’apparition du mot dèmokratia a fait l’objet de nombreuses discussions. Voir une synthèse de cette question avec la bibliographie présente dans E. Caire, Penser l’oligarchie à Athènes. Aspects d’une idéologie, Paris, Les Belles Lettres, 2016, p. 37-42. 
  2. Sur l’histoire de ces différentes notions l’ouvrage de référence reste J. Bordes, Politeia dans la pensée grecque jusqu’à Aristote, Paris, Les Belles Lettres, 1982. 
  3. Une forme du type dèm-archia, parallèle à mon-archia et olig-archia était rendue impossible par l’existence en attique du nom dèmarchos pour désigner un magistrat local, le démarque. L’abstrait dèmarchia aurait été naturellement compris comme le nom de la magistrature correspondante. Cf. P. Chantraine et al., Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Paris, Klincksieck, 2009 [1re éd. 1968-1980], s.v. δῆμος et ολίγος. 
  4. E. Scheid-Tissinier, « Laos et dèmos, le peuple de l’épopée », L’Antiquité classique, 71, 2002, p. 1-26 ; M. J. Werlings, Le dèmos avant la démocratie. Mots, concepts, réalités historiques, Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, 2010, p. 47-107. 
  5. C’est le sens que prend ce mot à l’époque classique lorsqu’il désigne les dèmes attiques, circonscriptions du territoire de la cité. En grec moderne dèmos s’est spécialisé dans ce sens originel pour désigner la commune et le territoire municipal. 
  6. P. Chantraine et al., op. cit., s.v. όχλος.
  7. Sur la stratégie stylistique du Pseudo-Xénophon, voir Cl. Leduc, La Constitution d’Athènes attribuée à Xénophon, Paris, Les Belles Lettres, 1976, p. 119-129 ; E. Caire, « “Dans chaque cité c’est la racaille qui est favorable au peuple...” La stigmatisation des démocrates dans l’Athènaiôn Politeia du Pseudo-Xénophon », in A. Queyrel Bottineau (dir.), La représentation négative de l’autre dans l’Antiquité. Hostilité, réprobation, dépréciation, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2014, p. 85-98. 
  8. Pseudo-Xénophon, Athenaiôn Politieia, 1.8-9. 
  9. Ibid., 1.5. 
  10. L’auteur n’envisage la possibilité de membres de l’élite ralliés à la démocratie que pour la rejeter comme inexcusable et pour l’expliquer par une perversité naturelle qui dément leur statut d’agathoi. Cf. Pseudo-Xénophon, Athènaiôn Politeia, 2.20 : « Pour ma part, je pardonne la démocratie (dèmokratia) au peuple (dèmos) lui-même, car il est pardonnable que tout homme veuille son propre bien ; mais celui qui, sans faire partie du peuple, choisit de vivre dans une cité démocratique plutôt que dans une cité oligarchique, celui-là se prépare à commettre l’injustice et sait que passer inaperçu quand on est mauvais (kakos) est plus aisé dans une cité démocratique que dans une cité oligarchique. » 
  11. Aristophane, Cavaliers, 1111-1112. 
  12. Thucydide, 2.63.2 et 3.37.2, qui met la même formule, à deux ans de distance, dans la bouche des deux hommes : «désormais, avec ce pouvoir, c’est une tyrannie que vous détenez ». 
  13. Sur l’association dèmos-turannos dans la comédie, voir J. Henderson, « Demos, demagogue, tyrant in Attic old comedy », in A. Morgan (éd.), Popular Tyranny, Austin, University of Texas Press, 2003, p. 155-180 ; plus généralement sur les différents développements de cette association, L. Kallet, « Démos tyrannos: wealth, power and economic patronage », in ibid., p. 117-153. L’assimilation de la démocratie à une forme de tyrannie devient un thème récurrent de la critique de la démocratie au ive siècle, chez Isocrate et Platon. Elle trouve son aboutissement dans la définition que donne Aristote dans les Politiques (4.4.1292a) de la dernière espèce de démocratie comme celle où la masse, et non la loi, détient le pouvoir souverain : c’est le règne du peuple devenu monarque (monarchos), agissant en despote (despotikos), analogue à une tyrannie (cf. J. T. Roberts, Athens on Trial: The Anti-Democratic : Tradition in Western Thought, Princeton, Princeton University Press, 1994, p. 49-53). 51 
  14. Il est possible que la notion même de phèthos ait contribué à cette ambiguïté. En grec elle évoque le « grand nombre » et peut être utilisée comme un équivalent de dèmos, jusque dans la formulation officielle des décrets. Mais si le « grand nombre » peut être opposé au « petit nombre », par son étymologie plèthos évoque aussi la complétude (cf. P. Chantraine et al., Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Paris, Klincksieck, 2009 [1re éd. 1968-1980], s.v. πίμπλῆμί). Sur l’évolution de plèthos entre « majorité » et « ensemble de la communauté civique », voir F. Ruzé, « Pléthos, aux origines de la majorité politique », in Aux origines de l’hellénisme : la Crète et la Grèce. Hommage à H. van Effenterre, Paris, Publications de la Sorbonne, 1984, p. 247-263. 
  15. Thucydide, 2.37.1. 
  16. Sur cette traduction, voir E. Lévy, « Démocratie et aristocratie. Commentaire de deux passages de l’oraison funèbre (Thucydide, II, 37, 13 et 40, 12) », Lalies, 22, 2003, p. 147-167, ici p. 151. 
  17. Thucydide, 4.126.2. 
  18. Thucydide, 6.39.1
  19. A. Fouchard, Aristocratie et démocratie. Idéologies et sociétés en Grèce ancienne, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté / Les Belles Lettres, 1997, p. 182-194. 
  20. L’accusation de katalusis dèmou (tentative de renversement de la démocratie) donnait lieu à une action d’eisangélie et l’accusé était passible de la peine de mort. 
  21. Pour la fonction du dèmos dans les élégies de Solon et dans sa pensée politique, voir M. J. Werlings, Le dèmos avant la démocratie. Mots, concepts, réalités historiques, Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, 2010, p. 223-266. 
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