Avec la collaboration d'Arnaud Zucker
3.1. De l’influence iconographique du dieu-sphinx passant, l’Égyptien Totoès
[130] Prélude. – Revenons au préalable à la description doublée d’une interprétation de Massimo Ossana, lequel rappelle que « la fantaisie du mosaïste s’est particulièrement déployée pour créer un bestiaire très particulier, où apparaissent des animaux domestiques, des bêtes sauvages et de véritables monstres, présentés en plans superposés »89. Cette double approche a des incidences sur l’interprétation réelle. Dans la composition de l’animal, il reconnaît un arrière-plan, un premier plan et un escargot :
On reconnaît, en commençant par l’arrière-plan en haut à gauche, un aigle avec un bec crochu tourné vers la droite ; en dessous, plus en avant-plan, un petit renard ; à droite, plus en avant encore, la partie supérieure d’une panthère, la tête tournée vers la droite ; à sa droite, au fond, un ours avec la tête tournée à droite ; à gauche superposé à la panthère et au renard, un chien dont on aperçoit le cou et la tête toujours tournée à droite ; en dessous, un crocodile à l’énorme gueule grande ouverte, montrant une double rangée de dents, tournée vers la gauche ; tout de suite à droite on a la tête d’un sanglier qui avance vers la gauche, une défense dressée vers le haut sortant de son groin.
Cette description se poursuit de la manière suivante :
Au premier plan, un monstre étrange occupe le reste de la scène : une chimère un peu spéciale qui, au lieu d’avoir la partie antérieure du corps et la tête de lion – comme les chimère canoniques – fait dominer l’élément caprin, ne conservant du félin que les pattes avant. Cependant, comme pour les chimères habituelles, un serpent sort de la queue.
Et elle s’achève ainsi :
Enfin est représenté un dernier animal sur le quart antérieur de la chèvre : il s’agit d’un escargot à la coquille circulaire90. Le motif iconographique nous est totalement inconnu, comme le groupe bizarre des animaux en laisse…
[133] Remise en perspective des composants de l’animal. – Plusieurs corrections concernant les données de base fournies par Massimo Ossana sont nécessaires. Au vu de sa description et de l’ordre dans lequel il la présente, l’auteur confond la tête de bœuf (→104), reconnaissable à ses cornes blanches, avec celle d’un renard, tandis le renard qui figure dans le dessin (→ 105), lui également fort reconnaissable, est assimilé à un chien par Ossana. Contrairement à ce qu’il avance, il n’y a nul léopard panthère (Panthera pardus L., 1758)91, dont la tête est toujours effilée, puisque l’animal ne présente pas d’ocelles sur son pelage. D’ailleurs, les représentations connues de léopard panthère sont assez nombreuses dans les mosaïques et se distinguent systématiquement par des taches.

Léopard africain © Wikimedia Commons
De plus, il oublie l’être serpentiforme (→101) en tesselles vertes et brunes au-dessus du protomé de chèvre. Dans un premier temps, j’avais rectifié spontanément ces confusions, en songeant à une étourderie ou à une erreur de traduction possible, mais Arnaud Zucker et Pascal Charvet m’ont aussitôt détrompé. Cela dit, du point de vue naturaliste, les animaux réunis évoquent les familles suivantes : Félins (lionne : tête et avant-train), Canidés (renard), Rapaces (aigle), Suidés (sanglier), Crocodilidés (crocodile), Bovidés (bœuf), Ovicaprinés (chèvre : tête et arrière-train), Ursidés (ours). On ajoutera l’ordre des Serpentes (serpent caudal). Mais il faut aussi les considérer du point de vue de la nature des milieux dont ces mêmes animaux sont familiers : terrestre (bœuf, chèvre, ours, lionne, renard, sanglier, serpent caudal), c’est-à-dire la majorité ; céleste (aigle) ; amphibies (crocodile).
[134] Un Cerbère atypique serait-il pourtant présent sous les aspects du monstre de M2 en dépit de contradictions apparentes ? – Le personnage de la partie gauche étant défini comme Héraclès (→ 129), on a vu, qu’en fonction de la disposition des personnages et des laisses attachant chacune de ses gueules, que l’animal polyprotome que tractent vers la gauche l’homme arc-bouté dans l’effort et le papillon, pourrait être une forme de Cerbère atypique. Cette hypothèse doit s’accompagner de précautions, tant en raison des rapports du monstre avec les deux personnages précédents, que par la façon dont se présentent les énigmes qui découlent de la lecture des protomés. D’entrée de jeu, l’artiste a pris un parti polysémique qui s’affirme à chaque étape du raisonnement. Derrière cet animal polyprotome capturé, est-ce Cerbère en dépit d’apparentes contradictions iconographiques, ou une allégorie déclinée à partir de l’idée de Cerbère ? La réponse réclame d’engager une exploration systématique du champ des possibles, compte tenu d’une époque où s’effectuent de multiples échanges iconographiques réciproques entre les mondes grec et égyptien.
[135] Cerbère, fils d’Échidna et son rôle. – Tout d’abord qui est Cerbère ? Dans la mythologie hésiodique, Cerbère est le fils d’Échidna (Ἔχιδνα « Vipère »), être mi femme mi serpent qui ravageait l’Arcadie, et de Typhon, ou Typhée (de τῦφος « fumée »)92. La vierge Échidna « à l’âme violente »93, avait mis au monde des « enfants au cœur violent »94. Cerbère était en effet le frère :
– du chien bicéphale Orthos (ou Orthros) (H) appartenant au géant Géryon (H), frère d’Échidna ;
– de l’Hydre de Lerne (H) ;
– de la laie de Crommyon (T) ;
– de Ladon aux cent têtes polyglottes (H) ;
– du dragon de Colchide gardant la toison d’or (M) ;
– de l’aigle du Caucase dévorant le foie de Prométhée (H) ;
– du renard de Teumesse – lequel ne pouvait par excellence être attrapé – ;
– de Chimère (B).
Certains de ces animaux fabuleux sont combattus par Héraclès95. Cependant, d’après Hésiode, ayant « subi la loi » de son fils son fils Orthos (ou Orthros), Échidna enfante également deux autres créatures, à savoir :
– la Phix, variante orthographique de la Sphinge de la Thèbes grecque (Œ) ;
– le Lion de Némée (H)96.
[136] Le Cerbère d’Hésiode. – Comme ses frères et sœurs, Cerbère était mis au service des dieux. Son rôle était d’assurer la garde des enfers, de façon que nulle ombre ne pût s’enfuir du royaume d’Hadès et nul vivant d’y entrer97, ainsi que l’assure Hésiode :
Là s’élève en face de l’arrivant la demeure sonore du dieu des enfers, le puissant Hadès, et Perséphone la redoutable. Un chien terrible en garde l’approche, implacable et plein de méchante ruse : ceux qui entrent, il les flatte à la fois de la queue et des oreilles ; mais ensuite il leur interdit le retour et, sans cesse à l’affût, il dévore tous ceux qu’il surprend sortant des portes98.
Même si Hésiode affirme que tout un chacun peut accéder à cette région sombre et hostile, mais que quiconque souhaite s’entretenir avec Hadès (équivalent de Sarapis alexandrin ou du Pluton romain) et Perséphone (Proserpine), ou y venir dans l’intention hostile ou de s’en retourner sain et sauf, doit soit le vaincre, soit endormir sa vigilance.
[137] Le Cerbère hésiodique aux cinquante têtes selon Jean Tzétzès. – Malgré le nombre de têtes animales – neuf (huit du côté tête et une du côté queue) –, il est évident que notre monstre ne saurait renvoyer à l’iconographie telle qu’elle ressort de la description du Cerbère hésiodique, auquel l’aède, décrivant les enfants d’Échidna, attribue cinquante têtes : « le cruel Cerbère, le chien d’Hadès, à la voix d’airain, aux cinquante têtes » (Κέρβερον ὠμηστήν, Ἀΐδεω κύνα χαλκεόφωνον, Πεντηκοντακέφαλον)99 . Un des rares auteurs à évoquer les cinquante têtes de l’animal hésiodique est l’auteur byzantin Jean Tzétzès (1110-1180), mais ce dernier ajoute un précieux témoignage qui tient en des têtes d’animaux sauvages :
[Cerbère] était le puissant chien à cinquante têtes d’Hadès, ayant trois têtes de chiens, une queue de dragon, et pour le reste des têtes d’animaux sauvages de toutes sortes (κεφαλὰς ἄλλῶν θερῶν παντοίων)100.
Connaissant la culture étendue de Jean Tzétzès, il est possible que ce dernier ait eu accès à des textes perdus, cependant non corroborés par d’autres sources antiques. Cependant, ce que dit Jean Tzétzès est à conserver précieusement en mémoire, dans la mesure où la description qu’il fait de Cerbère fait comme écho aux protomés radiaux inhabituels du monstre de M2. La représentation iconographique de Cerbère est très variable : en général un chien tricéphale, parfois des serpents hérissant la tête, l’échine et les pattes, comme sur la panse de l’hydrie à figures montrant Héraclès ramenant Cerbère à Eurysthée du musée du Louvre. Ajoutons deux choses. Au milieu du siècle précédent, Charles Picard, rappelait que « [l]e caractère grec du Cerbère-Chien [était] constant dans l’imagerie grecque »101, ce qui signifierait, au cas où on voudrait retenir l’image de Cerbère, qu’ici, nonobstant une éventuelle inspiration hésiodique, ce dernier serait décliné à partir d’une iconographie d’origine étrangère. Ensuite, il n’est pas sans utilité de rappeler que de l’avis de son contemporain, Pierre Amandry, le combat d’un héros contre un animal aussi monstrueux que baroque, de même que les luttes entre héros et monstres, constituaient déjà le vestige d’un âge révolu . On constate cependant une influence égyptienne, qui, dans M2, se déduit à la présence ou à la transposition de trois détails iconographiques : le crocodile, le bouquet de protomés (→138-139), et la queue ophidienne (→140).
3.2. Totoès et monstre de M2 : convergences
[138] Premier et deuxième détails iconographiques communs au monstre de M2 et à Totoès : la tête saillante d’un crocodile et le bouquet de protomés. – Le premier détail est la présence de la tête peu naturaliste de crocodile projetée en avant qui contribue à conférer à la bête de M2 une touche d’égyptianité (→107). Certes, une touche, car un artiste égyptien aurait représenté la gueule du saurien non pas rectiligne mais au moyen de trois vagues formées par l’emboîtement des mâchoires supérieure et inférieure103.

Crocodile du Nil © Wikimedia Commons
Ces vagues, les artistes égyptiens les représentent avec fidélité104.

Statue égyptienne de crocodile © Wikimedia Commons
L’espèce n’a pas encore quitté les rives du Nil pour être montrée in vivo, au cours de combats organisés contre des animaux du cirque (venationes), à Rome, et encore peu fréquemment105. D’ailleurs, ce saurien, avant la date de 58 av. J.-C. – où un lieutenant de Pompée, l’édile Scaurus, en montre plusieurs dans ses spectacles, de même qu’il met en scène le premier hippopotame –, est encore un étranger en Grèce et en Italie. Cependant, dans la péninsule italienne, sa présence dans l’iconographie est attestée avant cette date, avec un certain goût du détail naturaliste, dans la mosaïque du Nil de Préneste (vers 100 av. J.-C.)106 et sur le rebord de la mosaïque évoquant la bataille d’Issos provenant de la Maison du Faune à Pompéi, et bien que la gueule soit aussi rectiligne.

Mosaïque, décor nilotique © Wikimedia Commons
Toujours est-il que ce protomé de crocodile indique une influence nilotique manifeste mais indirecte – motif copié sur un carton ou sur un tableau de chevalet – sur cette iconographie.
[139] Comme on l’a précédemment dit, il faut « voir » et « bien voir », car chaque détail de l’iconographie porte un message sémantique qui, si on n’y prête pas attention, se perd imperceptiblement dans le décor. Or la simple disposition du détail – le crocodile jaillissant entre les pattes – montre que le mosaïste de M2 choisit de s’inspirer de l’iconographie d’une divinité égyptienne à l’aspect fantastique que l’on qualifiait naguère de « panthée »107, dans la mesure où il est doté de têtes animales et symboliques, dont la synergie est destiné à repousser les forces du mal. Apparue à l’époque saïte (664-525 av. J.-C.), attachée à la défense contre les bêtes dangereuses (serpents, scorpions et autres insectes venimeux), les démons vecteurs de maladies et les mauvais rêves, celle-ci est le dieu-sphinx Totoès (égyptien Touou ou Toutou), maître des Sept démons. Ce dernier est dit fils de la déesse Neith 108 de Saïs (Sa el-Hagar, dans le Delta).

Figurine de Neith en bronze © Wikimedia Commons
Neith est Athéna par interpretatio Graeca109, en se souvenant que les Athéniens sont des alliés de longue date des rois saïtes, à partir du promoteur de la dynastie : Psammétique Ier (664-610 av. J.-C.)110, à partir du règne duquel Égyptiens et Grecs entretiennent une fructueuse collaboration. Frère « puîné » du crocodile bienveillant par excellence : Souchos (Σοũχος < égyptien Sobek)111, Totoès est très populaire entre l’époque saïte et l’époque gréco-romaine. Son iconographie se caractérise par un protomé de ce saurien parmi d’autres radiant autour d’une tête humaine, celle-ci coiffée de l’emblème andjty112, comme dans le cas de l’exemplaire du Musée égyptien de Berlin113.

Totoès, protomé de saurien © Wikimedia Commons
Ces protomés radiants sont le deuxième point commun entre Totoès et l’animal polyprotome de M2. Considérées comme des émissaires divins destinés à lutter contre les nuisances précédemment décrites, ces protomés – au nombre variable, sans dépasser celui de huit –, sont distribués autour de la face humaine coiffée d’un némès royal – Totoès incarne une émanation royale –, et sont vues, comme le veut la convention artistique égyptienne, de profil, les unes tournées vers l’avant, les autres vers l’arrière114.
Cependant, le bas-relief de Berlin (voir supra), deux bas-reliefs du Musée égyptien du Caire115, plusieurs pièces de l’ancienne collection Fouquet116, ou alors la figure peinte du Totoès de Karanis117 exaltent la puissance de ce saurien en la faisant surgir entre les pattes antérieures du corps léonin du dieu-sphinx comme si elle revêtait une importance notable.

Bas-relief de Totoès provenant de Coptos. Musée égyptien du Caire, JE 37538. © S. Aufrère.

Bas-relief de Totoès provenant de Coptos. Musée égyptien du Caire. © S. Aufrère.
Bas-relief de terre cuite montrant Totoès, crocodile en avant, scorpion entre les pattes. Collection Fouquet. Perdrizet, Les Terres cuites grecques d’Égypte, II, pl. 54.
Perdrizet-Totoès-Plaque. Légende : Bas-relief montrant Totoès et crocodile jaillissant à l’avant. Collection Fouquet. Perdrizet, Les Terres cuites grecques d’Égypte, II, pl. 55.
L’image du crocodile, projeté hors du corps de M2 correspond à l’iconographie spécifique du premier des Sept Démons, sur lesquels Totoès étend son pouvoir, à savoir le Grand-de-force (Âa-Pehty) Le crocodile introduit, du point de vue égyptien, dans l’iconographie totoenne un caractère de férocité polyphage, férocité partagée avec un des composants de la Grande Dévoreuse du royaume des morts d’Osiris. Celle-ci, dans l’au-delà osirien, est chargée d’engloutir ceux qui ne parviennent pas à se justifier, dans la scène faussement nommée « psychostasie », dans la mesure où il s’agit de la pesée du cœur, siège de l’esprit, dans la Formule 29 du Livre des Morts. La tête du monstre est celle d’un crocodile à crinière de lion, qui présente un avant-train de lion et un arrière-train d’hippopotame. Ces trois animaux connotent respectivement la férocité, la force et la goinfrerie, mises au service de la justice divine119.

Représentation d'Âmmit © Wikimedia Commons
Mais la Dévoreuse de l’Occident n’en est pas pour autant une gardienne du monde osirien, qui dévorerait ceux qui cherchent à s’enfuir de son royaume, comme le Cerbère hésiodien, mais l’expression du châtiment. Pourtant, dans la mesure où elle est une mangeuse d’hommes, elle présente des points communs avec Cerbère, bien que la fonction de gardien soit dévolue à Anubis, en acceptant l’idée que le Cerbère grec cumulerait, aux yeux des Égyptiens, les fonctions d’Anubis et de Dévoreuse de l’Occident.
[140] Troisième point commun au monstre de M2 et à Totoès : une queue ophidienne. – Outre le crocodile et la gerbe de protomés radiants, l’animal fantastique de M2 et Totoès partagent un autre point commun : un serpent caudal qui, dans le cas de Totoès, est un cobra parfaitement identifiable à la dilatation de sa gorge, le cobra étant l’animal dangereux par excellence en raison de la létalité de son venin. Certes, selon Arnaud Zucker, « la Chimère incluse dans le bouquet suffit à motiver le serpent ; le cobra de Totoès serait une coïncidence ». Mais ici il faut évoquer la superposition en même temps que la convergence des deux iconographies, en tenant compte de l’influence de Totoès sur les animaux à appendice caudal serpentiforme de la sphère grecque : Cerbère et Chimère, du fait des relations suivies entre la Grèce et l’Égypte à partir du milieu du viie siècle avant notre ère. Ajoutons que si le monstre de M2 est doté d’une tête et d’un avant-train de félin, qui ne peut être désolidarisé du corps de Chimère, Totoès est toujours doté d’un corps léonin autour des pattes duquel grouillent des scorpions et des serpents, et qu’y sont fixés des poignards. Ces éléments accentuent son caractère létal, tant par le venin que le tranchant du métal120 . La présence des scorpions est à souligner, car Totoès sera assimilé, sur la base d’un rapprochement phonétique, à la boucle de cheveux divinisée d’Isis, pouvant revêtir la forme d’un scorpion121 , arachnide dont la présence est attestée dans M1 (→ 26). En effet, cette boucle d’Isis est nommée Tithoès (en égyptien Djata) ; ainsi, les deux forces divines Totoès et Tithoès seront-elles rapprochées et confondues.
[141] Totoès et Cerbère égypto-grec : vraies et fausses convergences. – L’incidence de l’iconographie totoenne sur l’animal hybride de M2 peut s’apprécier au regard de l’influence que Totoès a pu avoir sur d’autres divinités d’origine grecque ou gréco-égyptienne, et vice versa. Ainsi, quoique les fonctions de Cerbère et de Totoès soient distinctes, le second présente des points communs avec des représentations du Cerbère égypto-grec dont la statue aurait accompagné, à partir du règne de Ptolémée Ier Sôter, celle de Sarapis dans le temple dédié au dieu à Alexandrie122. D’après une légende, Plutarque relate le rêve de Ptolémée Sôter qui aurait vu la statue de Pluton de Sinope sur la mer Noire. Timothée l’Eumolpide et Manéthon de Sébennytos, ayant observé que la statue – celle-ci a été dérobée dans le temple de Sinope – comportait également Cerbère et le serpent, déclarèrent qu’elle correspondait à celle de Sarapis123. Selon la description que fait Macrobe (2e moitié du ive siècle apr. J.-C.) de l’œuvre originelle commandée au sculpteur athénien Bryaxis124, la féroce sentinelle attachée à la personnalité de Sarapis évoquait125 :
(…) un animal à trois têtes : celle du milieu, qui est aussi la plus grande, représente un lion ; sur la partie droite, se dresse une tête de chien avec les traits pleins de douceur d’un animal affectueux ; quant à la partie gauche du cou, elle se termine par la tête d’un loup vorace et ces figures animales, un dragon les enlace de ses replis, la tête rejoignant la main droite du dieu qui maintient le monstre. (Macrobe, Saturnales 1, 20, 13-14, trad. d’après Charles Guittard, 1997).
L’iconographie de ce quadrupède hybride, assis sur son arrière-train, dont les pattes antérieures et les cous sont enlacés par un serpent (dragon), est illustrée par la statuaire gréco-romaine et notamment par le haut-relief d’Hadès-Sarapis, Isis, Harpocrate, Cerbère alexandrin, Perséphone (Musées du Capitole, Rome, inv. S2425)126, ou par un bronze de la collection Foucault127.

Représentation de Cerbère © Wikimedia Commons

Sérapis, Cerbère et Harpocrate, marbre grec du IIe siècle ap. J.-C. © Wikimedia Commons
Selon les auteurs anciens, la tête axiale du lion, la sénestre du loup ravissant et la droite du chien auraient évoqué respectivement le présent, le passé et l’avenir. Il serait raisonnable de penser que le serpent, associant les trois division du temps, joue le rôle d’un Aiôn (Αἰών)128, divisions qui ont servi au tableau intitulé Allégorie du temps gouverné par la prudence du Titien129.

Allégorie du temps gouverné par la prudence, Titien © Wikimedia Commons
En dépit de la main droite du dieu posée sur la tête axiale, il faut se garder d’imaginer, en surinterprétant les gestes, un animal caressant pour son maître130, mais plutôt se représenter qu’Hadès-Sarapis retient les forces de l’animal, incarnant la maîtrise du temps. De par cette description et cette iconographie, le Cerbère alexandrin est assez éloigné du Cerbère classique grec, car le serpent est indépendant du corps. Par conséquent, Totoès ne peut converger avec cette forme de Cerbère. De plus, malgré leur caractère canin respectif, il faut se garder de vouloir superposer le rôle du Cerbère en question avec celui du chien Anubis131, car celui-ci, bien que portier du monde inférieur d’Osiris, a aussi une fonction de conducteur des âmes. Anubis, assimilé à Hermès(-Thot) psychopompe, verra cependant sa carrière se poursuivre à l’époque romaine sous le nom d’Hermanubis132.

Hermanubis, statue romaine © Wikimedia Commons
[142] Version hellénomemphite de Cerbère. – Il existe de Cerbère une autre version hellénomemphite jadis découverte par l’égyptologue Auguste Mariette à l’entrée du Sérapéum de Saqqâra-Nord, et dont les traces archéologiques ont disparu, et qui aurait pu influencer Bryaxis133. Exécutée pour un site où ont fusionné les cultures grecque et égyptienne134, cette statue présentait un corps léonin et une queue serpentiforme dont la tête reposait sur le sol135.
Cerbère hellénomemphite chevauché en amazone par Dionysos-enfant. Aujourd’hui probablement disparu. Auguste Mariette, Œuvres diverses (Bibliothèque égyptologie, 18), Paris : Leroux, 1904, pl. VIII.
Elle ne conservait plus, des trois protomés originaux entés sur le corps, que celle de lion axiale, les deux autres – celles d’un loup et d’un chien à l’exemple du Cerbère alexandrin –, s’étaient délitées et étaient tombées. Sur son dos était juché Dionysos enfant en amazone, comme jaillissant des enfers136, car, au dire d’Héraclite, selon Plutarque, « Hadès et Dionysos, qu’on célèbre par le délire et les fêtes du pressoir ne font qu’un »137, tout en admettant que l’on peut identifier Osiris à Dionysos et Sarapis à Hadès138. On voit que, par son allure, cette version hellénomemphite de Cerbère entretient bien une familiarité lointaine avec la statue de Totoès-Toutou d’époque ptolémaïque, conservée au Metropolitan Museum, et dont la queue n’ayant pas la forme d’un cobra, repose à terre139.

Stèle © Wikimedia Commons
[143] La divinité tricéphale d’Amphipolis : Totoès-Théodaimon-Hypnos. – On peut faire appel à un objet plus tardif mais encore très explicite des influences alexandrines en Grèce continentale. Bien plus tard, au iie siècle de notre ère, l’iconographie de Totoès, sous le ciseau d’un sculpteur grec, est toujours reconnaissable sur une curieuse figure en bas-relief jadis qualifiée de « sphinge tricéphale » d’Amphipolis, en Macédoine, pour la première fois correctement analysée, après bien d’autres, par Richard Veymiers. Elle est dédiée, d’après la légende gravée sur la plaque, à Totoès-Théodaimon-Hypnos143, par un certain Publius Clodius Seleucus144.

Ladite « sphinge d’Amphipolis » ou bas-relief de Totoès-Théodaimon-Hypnos. Musée des Beaux-Arts de Budapest, inv. n°50.958. Dessin © S. Aufrère.
De part et d’autre d’une tête masculine vue de profil, reconnaissable à sa barbe postiche et coiffée de boucles et d’un chignon, réinterprétation du némès confondu avec des cheveux, et sommée de la couronne ândjty, un protomé d’âne(?) séthien (Typhon-Seth) est visible à gauche, car Totoès en contrôle les effets maléfiques, tandis qu’un protomé de crocodile tourné vers la droite, évoque le plus grand des Sept Démons, le fameux Grand-de-force (Âa-Pehty) (→139). Un long serpent est enroulé autour du corps – sans doute une réinterprétation des côtes du lion –, tandis qu’un ophidien est lové autour des pattes. L’avant-train et l’arrière-train sont chacun dotés d’un scorpion et de deux poignards, dont un à larme recourbée, probablement une sica, une arme dace préférée des sicaires. Un serpent caudal barbu sert de dragon. Certaines des têtes de serpents montrent une langue bifide. La légende, placée de part et d’autre de cette figure tricéphale, indique qu’il s’agit d’un génie spécialisé dans l’affrontement contre les démons et les rêves. Son iconographie présente des convergences avec celle du Cerbère alexandrin tricéphale au serpent interpode (→141) ou avec celle du Cerbère hellénomemphite à l’ophidien caudal (→142). Le bas-relief était déposé dans un temple d’Amphipolis consacré à des divinités égyptiennes. Totoès participe, dans l’iconographie égyptienne, de la forme dite du Sphinx passant, et, dès lors, il aura pu faire songer chez les Grecs, à la Sphinge thébaine, fille d’Échidna et de Typhon. Si le monstre hydride de M2 est antérieur à ladite sphinge tricéphale de plus de trois siècles, celle-ci témoigne encore des réinterprétations possibles de l’iconographie de Totoès.
[144] Le monstre hybride de M2, polymorphe et polyprotome : comment faire du neuf avec du vieux ? – Arnaud Zucker objecte que le crocodile peut ne représenter qu’« un signe d’influence du monde égyptien, pas forcément de Totoès ». Il est légitime de douter a priori du rapport existant entre le crocodile du monstre de M2 et Totoès. Cependant, d’un point de vue égyptologique, la place du crocodile projetée à l’avant de cette nouvelle configuration a bien plus de chances de renvoyer à l’iconographie de cette divinité égyptienne que de représenter une vague référence animale à l’Égypte, d’autant plus qu’il n’y a pas d’autre dieu que Totoès qui témoigne de cette caractéristique, tant dans la petite statuaire que le bas-relief, depuis l’époque saïte. Ainsi, au vu de l’origine égyptienne de l’espèce Crocodylus niloticus Laurenti, 1768, il est loisible de penser, en tenant compte de la convergence iconographique M2 / Chimère (→140), que le mosaïste s’est bien inspiré, pour le protomé dudit crocodile de l’animal polyprotome de M2, du Grand-de-Force (Âa-Pehty), figure majeure de l’iconographie du dieu-sphinx égyptien Totoès passant vers la gauche145, modèle égyptien parfaitement attesté, notamment dans l’iconographie alexandrine des terres cuites populaires, et qui est très populaire à partir du règne de Ptolémée VIII Évergète II. D’ailleurs, quand on met côte à côte l’iconographie de M2 et celle de différentes spécimens à crocodiles jaillissants de Totoès, on ne saurait douter des convergences entre l’un et l’autre. De surcroît, l’artiste crée un hybride mythologique en déclinant, à partir de critères iconographiques grecs, les protomés radiants des Sept Démons de Totoès jaillissant autour de sa tête146. D’un point de vue formel, au lieu de distribuer les protomés radiants autour d’une tête humaine comme dans le cas de Totoès, l’artiste semble les réorganiser sur une base tridimensionnelle conférant de la perspective autour d’un disque ramené au centre et qui pourrait être substitué à la tête dans le cas du monstre de M2. Outre le crocodile, qui connote l’Égypte, les protomés originaux reproduisant des animaux de la vallée du Nil, auraient été métamorphosés en ceux d’animaux sauvages parfaitement reconnaissables de la faune européenne et qui prouvent que l’iconographie du dieu égyptien est uniquement utilisée comme matrice formelle. L’entité hybride polyprotome qui émerge de l’iconographie totoenne est une nouveauté qui, au sens grec (téras), est un monstre polymorphe subsumant pour des raisons mythologiques complexes plusieurs personnalités de façon furtive ou ostensible. C’est ce qu’on va essayer de démontrer. Mais il faut cependant affirmer que l’artiste, sous influence alexandrine, a, en quelque sorte, sublimé – en la détournant – la forme égyptienne de Totoès, pour recomposer cette gerbe tératologique, totalement détachée de l’iconographie égyptienne originelle. Cette pratique s’inscrit dans une perspective identique à celle à laquelle nous ramène le procédé de l’Athénien Bryaxis à la recherche de l’iconographie cerbérienne alexandrine, qui s’inspire très probablement, on l’a vu, de Totoès. Toujours est-il que la morphologie de Totoès égyptien, décomposée, permet de recomposer, dans une perspective plus heureuse d’un point vue stylistique que celle de Bryaxis pour le Cerbère décrit par Macrobe, une chimère sidérante, pour ne pas dire un monstre d’apocalypse sublime synthétisant, on va le voir, toutes les peurs pouvant s’abattre sur la Campanie. C’est dans l’aptitude du mosaïte à effectuer cette métamorphose iconographique que réside son génie.