Le Je dans ses rapports à l’amour, et à la femme (Livre II et deux poèmes du livre V)

Les principaux poèmes de l’amour sont manifestement  ceux d’Autrefois. Il faudra donc se demander pourquoi se présente à nouveau le thème du Je ou non-Je  au livre V.

Remarquons d'abord que la plupart de quasiment tous les poèmes sont des dialogues  où le Je s’adresse au Tu ou bien où le Tu s’adresse au Je (il convient d'en faire le classement) : c’est en présence de la femme que s’énoncent l’amour, l’incitation à l’amour, et le bonheur qu’il représente.

Un très petit nombre de textes ne sont pas des dialogues (9 poèmes) mais le sujet reste toujours le même : un Je constate que tout conjugue ici le verbe aimer (I). Dans le récit de VII, ce Je décrit la femme, mais la femme lui parle (« Taisez-vous ») ; dans le poème IX la femme est certes absente, mais l’oiseau lui transmet le chant de l’âme du poète, et toute la nature devient une image de  l’amour ; dans le poème XI, il s’agit d’une réflexion sur les pouvoirs de la femme ; le poème XVI décrit ce goût commun (« nous ») pour le coin désert où abriter l’amour. Le XVIII, comme le XI, mais en plus abouti dit le choix du Je pour l’intimité avec la femme dans la nature (à l’opposé de la grandeur héroïque) ; le XXVI, c’est encore l’amour, mais il est énoncé depuis la mort, et le XXVII , un petit tableau du Nid, est le refuge métaphorique et béni par Dieu.

  Nous rencontrons une très grande alternance de formes, avec l'importance des vers courts (heptasyllabes, celui de la chanson, vers impair, léger, peu sérieux). Des vers qui sont  faciles et propices à l’expression d’une confidence chuchotée ; On étudiera  aussi quelques structures strophiques : la plupart sont des rimes croisées, mais l'on trouve  aussi des sizains, et on notera l’importance du poème XXVIII, le seul en décasyllabes (onze sizains) qui sert de transition.

La plupart des poèmes sont des « idylles » : au sens premier, ce sont de petites formes qui mettent en scène des personnages humbles (non seulement des bergers, ou des paysans, mais les petites gens des villes) ; puis le terme a fini par conserver la dominante champêtre (cf. XVIIIème siècle) et est peu à peu désigné la célébration d’un passé heureux dans une nature accueillante. Cette forme est liée donc à une thématique archaïsante, bien propre au ton d’Autrefois. Hugo y montre l’unité primordiale de tous les éléments, dans tous les « règnes » de la nature, qui se résume au mot « aimer ».

Sur ces idylles, il faut se demander

  • si leur ordre est significatif
  • si elles définissent un type de poésie
  • ce qu’elles nous apprennent du Je qui s’exprime

1. Ordre significatif

Cet « Autrefois » doit se lire par rapport à un « Aujourd’hui » : le livre II est un souvenir de bonheur (même si les poèmes sont écrits souvent entre 1852 et 1854 ; mais c’est ce qu’a voulu faire Hugo). Il y a ainsi des jalons qui vont conduire au livre III

 Thématiques: 

du  poème 12 :  les dieux envieux, l’amour menacé, le fond lugubre et noir

 du poème 24 : un souhait pour que persiste le bonheur ; poème prémonitoire (Oct 42 ?) qui conjugue le verbe aimer, mais comme consolation après la souffrance des « Deuils funèbres ».

du poème 26 : « Aimez-vous »  Mais c’est un message entendu depuis la mort.

du poème 28 : A l’inverse de la plupart des autres poèmes, il se donne comme un souvenir doublement triste, d’une part parce que la jeune femme veut arracher le poète à sa contemplation du ciel cf. vers 24/25 : le poète, celui précisément des « luttes et des rêves » ne se satisfait plus en effet de la seule intimité avec la femme  dont pourtant « le ciel de l’âme est plus céleste » que le vaste azur, et parce que d’autre part ce moment où la femme a su l’arracher à ses soucis ne se reproduit plus : le Je désormais « en dehors du Temple » (l’amour et la femme) ne peut plus désormais que « jeter tout entier son être du passé dans cette onde où l’emporte le navire de la vie (livre III) puis de l’exil » cf.  

L’oubli ! l’oubli ! c’est l’onde où tout se noie
C’est la mer sombre où l’on jette sa joie (Bruxelles 52)

Et c'est alors la métaphore du Navire/ Poète/ homme déjà inscrite non seulement dans le poème liminaire du recueil, mais dans le poème VI (Lettre) qui finit sur ce navire qui va braver « le sombre reflet des écueils dans les eaux » (poème prémonitoire : daté de mai 39). Mais nous verrons aussi comment au cœur de l’amour peut se loger  la Mort.

N.B. Le poème initial affirmait le ON/vie comme sujet de la poésie amoureuse, le poème final confie ce rôle au  ON/mort : nous sommes en face d'une entreprise de dépersonnalisation.

2. Un type de poésie intimiste

Il faut la situer à l'intérieur de la nature. Nous avons évoqué le nombre de poèmes en heptasyllabes;  cette poésie est une poésie bucolique, qui témoigne d'un certain prosaïsme, car l'idylle ne se déroule pas dans la ciré mais toujours dans un cadre naturel.

La société est absente : les amants sont seuls, loin des hommes (et même en VIII, le seul texte où la société est représentée, mais où seul importe le rapport Je/tu), ou bien ils sont à la recherche d’un endroit désert (poème XV).

Pourtant il n’y a pas de face à face mais la nature demeure toujours le lieu des regards conjoints du couple (à l’opposé du dernier poème, où justement les regards divergent) : les deux êtres manifestent un intérêt commun pour les choses de la nature, la fleur, l’oiseau, l’étoile, qui sont aussi des métaphores de leur amour.

Nous assistons donc à une communion  dans l’amour, avec la Nature : véritable chant d’Orphée, l’amour permet la réunion des contraires cf. poème IX : la nature plagie le chant d’amour qui se communique à tous les éléments qui la composent et annihile toute violence

 ...le dur tronc d’arbre a des airs attendris
…l’épervier rêve oubliant la perdrix… etc.

(et l'on trouve même une définition du poète Hugo lui-même, peut-on dire : « « les lourds rochers stupides et ravis/ Se penchent, les laissant piller le chènevis ».)

Et donc s'instaure la présence d’un bonheur qui se satisfait de petits plaisirs prosaïques, loin des vains bruits : « Moi je préfère Ô fontaines,/ Moi je préfère, ô ruisseaux/ Aux dieux des grands capitaines/ Le Dieu des petits oiseaux (ce qui explique en 55  le recueil « Chanson des rues et des bois »)  poème XVIII où figurent une série de strophes très prosaïques  (les œufs blancs, la caille.. etc.). Pourtant ce même poème montre que celui qui choisit ce prosaïsme de l’amour (amour heureux et partagé) a tout autant accès au Ciel, au sublime ; le Bon Dieu met au cœur  de l’amant « Le premier vers du poème/ le dernier au firmament. »

Quel est ce Je qui s’exprime, et pourquoi faut-il qu’il soit poète ?

3. La femme, clé de l’univers

Il est significatif que la femme soit toujours présente : le Je qui parle s’adresse à elle (et si jamais il ne lui parle plus cf. XV et XVIII, c’est elle qui veut le ramener à ce dialogue intime). Il s’agit donc d’un amour heureux et partagé : l’Amant n'est pas éploré mais jouit de la présence de l’autre. La passion n'est pas insatisfaite, et le Désir est célébré, comme dans l'Hymne à Vénus de Lucrèce, le Désir qui est à l’origine de la vie.

Le leit-motiv de l’ensemble est encore le verbe « aimer » conjugué aux trois personnes de l’impératif en XIII « Aimons-nous », en XXV « Aimez-vous » etc ; parce que précisément par l’intermédiaire de la femme cet amour donne accès au Ciel : le Je est un poète qui cherche la vérité et qui la trouve grâce à l’amour : il regarde le monde  quand il est aimé (autrement, cf. le VIII, il n’est plus en communication avec la nature). La majorité des poèmes montre donc le double regard de l’homme et de la femme sur les objets de la nature, que seuls ils font surgir dans leur intimité, leur être profond : l’intimité des amants produit ainsi l’intimité avec la nature parce que « Comprendre, c’est aimer » (XXVIII)

Il y a donc un accès à l’infini par l’amour dans deux poèmes : 

le XIV : dans le rêve, le poète voit leurs deux âmes transfigurées dans la mort, l’amour rendant positive l’expérience de la mort :

Tout ce que l’un de l’autre ici-bas nous aimâmes
Composait notre corps de flammes et de rayons

Et au poème XIX, un beau poème où précisément la femme se met à douter que la communication entre elle et lui soit aussi belle que celle qu’elle voit entre la fleur et l’oiseau : on voit aussi que l’amour va être transfiguré par la mort  (ou l’inverse…)

Mais ne vous plaignez pas, belles,
Car nous mourrons
Car nous irons dans la sphère
De l’éther pur
La femme y sera lumière
Et l’homme azur

On passe du bonheur sur terre au bonheur dans le Ciel : l’amour permet un au-delà plein de félicités où l’homme et la femme se retrouveront dans un univers qui répètera à l’infini leur amour.

Le poème XXV  est lui aussi un hymne quasi mystique à la femme : le Je sans elle se vide de tout ce qui le fait exister    « il suffit que tu t’en ailles/ Pour qu’il ne reste plus rien… »  « L’amour fait comprendre à l’âme/ L’univers, sombre et béni/ et cette petite flamme/ Seule éclaire l’infini » (noter le verbe « comprendre » et le passage du prosaïsme (la petite flamme) au lyrisme mystique (seule éclaire l’infini) ; et surtout la très belle strophe, où le poète/arbre a pour âme le chant de la femme

Je t’implore et te réclame
Ne fuis pas loin de mes maux
Ô fauvette de mon âme
Qui chantes dans mes rameaux…

Conclusion

On voit donc à partir de ces quelques exemples donnés sous forme de notes

  • Que le je-amant est animé d’une force qui lui fait comprendre l’intimité des choses. Il est poète nécessairement parce que l’intimité avec les choses vient de l’intimité amoureuse avec la femme. Or qu’est-ce que l’intimité des choses ? C’est la poésie « Ce qu’il y a d’intime dans tout »
  • Que l’ensemble est cependant scandé par la mort, que ce soit la mort heureuse des amants transfigurés en êtres de lumière, ou les paroles d’amour prononcées par les morts : il y a ici une tendance à remplacer la voix du « je » par la voix d’un mort. C'est une entreprise de dépersonnalisation : le « Vivez » de Crépuscule  ne s’adresse pas au poète, c’est presque lui, le mort, qui parle.
  • Que le Je amoureux va disparaître sauf dans le livre 5  dans le poème «  j’ai cueilli pour toi cette fleur… » et dans « Mugitusque boum » où se lira encore cette confiance dans l’amour en tant que  célébration de la vie : mais  à chaque fois  c’est depuis l’autre côté, celui de la mort, que tout est dit.
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