Le génie d'Alexandre

Un Alexandre oblique

Le génie d’Alexandre le Grand, Héraclide par son père, et appartenant à la lignée des Æacides, par sa mère, qui est fille de Néoptolème roi d’Épire, est signe d’une dualité. Véritable harmonie héraclitéenne. Apollon et Dionysos. Pour Plutarque (Sur la fortune d’Alexandre), la personnalité d’Alexandre allie des couples de vertus opposées. De son père Philippe, le méthodique fondateur d’empire, le stratège aux décisions fulgurantes, de son maître Aristote, l’élégant philosophe des catégories, et de sa mère Olympias, la reine aux serpents inquiétants, il reçoit une richesse étrange : le sens lumineux de l’action et de la guerre, la volonté de puissance, l’idée de l’infini et de la démesure, la violence et une cruauté raisonnée, la certitude que la force de son empire est dans son audace et dans sa grandeur d'âme, sa vertu.

Pour Plutarque (Sur la fortune d’Alexandre, I, 3), c’est à son précepteur (kathègètès), Aristote, plus qu’à Philippe, qu’il doit ses ressources quand il marche contre les Perses.

La nuit, près de lui, une édition de l’Iliade corrigée de la main d’Aristote, la recension que le philosophe avait faite du poème et qu’on appelle, dit Plutarque (Vie d’Alexandre, 8, 2), « l’édition de la cassette ». Alexandre, selon le témoignage d’Onésicrite, l’a toujours sous son oreiller, avec son épée : l’Iliade est, pour lui, un viatique pour la vertu, la meilleure provision pour l'art de la guerre. Selon, Plutarque (Sur la fortune d’Alexandre, I, 4), qui se fonde sur « certains historiens », Alexandre dit un jour que, pendant son expédition, l’Iliade et l’Odyssée ne le quittent pas…

Un philosophe par l’action

Plus encore que l’Iliade et l’Odyssée, le véritable viatique du roi est l’étude de la philosophie et le souvenir des leçons données par Aristote sur l’intrépidité (aphobia), le courage (andreia), la modération (sôphrosunè) et la grandeur d’âme (mégalopsuchia). Outre la ténacité et le courage dans l’action et le combat, il a le goût du risque. Mais surtout, par ses relations à la vérité, son sens de la logique et de la sôphrosunè, il est philosophe. Pour Plutarque, la véritable force d’Alexandre est la philosophie, comme le montre la comparaison qu’il fait d’Alexandre avec Socrate, Platon, Carnéade, Zénon. Alexandre est, selon Onésécrite, « le philosophe en armes » (F. Gr. Hist., 134, 17). Pour Plutarque, encore, si les philosophes se réclament avant tout d’adoucir et de discipliner les mœurs rétives et sauvages et, s’il s’avère qu’Alexandre a transformé la nature de peuples innombrables, – il a, par exemple, persuadé les Sogdiens de nourrir leurs pères au lieu de les mettre à mort, les Perses de respecter leurs mères plutôt que les prendre pour femmes –, Alexandre, par l’union de la philosophie (l’éthique) et du politique, est alors le « plus grand des philosophes », philosophôtatos (Sur la fortune d’Alexandre, I, 5).

C’est son enthousiasme pour les belles actions, son refus de se soumettre aux infirmités du corps ou, encore, le dessein même de son expédition qui le posent en philosophe. Merveilleux pouvoir alors d’une philosophie qui a conduit les Indiens à adorer les dieux grecs, les Scythes à ensevelir leurs morts au lieu de les dévorer. Alexandre, par la maîtrise de ses passions – vertu philosophique par excellence –, domine les choses. Lors de la formidable poursuite de Bessos – ou, selon Arrien, dans la traversée du désert de Gédrosie, ou bien encore chez les Parapamisades –, Alexandre refuse l’eau que lui offrent ses cavaliers, ne voulant pas être le seul à se désaltérer. S’il boit tout seul, ses hommes n’auront plus de cœur. Les cavaliers, admirant sa grandeur d’âme et la maîtrise dont il fait preuve, lui crient de les mener hardiment. Ils fouettent leurs montures. Ils ne peuvent admettre d’être fatigués, d’avoir soif ou d’être mortels tant qu’ils auront un tel roi (Plutarque, Vie d’Alexandre, 42, 9-10).

C’est pour Plutarque (Sur la fortune d’Alexandre, I, 10) la marque d’un esprit philosophique que d’aimer la sagesse et d’admirer les sages : on connaît ses sentiments à l’égard d’Aristote. Il place Anaxarque d’Abdère au premier rang de ses amis, fait don de 10 000 pièces d’or à Pyrrhon d’Élis et de 50 talents à Xénocrate, l’ami de Platon. Il fait d’Onésicrite, le disciple de Diogène le Cynique, le navarque de sa flotte. C’est avec ce même Diogène qu’il s’entretient à Corinthe : s’il n’était Alexandre, il serait Diogène, c’est-à-dire qu’il se consacrerait à la réflexion s’il n’était philosophe par l’action (Plutarque, Sur la fortune d’Alexandre, I, 10)…

On ne sait presque rien sur l’éducation d’Alexandre par Aristote et sur les idées qu’il lui a inculquées, mais le philosophe aurait initié le roi aux sciences de la nature, à la médecine, développé en lui cette curiosité, cette passion pour la découverte et l’aventure. Il aurait réalisé pour son élève une édition commentée de l’Iliade que le conquérant a emporté avec lui jusqu’aux confins du monde, écrit un Traité sur l’art de régner et peut-être un autre sur les colonies. Sans oublier le fameux Hymne à Hermias dont on parlera plus bas. On peut imaginer que sans les leçons d’Aristote, Alexandre n’aurait pas été le conquérant et l’inventeur de mondes qu’il a été. Même sa volonté d’unifier et de régir l’Occident et l’Orient sous une seule loi – une loi grecque –, est, finalement, loin d’être fondamentalement opposée aux conseils politiques du philosophe qu’Alexandre suivrait dialectiquement. Selon Plutarque (Vie d’Alexandre, 7), Alexandre apprend d’Aristote, non seulement l’éthique et la politique, mais encore les sciences les plus secrètes et les plus profondes, les sciences acroamatiques et époptiques que les disciples cachent au vulgaire. Alexandre, après être passé en Asie, ayant appris qu'Aristote avait publié des ouvrages où il est question de ces sciences, lui écrit une lettre pleine de liberté, dans laquelle il se plaint au nom de la philosophie (Aulu-Gelle, Nuits attiques, XX, 5, 11). Il n'approuve pas la divulgation des sciences acroamatiques. En quoi donc serait-il supérieur au reste des hommes, si les sciences que lui a apprises Aristote deviennent communes à tout le monde ? Alexandre aimerait mieux encore les surpasser par les connaissances sublimes que par la puissance. Aristote, toujours selon Plutarque, pour consoler cette âme ambitieuse et pour se justifier, répond que ces ouvrages sont publiés et qu'ils ne le sont pas à la fois. Ses traités de métaphysique sont écrits, en effet, de manière qu'on ne puisse ni les apprendre seul, ni les enseigner aux autres. Ils ne sont intelligibles que pour les personnes déjà instruites, les initiés…

C’est aussi dans l’indulgence et la compréhension des autres, la générosité et la gentillesse (philophrosunè), qu’Alexandre se montre philosophe, comme cela est visible dans une anecdote racontée par Plutarque (Sur la fortune d’Alexandre, I, 11). Un jour, le roi lit une lettre confidentielle d’Olympias. Héphestion, assis à ses côtés, lit en même temps qu’Alexandre, sans plus de façons. Alexandre ne fait rien pour l’en empêcher, mais se contente de lui appliquer le sceau de sa bague sur les lèvres, scellant ainsi leur secret au nom de la seule confiance inspirée par l’amitié. En philosophe. Alexandre a deux grands amis : Héphestion et Cratèros qui se disputent l’affection de leur roi. Alexandre dit d’eux que Cratèros est l’ami du roi alors qu’Héphestion est l’ami d’Alexandre. Pour Plutarque, les actes d’Alexandre manifestent les vertus guerrières et la bonté (philanthôpia), une douceur virile, une libéralité économe, des emportements vite calmés, une sensualité maîtrisée – comme ses rapports avec Roxane le révèlent –, un abandon sans mollesse, une aptitude égale au travail et au délassement…

Enfin, dans le terrible vainqueur de Tyr et le génial tacticien de Gaugamèles, il y a la marque de son père, Philippe, le maître de guerre. Certes, Philippe s’adonnait au vin, au point qu’il lui arrivait souvent d’apparaître en état d’ivresse devant ses Amis avant même le soir (Polybe, VIII, 9). Mais, au-delà de sa violence extrême, de ses excès et de ses sauvages ivresses, Philippe avait un sens inné de la mesure. Théopompe, qui critique Philippe, montre bien ces deux aspects de sa nature, son habileté politique et ses débordements violents. Ce roi était le plus injuste et le plus perfide des hommes dans ses manœuvres pour acquérir des amis et des alliés. Il a asservi ou traîtreusement pris, par la ruse ou par la violence, un grand nombre de cités…

Alexandre est aussi un artiste. Il accorde aux arts la considération qu’ils méritent, mais sans se piquer d’émulation (Plutarque, Sur la fortune d’Alexandre, II, 2). Mais il est le plus grand des artistes : c’est le monde qu’il façonne…

Dionysos

Dionysos est un dieu particulièrement ambigu. La vigne, ivre de lumière et de chaleur, et le lierre, lié à la nuit et à la mort, par leurs métamorphoses et leurs dualités essentielles, par leurs concordances et leurs oppositions réciproques, rappellent la double nature du dieu. Le pin, lié secrètement à la vigne, et qui, comme le lierre, verdoie en hiver, le figuier dont le fruit gonflé de pulpe juteuse et sanguine est lié à l’éros, et le myrte, en qui se manifeste la face sombre du dieu, appartiennent également au cycle dionysiaque. Son culte est lié à l’époque des récoltes et des vendanges qui donnent lieu à des fêtes joyeuses et bruyantes. Dionysos honoré alors est Bromios, le Bruyant, ou plus exactement le Bruissant, le Frémissant. Dionysos, le dieu « deux-fois-né », est, par sa dualité paradoxale, un « être d’une profondeur inexprimable », le « dieu de la contradiction, de toutes les contradictions », fils du Ciel et de la Terre. Il est le dieu « aux deux formes ». Dieu ivre, dieu fou, « riche en joies », le « bienfaiteur », le « libérateur », il est, aussi, féroce et sauvage, le maître des morts et d’un monde ensorcelé, le « nocturne », le « déchireur d’hommes » et de bêtes, le terrible. Le frisson de l’horreur et celui de la félicité l’accompagnent. Ses manifestations inattendues et ses disparitions soudaines figurent l’alternance – et l’unité –, de la vie et de la mort. Pour Héraclite (DK 22 B 15), Hadès et Dionysos sont un et le même…

La culture grecque est sous la double influence apollinienne et dionysiaque : d’une part, la beauté des formes et des concepts pour dire le monde et le modéliser, et, d’autre part, au-delà de l’apparence des choses, l’essence et le secret. L’éclat esthétique, la beauté suprême, l’intelligence logique, et, en opposition harmonieuse, l’élan, l’extase et les débordements divins.

Roi-dieu, Alexandre veut s’emparer du monde. Au fur et à mesure qu’Alexandre progresse vers l’Orient, ce qui étonne ce n’est pas seulement les stratégies et les politiques, mais plutôt les rencontres avec d’autres mondes : l’oasis de Siwah et l’apothéose des Égyptiens, Babylone, Suse, Pasargades et la théocratie. Cette anabase, cette quête sont à l’origine de luttes terribles. Dionysos est un dieu avec lequel Alexandre entretient des rapports ambigus, comme le montre son attitude après le meurtre de Cleitos le Noir, qu’il a commis sous l’emprise du vin, et après le refus des Macédoniens de le suivre plus à l’Est. Tout cela est compris comme une vengeance de Dionysos. Alexandre a, en effet, détruit Thèbes, la cité du dieu, né de la Thébaine Sémélé, fille de Cadmos. La crainte des vengeances terribles du dieu peut expliquer la fête orgiastique de Carmanie racontée par Quinte-Curce (IX, 10, 24-29). Célébrer le dieu et même s’assimiler à lui, en marchant sur ses traces, est un moyen d’apaiser sa colère. Éphipphos d’Olynthe, dont les portraits du roi fortement exagérés sont à la limite du pamphlet (Athénée, XII, 53 [537 e – 538 b]), raconte, dans son ouvrage Sur la mort d’Alexandre et d’Héphestion, qu’une réserve religieuse et un silence plein de crainte s’empare de tous ceux qui approchent Alexandre. Son tempérament est emporté et sanguinaire. Alexandre, en fait, par son amour du luxe excessif et du vin pur – ce qui est un signe d’hybris –, est un mélancolique comme l’ont été, selon Aristote qui associe la mélancolie avec le génie, Empédocle, Socrate, Platon et Lysandre. Éphipphos raconte encore que, buvant avec Prôtéas de Macédoine, Alexandre ne tient pas le choc : il s’écroule sur son coussin, la coupe lui échappant de la main. Il tombe malade et meurt parce que selon Éphipphos « Dionysos lui en avait voulu d’avoir assiégé Thèbes, sa patrie » (Athénée, X, 44 [434 a-b])…

La victoire une fois acquise, Alexandre la dépasse comme semble le suggérer un fragment de Clitarque, un proche d’Alexandre : « Toute audace outrepasse aussi les limites du pouvoir » (Stobée, Florilèges, IV, 12, 13). Le prince macédonien oscille entre arétè et pothos, entre vertu politique et désir. C’est empire dont il est le maître n’est pas un don de la Fortune (Tuchè), mais de sa Vertu. Contre des forces invaincues, des peuples innombrables, des fleuves qui n’avaient jamais été franchis, des rochers hors de la portée des flèches, par son habileté, son courage, sa force d’âme et sa modération il a conquis une hégémonie qu’il a payée de tant de sang, blessure après blessure. Plutarque cite librement l’Iliade : « Que de nuits sans sommeil / De jours sanglants passés à combattre » (Plutarque, Sur la fortune d’Alexandre, I, 1). C’est sa victoire d’Arbèles qui le conduit à Suse, c’est la Cilicie, où il est entré en franchissant le Granique, sur les cadavres de Mithridate et de Spithidatès, qui lui ouvre les portes de l’Égypte (Plutarque, Sur la fortune d’Alexandre, I, 2)…

L’Hymne à Hermias

L’Hymne à Hermias d’Aristote (Aristote, fr. 675 Rose, in Athénée, Deipnosophistes, XV, 696 a – 697 b, [voir également Diogène Laërce, V, 7-8]) que le jeune Alexandre aurait lu comme le suppose Paul Goukowsky, suggère cette quête de vertu héroïque liée à la notion de mémoire, d’aristeia, de renommée, le kléos, si précieux pour les guerriers de l’Iliade :

« Arétè, objet de bien des peines pour la race mortelle, /proie de la plus belle ambition de la vie, / pour ta beauté qui est tienne, ô vierge, / même mourir serait, en Hellade, enviable destin, / autant que supporter violentes peines incessantes : / si grande est la force que tu jettes en l’esprit, / – impérissable et plus puissante que l’or, / que les parents ou le sommeil suave qui repose les yeux ! / Pour toi le fils aussi de Zeus, / Héraclès, et les enfants de Léda / maintes fatigues endurèrent dans leurs travaux, / à la chasse de ton pouvoir. / Dans le désir de toi, Achille et A- / jax sont allés dans les demeures d’Hadès, /et pour l’amour de ta beauté chérie, l’enfant / d’Atarnée, fut privé de l’éclat du soleil. / Alors, chanté pour ses exploits, / il sera immortel, grandi par la faveur des Muses, / les filles de Mémoire : du Zeus hospi- / talier elles exaltent la sainte- / teté et les honneurs rendus à la ferme amitié. » (La disposition typographique est de Cambell, la traduction d’Yves Battistini).

Un mot sur Hermias. Dynaste d’Atarnée, cité sur la côte d’Asie mineure, en face de l’île de Lesbos. Pour conserver son indépendance dans un monde qu’intelligemment il prévoit sous l’hégémonie macédonienne, Hermias, secrètement, offre une tête de pont à Philippe en Troade. Il sait que la guerre entre les Macédoniens et les Perses est devenue inéluctable. Il choisit son camp et trahit les Perses. Par ailleurs, Aristote, qui a séjourné à Assos, en Asie mineure, avant d'enseigner à Mytilène sur l'île de Lesbos de 343 à 342, a épousé Pythias, la nièce et fille adoptive d'Hermias. C'est à Pella, où il est devenu le précepteur d'Alexandre, à la demande de Philippe, qu'il apprend le sort d'Hermias. Ce dernier a été torturé et mis à mort par Artaxerxès III, en 341. En effet, Mentor, qui avait montré son efficacité pendant les affaires d’Égypte et prouvé sa fidélité à Artaxerxès Ochos (Diodore, XVI, 50), avait enfermé Hermias dans Atarnée et l’avait attiré dans un piège pour de prétendues négociations. Il l'avait fait prisonnier et conduit à Suse. Torturé, Hermias ne dévoile rien des accords et des plans secrets mis au point avec Philippe, pour l’attaque macédonienne en Asie. Avant d'être crucifié, il aurait demandé qu'on dise à ses amis et à ses compagnons – sans doute Aristote et les philosophes d'Assos –, qu'il n'avait rien fait qui fût indigne ou contraire à la philosophie. Pour Callisthène, la mort d’Hermias est un symbole de la vertu (arétè) grecque par opposition au comportement (tropos) des barbares. L'émotion et la réaction du philosophe à la nouvelle de la mort d'Hermias sont le signe d'un attachement très fort d'Aristote au tyran, mais aussi d’une certaine conception des rapports entre Grecs et barbares. Aristote, on le sait, demandera plus tard à Alexandre de traiter les barbares comme des animaux ou des plantes…

Dans l’Hymne à Hermias que le philosophe fait en l'honneur de son ami et qu'il rend public, Aristote, selon l’interprétation de Werner Jaeger qui s’intéresse à l’évolution de la philosophie aristotélicienne, se déclare passionnément du parti du défunt et prend position en faveur des Macédoniens, les seuls capables, au nom de l’hellénisme, selon les idées d’Isocrate, d’éliminer la menace barbare. Au même moment, Démosthène – il sait que Philippe a conclu un traité avec Hermias –, se réjouit de la capture du tyran, car ses révélations, espère-t-il, pourraient indisposer le Roi contre les Macédoniens (Diodore, XVI, 52). Une entente avec la Perse contre les Macédoniens – cette marque du réalisme politique de Démosthène apparaît déjà dans le discours Sur les Symmories –, est, dans ces conditions, possible. Elle est aussi nécessaire. Pour l’orateur (Quatrième Philippique, 31-34), une conjoncture heureuse se présente. Il faut savoir l’utiliser. D'abord les hommes en qui le Roi a confiance et dont il apprécie les services, détestent Philippe, et le combattent. Ensuite l'agent – il s’agit évidemment d’Hermias –, le complice de Philippe dans tout ce qu'il trame contre le Roi de Perse, a été fait prisonnier et traîné dans la haute Asie. Le Roi connaîtra ainsi les menées des Macédoniens, non par des accusations venant des Athéniens qu'il pourrait supposer inspirés par leur propre intérêt. Il y ajoutera donc foi. Les Athéniens seront sûrs d'être entendus très favorablement quand ils déclareront la nécessité d’une union pour châtier les injures communes. Pour le Roi, Philippe serait bien plus redoutable, si, auparavant il s’est jeté sur les Athéniens. Si, en effet, ces derniers succombent, Philippe marchera sans crainte contre les Perses. Pour tous ces motifs, il faut donc envoyer une ambassade pour traiter avec le Roi. Démosthène, voit, d’une part, ceux qui redoutent le souverain résidant à Suse et à Ecbatane, ceux qui l’accusent de malveillance contre les Athéniens, alors que le Roi a aidé au relèvement de leur puissance et leur a fait des propositions qu’ils ont rejetées (Didyme, VIII, 7-8), et, d’autre part, ceux qui, quand il s’agit de ce détrousseur des Grecs grandissant au milieu de la Grèce, tiennent un tout autre langage. Alors Démosthène s’étonne. C’est celui quel qu’il soit qui tient un tel langage qui lui fait peur, puisqu’il n’a pas peur de Philippe…

L’Hymne à Hermias, d’une grande violence anti-perse, indique, au contraire l’idée d’une Grèce unie sous l’hégémonie de la Macédoine pour porter la guerre en Asie. Il est essentiel pour comprendre, un peu, ce qu’Aristote a transmis à Alexandre.

Alexandre, dont la nature est excessive et la curiosité, insatiable, ne peut être limité par des bornes étroites. Kosmokrator, il se fait voyant et pense l’empire universel. Il est alors sous l’influence d’Olympias, la princesse d’Épire qui connaît la fièvre et l’ivresse surnaturelles que procure, comme c’est le cas en Thessalie et en Thrace, la pratique de la musique et de la danse dans les rites dionysiaques. À propos du serpent qu’on découvre endormi au pied de la couche d’Olympias, Plutarque (Vie d’Alexandre, 2, 6-9) mentionne que, selon une tradition, les femmes de l’Épire s’adonnent aux rites orphiques et au culte orgiastique de Dionysos, sous le nom de Clodones et de Mimallones, imitant les pratiques des Édoniennes et des femmes thraces du mont Hémon. Olympias est plus ardente que d’autres à chercher l’extase et se laisse emporter d’une manière plus barbare aux délices inspirés. Elle traîne avec elle, dans les rites bachiques des serpents qui se glissent hors du lierre pour se lover autour des thyrses et des couronnes de femmes, terrifiant les hommes…

Cette double ascendance influe sur la vie politique et guerrière d’Alexandre. Elle est une clé pour mieux approcher un personnage qui toujours nous échappe. Parce que justement Alexandre est double, énigmatique, ombres et lumières. Alexandre, par sa philonikia, est aussi violent et capable de terribles colères, d’actes sauvages et cruels, en apparence, comme le désastre qu’il inflige aux Thébains, le massacre des mercenaires grecs au service du Roi, qui, après le Granique, sont venus se rendre à Alexandre, ou encore le meurtre de Cleitos le Noir et la crucifixion du médecin Glaucos qui n’avait pu sauver Héphestion. Cherchant une diversion à sa douleur, il part et se met à traquer des hommes comme à la chasse, soumet la tribu des Cosséens et massacre tous ceux capables de combattre : le sacrifice à Héphestion (Plutarque, Vie d’Alexandre, 72, 3-4). La crainte et la méfiance à l’égard de ses proches le conduisent à des actes d’une violence extrême. Sans oublier, enfin, le supplice de Bessos. Mais ce dernier est, on le sait, d’ordre politique…

Sur les traces de Dionysos, et même si la superstition aurait envahi son esprit vers la fin, il ne sombre jamais, cependant, dans l’irrationnel. Dans ses veines coule du sang et non l’ichor des dieux bienheureux (Plutarque, Vie d’Alexandre, 28, 3). Ainsi, affirmer sa divinité est, avant tout, un instrument de domination (Vie d’Alexandre, 28, 6).

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