Le judaïsme à Rome

La diaspora à Rome

Dans la Rome antique vivent des communautés formées de juifs de la diaspora. Ce mot, dont la racine grecque veut dire "dispersion", évoque la situation des juifs hors de leur pays d'origine.     
Très tôt dans leur histoire, et pour des raisons diverses, économiques et politiques, des juifs ont quitté la Judée. Dès la fin du IVe siècle avant J.-C., ils s'installent dans la partie orientale du bassin méditerranéen, en Égypte, en Mésopotamie, en Syrie, en Asie Mineure d'abord ; à l'époque hellénistique, des communautés se constituent en Grèce, en Italie. Les conflits entre Rome et la Judée - la conquête par Pompée, en 63 avant J.-C., la guerre de 66 - 74, menée par Titus puis Vespasien, celle de 132 - 135 sous Hadrien - font affluer vers Rome nombre de juifs, prisonniers, esclaves ou émigrés volontaires.

La première attestation de l'existence de juifs à Rome remonterait à 139 avant J.-C., date à laquelle, s'il faut en croire l'auteur Valère Maxime, le préteur Cornelius Hispanius s'insurge contre le culte de Jupiter Sabazius (une confusion s'établissant entre la divinité originaire d'Asie Mineure Sabazios et le dieu des juifs Yahvé Sabaoth) :

" Idem Iudaeos qui Sabazi Iovis cultu Romanos inficere mores conati erant, repetere domos suas coegit. " (I, 3, 3.)
" Le même préteur força des juifs, qui s'efforçaient de corrompre les mœurs romaines par l'introduction du culte de Jupiter Sabazius, à retourner chez eux. "

Leur présence est véritablement assurée au Ier siècle avant J.-C. : Cicéron, quand il prononce la plaidoirie du Pour Flaccus en 59, évoque leur importance numérique ; même s'il est porté, dans ses discours, à exagérer pour les besoins de la cause qu'il défend, il parle de la "turba", de la "foule" des juifs qui assistent au procès, en soulignant qu'ils forment un groupe uni. Philon d'Alexandrie, auteur juif qui écrit en grec, évoque au début du Ier siècle après J.-C. leur présence dans le quartier du Trastévère (Legatio ad Gaium, 155). Il reste difficile d'estimer leur nombre, quoique certains historiens modernes avancent le chiffre de 30 000 à la fin de la République - la population totale de la ville étant estimée à un million d'habitants environ.
La littérature garde trace de la présence juive dans la vie quotidienne de la Ville. Horace et Ovide évoquent sur le mode plaisant une certaine familiarité de la société romaine avec les pratiques juives. Le premier, alors qu'il raconte une anecdote (Satires, Livre I, IX, 60-74), ne trouve pas utile de préciser ce qu'est le sabbat ; Ovide se gausse des femmes qu'attire la religion juive : si l'on veut rencontrer une belle, il ne faut pas manquer d'assister aux cultes auxquels elles se rendent ; ainsi conseille-t-il aux séducteurs :

Nec te praetereat [...] culta Iudaeo septima sacra Syro." (Ovide, Ars amatoria, 1, 75-76)
" Ne laisse pas échapper les cérémonies du septième jour célébrées par un Juif syrien."

Ovide propose dans le vers suivant de se rendre aussi au temple d'Isis, mettant les deux religions sur le même plan : par leur exotisme, elles attirent les femmes - à l'évidence, des cibles plus crédules !

Après le IIe siècle de notre ère, les textes ne nous éclairent plus guère sur la situation des Juifs. Mais les vestiges archéologiques attestent de la présence dans Rome et dans ses environs de plusieurs synagogues. La mieux conservée est celle du port d'Ostie.

Synagogue d'Ostie

À Rome, des inscriptions découvertes dans les catacombes donnent aussi de précieux renseignements sur l'identité et le métier des Juifs qui y sont enterrés : beaucoup, par exemple, portent des noms grecs - les Juifs de la diaspora sont largement hellénisés et leur langue est souvent le grec. Ces catacombes juives sont modestes et sans luxe - aussi modestes que le sont les métiers notés sur les inscriptions funéraires. Les Juifs sont souvent des esclaves, des affranchis, des pérégrins ou appartiennent à la plèbe. Au Ier siècle déjà, Juvénal avait évoqué à deux reprises (Satires, VI, 542-547) la misère des juifs installés à la Porte Capène :

" Nunc sacri fontis nemus et delubra locantur
Iudaeis, quorum cophinus fenumque supellex. 
" (Satires, 3, 13-14)
" Aujourd'hui les bosquets de la source sacrée et le sanctuaire sont loués à des juifs, dont le mobilier se réduit à une corbeille et à du foin. "

Attitudes officielles

Fin de la République et début de l'Empire

Comme tous les peuples de l'Empire, les Juifs - ou plutôt, pour les Romains, des Iuadaei, "Judéens", habitants de la Judée - ont le droit de respecter leurs coutumes et de pratiquer leur religion, quand elles ne sont pas en contradiction avec les lois romaines. Les pérégrins - c'est-à-dire, les étrangers vivant à Rome - ont la même possibilité. De plus, certaines mesures dérogatoires permettent aux Juifs de respecter les impératifs de leur foi et de leurs pratiques cultuelles.

César et Auguste

César et Auguste reconnaissent aux Juifs un statut officiel qui leur assure la liberté de pratiquer leur culte et de vivre selon leurs coutumes : ils peuvent se réunir, respecter le repos du sabbat, collecter un impôt cultuel pour le temple de Jérusalem, et font l'objet de mesures spécifiques quand leur religion leur interdit de suivre les modes de vie romains - par exemple, pour les distributions gratuites de blé se déroulant le jour du sabbat.

Flavius Josèphe précise en effet :

" Lorsque Caius César, notre général en chef, a interdit par ordonnance la formation d'associations à Rome, les juifs sont les seuls qu'il n'ait pas empêchés de réunir de l'argent ou de faire des repas en commun." (Antiquités judaïques, XIV, 147)

Il parle ailleurs de la " bienveillance des Romains " de cette époque, qui s'est manifestée par de nombreux décrets. Les Romains respectent là une religion dont ils reconnaissent l'antiquité. Suétone confirme ces propos :

" Cuncta collegia praeter antiquitus constituta distraxit. " (Vie des Douze Césars, César, 42).
"[César] fit dissoudre toutes les associations, sauf celles dont l'institution était antique."

Et Philon d'Alexandrie met l'accent sur la bienveillance d'Auguste (Legatio ad Gaium, 154-158) et ne constate pas d'incompatibilité entre la pratique religieuse juive et " la piété envers la famille d'Auguste " (In Flaccum, 49). Les juifs ne sont pas soumis à l'obligation de rendre un culte à l'empereur dans leurs temples même, mais font des sacrifices en son honneur.
Les préoccupations de politique extérieure ne sont sans doute pas étrangères à cette tolérance : respecter les coutumes juives à Jérusalem, comme celles des autres peuples ailleurs, permet d'éviter les conflits armés et d'étendre la paix romaine, la pax romana.
Selon Suétone, les juifs montrent d'ailleurs publiquement leur chagrin à la mort de César :

" In summo publico luctu exterarum gentium multitudo circulatim suo quaeque more lamentata est praecipueque Iudaei, qui etiam noctibus continuis bustum frequentarunt. " (Vies des Douze Césars, César, LXXXIV).
" Une foule d'étrangers prit part à ce grand deuil public, manifesta à qui mieux mieux sa douleur, chacun à la manière de son pays. On remarqua surtout les juifs, lesquels veillèrent même, plusieurs nuits de suite, auprès de son bûcher."

Et l'une des synagogues de Rome porte le nom de Synagogue des Augustenses.

Tibère

Tibère pratique une politique plus hostile aux religions orientales ; craignant le prosélytisme, il ne souhaite pas voir se convertir des membres de la haute société romaine et prend des mesures qui concernent aussi bien les cultes égyptiens que le culte juif (Textes parallèles sur le bannissement des juifs, Suétone, Vie des douze Césars, Tibère, XXXVI ; Tacite, Annales, II, 85. Sénèque, Lettres, CVIII). En 19, il fait expulser les juifs pérégrins et enrôle de force quatre mille affranchis pour lutter en Sardaigne contre les brigands, peut-être à la suite d'un scandale.

Caligula

Caligula, obsédé par le désir d'être déifié de son vivant, donne l'ordre de placer sa statue dans tous les temples et donc dans toutes les synagogues. Des Grecs de Césarée, hostiles aux juifs, lui font savoir que tel n'est pas le cas dans le temple de Jérusalem - dans le "Saint des Saints". Cet acte aurait été particulièrement sacrilège aux yeux des Juifs. La réaction de Caligula risque de provoquer une crise majeure selon Philon d'Alexandrie - qui précise :

" L'enjeu n'était pas mince, en effet : il y allait du bouleversement, de l'asservissement et de la ruine complète non seulement pour les juifs qui habitent la Terre Sainte mais pour ceux du monde entier." (Legatio ad Gaium, 330).

Le gouverneur de Syrie, comprenant les dangers de cette décision, fait volontairement traîner les choses en longueur, et l'empereur est assassiné avant que son projet ne puisse aboutir. Son successeur ne reconduira pas ces excès.

Claude

Claude adopte en effet une attitude plus mesurée. En 41, il écrit aux Alexandrins en conflit avec les juifs de la cité égyptienne ; certes, la situation des juifs à Alexandrie est très différente de celle des juifs de Rome - les antagonismes religieux y sont nombreux et virulents -, mais la lettre est révélatrice de l'état d'esprit de l'empereur et de son souci de maintenir la paix en préservant et les pratiques traditionnelles des juifs - tout en limitant l'accroissement de leur population dans la ville - et les intérêts de ceux qui s'opposent à eux. La même année cependant, il prend à leur encontre un décret d'expulsion, comme en témoignent à la fois Suétone, et un texte du Nouveau Testament, les Actes des Apôtres, qui précise que "Claude avait ordonné à tous les juifs de quitter Rome". On se demande toutefois si cet arrêté ne concerne pas en fait les Chrétiens issus du judaïsme, et si cette décision n'a pas eu un effet limité.

L'influence des conflits en Palestine

 

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Nicolas Poussin, L'empereur Titus détruit le temple de Jérusalem, © [Texteimage.com]

Les multiples mouvements de révolte qui ensanglantent la Judée, le soulèvement de 66 après J.-C., la guerre qui suit et aboutit à la prise de Jérusalem par Titus en 70, ont sans doute eu une influence sur les rapports entre Juifs et Romains, et, on peut le supposer, sur la vie des juifs de Rome. Avec la destruction du temple de Jérusalem - qui suit la prise de la ville en 70 -, symbole de la présence du dieu des Juifs, c'est un élément de l'identité juive et de la cohésion entre les membres de la diaspora qui s'effondre.
Pour les Romains, la nation juive devient une nation vaincue ; leur victoire s'affiche sur les murs de la ville : les objets du culte juif sont représentés comme prises de guerre sur l'arc de triomphe construit en l'honneur de Titus. Par ailleurs, le succès militaire conforte les Romains dans le sentiment de leur supériorité et de leur bon droit : s'ils ont vaincu, c'est que les dieux sont de leur côté, et que le dieu des juifs a abandonné ses fidèles - point de vue courant que l'on retrouve dans l'antiquité non seulement chez les auteurs païens, mais aussi, pour d'autres raisons, chez les auteurs chrétiens.
Le conflit ne semble pas avoir conduit à l'abolition de la liberté religieuse, ni des droits spécifiques aux juifs en vigueur depuis César et Auguste ; mais la violence des affrontements militaires n'est sans doute pas étrangère à la virulente animosité de Tacite envers les juifs et leurs coutumes.

Arc de Titus


Les juifs ne peuvent plus collecter d'argent pour le temple de Jérusalem ; ils sont astreints à un versement obligatoire, le fiscus Iudaicus. À la fin du Ier siècle, Domitien retient contre des convertis de la haute société, en particulier un consul et un membre de sa propre famille, le grief d'athéisme, et les fait condamner à la mort ou à l'exil, ainsi qu'à la confiscation de leurs biens : ces conversions dans l'entourage de l'empereur lui-même ne plaisent guère.
De 132 à 135, sous le règne d'Hadrien, une nouvelle révolte éclate en Judée ; elle fait suite à la décision de reconstruire Jérusalem et de la transformer en une colonie. Cette rébellion est durement réprimée ; Jérusalem, désormais interdite aux juifs - ainsi que la Judée -, est rebaptisée Aelia Capitolina ; un temple païen y est construit : à l'évidence, la puissance romaine veut mettre fin à l'existence, en Orient, d'une nation rebelle à l'ordre qu'elle veut instaurer.
À la même époque, Hadrien aurait fait interdire la circoncision. Toutefois, cette mesure ne concerne pas seulement les juifs, mais tous ceux qui, dans l'Empire, pratiquent cette coutume rituelle, les prêtres égyptiens par exemple. Les Romains ressentent en effet cet acte comme une véritable mutilation, qu'ils assimilent à une castration. Antonin le Pieux rétablira la légalité de cette pratique au profit des seuls juifs et de leurs descendants (ce qui exclut la possibilité de circoncision de convertis) :

" La circoncision (est) regardée comme une mutilation contraire aux lois établies et permise aux seuls juifs." Origène, Contre Celse, II, 13

Circumcidere Iudaeis filios suos tamtum rescripto diui Pii permittitur : in non eiusdem religionis qui hoc fecerit, castrantis poena irrogatur. " Digest. XLVIII, 8, 8, II

" Le rescrit du divin (Antonin) le Pieux autorise les juifs à circoncire leurs fils seulement : quant à celui qui l'aura fait sur quelqu'un qui n'est pas de la même religion, on lui infligera la peine réservée aux castrateurs."

Regards d'écrivains

Intérêt et méconnaissance

Que savaient les Romains de la religion juive ? Des écrivains grecs et romains - les Romains cultivés pratiquent les deux langues - s'intéressent au pays d'origine des Juifs de la diaspora, à l'histoire ou à la géographie de la Judée, aux coutumes juives : Strabon (Géographie) par exemple, ainsi que Plutarque (Propos de table) en grec, Pline l'Ancien (Histoire Naturelle) et Tacite (Histoires) en latin. Ils reconnaissent aussi que le judaïsme est une religion fort ancienne, et - idée courante dans l'antiquité - que cette ancienneté même la rend respectable (Origène, Contre Celse, V, 25).

Mais les Romains interprètent les pratiques juives en fonction d'une culture gréco-romaine, et leurs sources d'informations sont plus souvent des textes grecs que des textes juifs ou des témoignages directs qu'ils ne semblent pas avoir sollicités : dans les Propos de table, un convive assimile les cérémonies juives à des fêtes en l'honneur de Dionysos. Tacite, qui exprime des doutes sur ce rapprochement entre le dieu juif et Dionysos, affirme cependant que les juifs ont dressé dans leur Temple l'effigie d'un animal qui les avait guidés dans le désert. Selon Suétone, l'empereur Auguste prend le sabbat pour un jour de jeûne :

Ne Iudaeus quidem […] tam diligenter sabbatis ieiunium seruat quam ego hodie seruaui. " (Vie des Douze Césars, Auguste, 76).

" Il n'y a pas un Juif qui observe mieux le jeûne du sabbat que je ne l'ai fait aujourd'hui. "

Bien peu de textes latins concernent le contenu même de la foi juive. Tacite est le plus explicite sur le sujet (Histoires, Livre V, 4 et 5) :

" Iudaei mente sola unumque numen intellegunt : profanos qui deum imagines mortalibus materiis in species hominum effingant ; summum illud et aeternum neque imitabile neque interiturum. "
" Les Juifs ne conçoivent Dieu que par la pensée et n'en reconnaissent qu'un seul. Ils traitent d'impies ceux qui, avec des matières périssables, se fabriquent des dieux à la ressemblance de l'homme. Le leur est le dieu suprême, éternel, qui n'est sujet ni au changement ni à la destruction. "

Le monothéisme juif interdit toute image de la divinité. Pour un Romain entouré en permanence de portraits de ses ancêtres, de bustes des empereurs et de statues des dieux, sans parler des fresques mythologiques qui ornent les maisons, cette absence a de quoi surprendre. Un dieu qui n'a ni nom ni représentation ne peut être qu'un dieu inconnu, un "deus incertus", (Lucain, Pharsale, II, 592). Juvénal traduit cette immatérialité ainsi:

" Nil praeter nubes et caeli numen adorant. " (Satires, XIV, 97)
" Ils n'adorent que les nuages et la divinité des cieux. "

musagora
  • Stéréotypes

    Les Romains ont une vision parfois bien stéréotypée des peuples étrangers avec lesquels ils cohabitent ; ces représentations sont souvent liées à des récits légendaires sur l'histoire de ces peuples : dans l'Antiquité, les mythes des origines ont une importance certaine. Cette vision se fonde aussi sur les particularismes les plus visibles, répétés au point d'en devenir caricaturaux : les Gaulois sont chevelus, les Germains sont des guerriers redoutables, les Alexandrins sont efféminés ... Les juifs n'échappent pas à ce point de vue réducteur.

    Une version gréco-alexandrine de l'Exode. Les Romains ne portent pas un regard neuf sur le judaïsme. Ils ont subi, en cette matière comme en beaucoup d'autres, l'influence de la Grèce hellénistique, en particulier alexandrine. En effet, une légende attestée à de nombreuses reprises chez des auteurs grecs, pour beaucoup originaires d'Égypte, du IIIème siècle avant J. -C. jusqu'au Ier siècle après J. -C., donne une version, souvent d'une hostilité manifeste envers les juifs, du récit biblique de l'Exode : ces derniers auraient été chassés d'Égypte car ils étaient impurs, ou atteints de la lèpre, puis seraient partis habiter une région où ils auraient fondé la ville de Jérusalem, se tenant à l'écart des autres peuples et rejetant toute forme de religion hormis la croyance en un dieu unique. Les auteurs grecs formulent à leur encontre des accusations de misanthropie et d'impiété. On retrouve chez Tacite (Histoires, V), des échos de ces récits et des griefs qui y sont énoncés.

    Les coutumes rituelles juives - abstinence du porc, repos du sabbat, circoncision - laissent les Romains perplexes ou enclins à la satire ( chez Sénèque, Pétrone, Perse, Quintilien, Martial, Juvénal, etc). Par exemple, l'interdiction de manger du porc leur semble des plus étranges - cette viande constituant une part importante de leur propre alimentation carnée. Et l'on sent toute l'irritation d'un Philon d'Alexandrie qui doit avoir entendu bien des fois des remarques à ce sujet quand il rapporte son entrevue avec Caligula :

    " [Caligula] nous posa la grande et fameuse question : " Pourquoi vous abstenez-vous de manger de la viande de porc ? " De nouveau, à cette interrogation ce fut un grand éclat de rire chez nos adversaires. " (Legatio ad Gaium, 361).

    Cette incompréhension est liée à l'ignorance de la signification religieuse de tel ou tel rite. Un des convives, dans les Propos de table de Plutarque, émet l'hypothèse que le porc soit un animal sacré chez les juifs …
    Quant au repos du sabbat, il est assimilé par Juvénal à de la paresse (Satires, XIV, 96 - 106) :

    Pater […] cui septima quaeque fuit lux ignava et partem vitae non attigit ullam." (Satires, XIV, 105-106)
    "Un père qui le septième jour s'adonne à l'inactivité et ne fait rien de cette partie de sa vie."

    La circoncision paraît difficilement explicable, et dégradante ; Pétrone constate qu'un de ses esclaves serait parfait, s'il n'avait deux défauts : " il est circoncis et il ronfle." (Satiricon, 68).
    Souvent - à l'exception notable de Tacite - les auteurs romains ne mènent pas des attaques en règle, mais font, au détour de leurs écrits, des remarques à la visée satirique évidente.
     
  •  Fascination

    Il n'en reste pas moins que le monothéisme juif exerce, pendant les deux premiers siècles de notre ère, une séduction réelle, y compris dans les couches supérieures de la société, qui ont vraisemblablement accès à la Bible traduite en grec - cette traduction grecque, commencée à Alexandrie au IIIème siècle avant J.-C. s'appelle la Septante. Les conversions au judaïsme n'ont rien d'exceptionnel. Horace note - à propos de poètes - que les juifs peuvent, comme eux, exercer un pouvoir d'attraction certain :

    [Nam multo plures sumus], ac veluti te
    Iudaei cogemus in hanc concedere turbam
    ." (Horace, Satires, I, 4, 142-143)
    "[Car nous (les poètes) sommes la grande majorité, et] , comme les juifs, nous te forcerons à entrer dans notre groupe."

    Le Nouveau Testament atteste d'ailleurs la présence, dans le monde méditerranéen, de sympathisants d'origine païenne non circoncis, qu'on appelle les " craignant-dieu ".
  • Inquiétudes identitaires et réactions de rejet

    Face à ce phénomène, dans une ville qui devient de plus en plus cosmopolite, l'élite intellectuelle et politique romaine manifeste son inquiétude.
    Cicéron, en 59 av. J.- C., prend la défense de Lucius Tiberius Flaccus, accusé d'avoir détourné l'or collecté par les juifs de la province d'Asie pour le temple de Jérusalem. Lors de ce procès, il présente les juifs de Rome comme un véritable groupe de pression ( Pour Flaccus, 66 - 69). Faut-il voir dans ses propos un antijudaïsme affirmé, une exagération oratoire, ou l'écho du conflit qui l'oppose à César, populaire parmi les juifs ? Toujours est-il qu'il présente le culte juif comme une "superstition barbare".
    C'est une peur plus nette encore qui se manifeste chez Sénèque (cité par Saint Augustin, La cité de Dieu, VI, 11), quand il affirme, reprenant un lieu commun qu'Horace avait appliqué aux Grecs :

    " Cum interim usque eo sceleratissimae gentis consuetudo conualuit, ut per omnes iam terras recepta sit : uicti uictoribus leges dederunt. "
    " Les coutumes de cette nation détestable se sont propagées avec tant de force qu'elles sont reçues parmi toutes les nations ; les vaincus ont fait la loi aux vainqueurs."

    Tacite et Juvénal condamnent les conversions des " craignant-dieu ", considérées comme des trahisons, et plus encore ceux qui décident de se faire circoncire, car ce rite fait entrer ces derniers dans le peuple juif. Les convertis sont doublement coupables à leurs yeux, non seulement parce qu'ils abandonnent les coutumes de leurs ancêtres au profit d'une communauté que les préjugés présentent comme misanthrope et refermée sur elle-même, mais aussi car ils mettent en danger les moeurs traditionnelles : religion, respect des lois, patriotisme, famille. Les Romains, pas plus que les Grecs d'ailleurs, ne comprennent le caractère exclusif de la loi juive.

    " Transgressi in morem eorum idem usurpant, nec quicquam prius imbuuntur quam contemnere deos, exuere patriam, parentes liberos fratres uilia habere ". (Tacite, Histoires, V).
    " Leurs prosélytes pratiquent, comme eux, la circoncision, et les premiers principes qu'on leur inculque sont le mépris des dieux, le renoncement à leur patrie, le sentiment que leurs parents, leurs enfants, leurs frères sont des choses sans valeur."

    La peur de voir se diluer une identité ressentie comme menacée - en particulier chez les membres de la nobilitas - est une des causes de la violence des propos nettement antijuifs de ces deux auteurs. Juvénal écrit des vers plus que méprisants. Mais l'on constate qu'il profère des critiques acerbes sur tout ce qui lui semble étranger à la romanité ; il fait ainsi preuve d'une xénophobie virulente envers les Grecs (Satires, 58-85) aussi bien qu'envers tout ce qui vient d'Orient. Les textes les plus agressifs sont ceux de Tacite. Ce dernier porte, au cours de son récit du siège de Jérusalem par Titus, ce jugement sans appel - qui concerne un peuple qui résiste avec acharnement contre la romanisation et les valeurs qu'elle véhicule :

    " Gens superstitioni obnoxia, religionibus adversa. " (Tacite, Histoires V, 13, 1)
    " Nation soumise à la superstition, ennemie des pratiques religieuses. "

    La condamnation est brutale : mœurs et coutumes religieuses juives, qu'il qualifie de "absurdus sordidusque" (Histoires, Livre V, 4 et 5), lui paraissent radicalement étrangères, et en tant que telles, condamnables. Outre les accusations d'immoralité sexuelle - qui apparaissent de manière récurrente chez les Romains quand il s'agit d'une religion nouvelle ou venue d'ailleurs -, il rejette en bloc les pratiques juives, à l'exception du jeûne, de la pratique du repos du sabbat et de l'interdiction du porc, justifiés par le fait qu'ils sont anciens - vision caractéristique d'un Romain pour qui l'antiquité fonde le droit :

    " Profana illic omnia quae apud nos sacra, rursum concessa apud illos quae nobis incesta. " (Tacite, Histoires V).
    " Là est profane tout ce qui chez nous est sacré, et à l'inverse, ils tiennent pour légitime ce qui pour nous est impur. "

Conclusion

Les Romains furent-ils antisémites ? Le terme en lui même constitue un anachronisme ; les Romains ne manifestent pas leur hostilité en se fondant explicitement sur des critères raciaux. Leur animosité, telle qu'elle s'exprime à travers des textes littéraires, s'appuie sur des raisons religieuses et politiques - les révoltes juives pour libérer la Judée de l'emprise de Romains n'y sont pas pour rien -, sur le rejet de ce qui est étranger, ou sur la crainte de voir leur identité menacée dans un monde en pleine transformation. On ne constate pas, à Rome, de rejet institutionnel durable, d'interdiction politique de la pratique religieuse juive, ni de persécutions (persécutions qui sont effectives ailleurs dans l'Empire romain). Les mesures prises à la fin de la République et au début de l'Empire prennent en compte la foi et les rites juifs. Les mesures plus tardives ont plutôt comme visée de contenir une religion qui, pour certains, a trop de succès.

Ainsi l'attitude des Romains envers le Judaïsme est-elle complexe :
"Commençant par Cicéron et Sénèque et atteignant son apogée avec Juvénal et Tacite, il y a ambivalence entre l'aversion et la peur, la critique et le respect, l'attraction et la répulsion, une ambivalence qui répond à la combinaison particulière d'exclusivisme et pourtant de succès, qui, aux yeux des auteurs romains, caractérise le judaïsme. La menace, profondément ressentie, que la superstition juive pourrait réussir à détruire, finalement, les valeurs culturelles et religieuses de la société romaine, est l'essence même de l'hostilité des Romains envers les juifs." ( Peter Schäfer, Judéophobie, attitudes à l'égard des juifs dans le monde antique, Cerf, p.342.)

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