Le destin dans Phèdre ou l'enchaînement des causes

“Le destin dans Phèdre ou l’enchaînement des causes”, In Théâtre et destin, Études recueillies par Jean Bessières, Champion, 1997, collection Unichamp, p. 91 à 115.

"DESTIN.

Dispostion ou enchaînement des causes secondes ordonné par la Providence, qui emporte une nécessité de l'événement. C'est ce que les payens appeloient fatalité, dont ils faisoient une puissance qui étoit même au-dessus de leurs dieux fabuleux. C'est le destin général des hommes d'être sujets à la mort. C'est la destinée  des poètes, d'être gueux, d'être mauvais mesnagers. C'est le destin des Allemands de mourir à force de boire."

 

Furetière, Dictionnaire universel, 1690.

Le préalable de la distance

 

Le destin d'un personnage de la tragédie racinienne est d'abord de parler, en alexandrins et durant cinq actes, pour enfin se taire. Pas de gesticuler, de se battre sur scène avec de fausses épées, de lutter contre un monstre de bois et de cordes venu des cintres ou de répandre un sang contrefait. La voix, le visage et quelques postures des comédiens sont là pour souligner que la tragédie est d'abord un poème par lequel tout doit passer. Par cette parole et par cette voix, par ce texte poétique psalmodié, s'engouffrent ainsi les émotions et la réflexion du spectateur car, dans cette disposition réglée, émotion et réflexion vont de pair.

Les lieux, le temps, la question de l'Etat et le fonctionnement des personnages sont toujours informés par un système référentiel complexe voire contradictoire qui les produit et qui doit être connu du spectateur. Le discours de la tragédie s'établit sur la référence à un passé (mythique, généalogique, biologique même) qu'il transcrit pour qu'il soit dit dans une situation présente, au sein d'une crise à laquelle le spectateur assiste. Le passé mythique est donc représenté non point dans une volonté d'illusion, mais dans une mimesis qui suppose que le spectateur pense le rapport entre ce qui est sur scène et lui1. A chaque instant le texte rappelle les différents éléments qui produisent le personnage et la situation.

En outre, le système tragique revendiqué par Racine repose sur une conscience précise de la disposition, elle-même exhibée comme une sorte de code. Unité de temps, de lieu, d'action, vraisemblance, bienséances, cinq actes, une exposition, une progression par degrés jusqu'au dévoilement, au dénouement et à la catastrophe finale. Ce travail de mise en place du discours dramatique n'est pas là pour empêcher les émotions, mais pour éviter l'éblouissement béat, l'imagination irrégulière, la fascination du spectacle, il implique en effet un tout autre plaisir, celui de l'émotion raisonnable, qui permet au spectateur de réfléchir sur ce qui se dit sous ses yeux, de penser les situations et d'éprouver les émotions bonnes et utiles que sont la crainte, la pitié et la compassion.

Du point de vue de l'écart temporel, les deux références — la référence à la mythologie grecque et la référence à la contemporanéité — se mêlent et informent le texte au sein d’une perpétuelle interaction. Le renvoi aux données contemporaines laisse le spectateur interpréter, pour lui-même et pour la société dans laquelle il vit, l’histoire ou la fable ancienne telle qu’elle est représentée ; parallèlement l’ "héllènité" permet la distance. A cela, Racine ajoute un second écart, interne au personnage, une diffraction qui rend nécessaire de penser le rapport entre ce qui constitue le personnage (et qu'on peut appeler un destin qui le guide), son discours sur lui-même (Phèdre se voit prise dans les feux de la passion) et son action (l'effet de son état qu'on peut nommer débordement passionnel, la résistance à cet état qu'on peut appeler la volonté, ou l'impossible résistance à cet état). Ce rapport détermine l'action ou la non-action du personnage, en tout cas sa parole.

C’est sur ce multiple jeu référentiel que la tragédie racinienne fonctionne, sur la distance, sur l’ "art de l’éloignement" comme le dit Thomas Pavel2, et sur l’adéquation de cette distance au réel du spectateur et de l’auteur. C’est donc précisément parce que Phèdre n'est pas contemporaine, parce qu'elle est exceptionnelle et monstrueuse que le spectateur peut se reconnaître et penser. Parce qu’il fait ce travail d’adéquation, de réflexion, et qu’il en a du plaisir et de l'émotion. Le plaisir du spectateur consiste ainsi à établir un système de reconnaissance fondé sur la vraisemblance, et qui se situe à l’intérieur du processus de la distance ou de l’éloignement. Et cette vraisemblance s’arrime à la fois sur le passé et la connaissance qu’on en a, et sur le présent esthétique, politique, philosophique et religieux. C’est d’ailleurs à ce prix et à ce prix seulement, grâce à la distance et à l’adéquation qu’elle permet, que la tragédie pourra s’exprimer sur le futur, gage de son autorité.

Nous retrouverons ainsi dans le texte des données antiques, mythiques, politiques et plus largement idéologiques, disponibles à une analyse inscrite dans le temps présent. La souveraineté, la légitimité, de même que le mariage, l’amour, la faute ou le destin seront alors des concepts modernes — portant sur la société française monarchique d’Ancien Régime — et antiques — portant sur ce qu’on sait, au XVIIe siècle, de l’antiquité. C’est pourquoi, grâce à cette distance et à cette double référence, la tragédie peut parler du temps présent tout en évitant d’y prendre absolument et directement place. L’assistance aux spectacles et la lecture des pièces nécessitent alors un travail de réappropriation proposé par le genre, un travail-plaisir de reconnaissance du temps présent à travers la représentation du temps passé. C'est dans ce jeu constant des références multiples qu'on devra, dès lors, comprendre la tragédie.

 

La clôture du lieu et son obscurcissement

 

"La scène est à Trézène, ville du Péloponnèse". Un lieu paisible, ensoleillé, dirait Barthes3, une terre bordée par la mer — flots utiles à la fuite, flots menaçants. Trézène est un endroit éloigné de la cour d'Athènes, de ses jeux de pouvoir et de son faste. Trézène, sur lequel le rivage se referme, est une ville isolée par les flots. C'est l'exil d'Hippolyte et le lieu choisi par Thésée pour la villégiature de Phèdre. Cette paix aurait pu permettre que les amours sensibles y trouvent un ombrage calme et protecteur, qu'Hippolyte y aime Aricie, que Phèdre y rêve sous les frondaisons et que rien ne commence. Cependant, Trézène est aussi destinée à devenir un piège, et le lieu paisible se clôt dès l'ouverture du rideau. Car il ne s'agit point ici d'un simple "palais à volonté", mais de "murs" et de "voûtes" prêts à "prendre la parole" pour accuser (v. 854-856). Un signe : un an après la création de la tragédie, le décorateur prit la peine de demander qu'exceptionnellement, on remplaçât l'habituel dispositif scènique par un "palais voûté". Cette indication, comme le note J. Scherer4, interdit toute descente des dieux célestes, ferme le haut de la scène généralement ouvert et surmonté de toiles représentant un ciel. Trézène a un toit. C'est une prison, en tout cas un univers clos séparé de toute espérance merveilleuse ou divine. L'intervention des dieux n'y peut donc être salvatrice. Elle sera menaçante et violente, irreprésentable sinon par un récit : elle ne viendra pas du ciel mais des flots et des mots déchaînés. Et puis la lumière baisse. La progression naturelle et vraisemblable qui sied à la tragédie (le temps d'une journée, du matin au soir) produit une image, une figure, que le texte souligne : le jour devient nuit, la lumière s'obscurcit. Dans une progression à la fois naturelle et monstrueuse, l'obscur s'installe par degrés, sans obstacle, sans retournement, sans péripétie et sans reconnaissance. Le mal, qui se cachait dans l'obscurité et le secret, paraît au grand jour, se dit et noircit, à proprement parler, le langage et la scène. La figure de Trézène est un dessin, comme le sont tous les décors de l'époque, mais bien plus significatif que tous les autres puisqu'elle obéit au texte, aux desseins de Racine (et du décorateur). Représenter la clôture, figurer le lent passage à l'obscurité.

 

Le désordre du royaume

 

Pour dévoiler l'obscurité, rendre compte de l'impossible sortie et figurer dans un processus de dynamique théâtrale le dessein de la pièce, il faut une occasion. L'absence, la mort virtuelle de Thésée fournit le moyen de formuler ce qui était caché; c'est un effet déclencheur qui permet que le mal soit dit, puisque tout peut être verbalisé lorsque l'autorité manque. En commençant la tragédie sur un vide, une lacune, Racine peut à la fois mettre en place la crise et déterminer ses composantes. Avant en effet de commenter ou d'annoncer le destin des personnages, la tragédie les place au centre d'un espace politique troublé. La crise est d'abord institutionnelle, voire politique car le destin du pays est en question. Thèsée est absent, peut-être mort, et la couronne est vacante sans qu'on puisse l'attribuer à qui que ce soit. Dès le vers 6, Hippolyte s'interroge sur le "destin" du roi son père, et l'on est à même de se demander, en bon spectateur de tragédie (la tragédie demande à ce que soient représentés, avec "pompe", des héros ou des rois), ce que va devenir le royaume. Dans cette situation de flou institutionnel, il serait bon de savoir qui peut hériter de quoi. Le destin du royaume et des sujets est lié à celui du roi, ignoré de tous. Comme dans de nombreuses pièces donc, comme dans Mithridate en particulier, une fausse mort engage les protagonistes à prendre place sur l'échiquier politique et amoureux et dévoiler leurs volontés et leurs passions. L'une des passions sur lesquelles la tragédie fonde son action dramatique est la libido dominandi, passion d'abord politique, volonté de régner, désir d'être le plus fort, l'autre est la libido amoureuse. La première question est ainsi de savoir qui dominera le royaume, pourquoi et comment, en d'autres termes, quel sera le destin politique des différents protagonistes, car chacun a des raisons généalogiques ou matrimoniales pour postuler à la succession de Thésée. Or Thésée règne sur deux royaumes : celui d'Athènes, qu'il tient de son père adoptif Egée et celui de Trézène, rattaché au royaume d'Athènes par son grand-père maternel, Pithée. Il a aussi des droits sur la couronne de Crète puisqu'il est marié avec Phèdre, fille de Minos. L'annonce de la mort de Thésée ouvre ainsi plusieurs possibilités (v. 325-334). Fils aîné de Thésée, Hippolyte doit en principe hériter des royaumes d'Athènes et de Trézène, mais les "lois de l'Etat" athénien s'y opposent, puisqu'il est aussi fils d'Antiope, une reine étrangère (les lois françaises du XVIIe siècle prévoyaient du reste l'impossibilité d'un mariage entre le roi et une reine étrangère). Le fils de Thésée et de Phèdre est aussi légitimé à régner, mais sa trop grande jeunesse oblige l'Etat à faire de Phèdre la régente, comme Œnone le souligne (v. 340-348). Aricie, seule survivante de la lignée des Pallantides (ses frères ont été tués par Thésée), est encore en droit de réclamer le trône d'Athènes puisque les enfants de Pallas descendent en ligne directe de Pandion, alors qu'Egée n'est qu'un fils adoptif (v. 497), et l'on comprend mieux ainsi la raison pour laquelle Thésée tient la princesse recluse à Trézène et la voue à la virginité.

Tout est en balance, si bien que les brigues et les ligues peuvent à bon droit menacer la paix du royaume. C'est grâce à la stratégie politique d'Œnone (v. 358-360) qu'on apprend enfin que Thésée a rédigé un testament laissant Trézène à Hippolyte et Athènes au fils qu'il a de Phèdre, tout cela au détriment d'Aricie. Ainsi, le royaume vacant est face à une crise qui le dispose à l'éclatement ou à l'explosion, chacun n'ayant qu'une part de légitimité : son destin est d'être, au mieux, partagé, au pire, déchiré par une guerre civile. Le destin du royaume de Thésée est d'être en crise, diffracté, mis en danger par son passé, par son histoire même, et le retour du roi à l'acte III, n'en laissera pas moins l'institution incertaine. Quand Thésée règnera à nouveau en maître et lorsque Phèdre et Hippolyte auront disparu, deux individus pourront encore prétendre à la succession au trône : Aricie, nouvelle "fille" de Thésée, et le fils du roi et de Phèdre.

Le problème n'est donc pas de résoudre la question institutionnelle, mais de la mettre en déséquilibre, de la suspendre en ayant déjà permis qu'une crise s'établisse à partir d'une virtualité. La couronne, malgré son apparente robustesse, est fragile et les conflits cachés peuvent apparaître à tout moment. Cependant, cette question politique fonctionne comme une sorte de leurre, ou du moins de système qui encadre la tragédie, et l'on constate vite que le mal vient de plus loin, car les destins personnels prennent le relais du destin de l'Etat, comme la libido dominandi cède rapidement devant la libido amoureuse. Il s'agit bien, comme le note Furetière dans sa définition du destin, d'un "enchaînement". Si Thésée, Hippolyte, Phèdre et Aricie ont tous trois, d'une manière ou d'une autre, vocation à régner, ils sont aussi constitués par leur aptitude à affronter leur propre diffraction. Les raisons personnelles se joignent alors aux raisons politiques pour s'enchaîner les unes aux autres et, dans un dévoilement de tragédie, le mal apparaît peu à peu à mesure qu'il est formulé par la parole.

 

Tyrannie généalogique et tyrannie du tempérament, l'enfermement de Phèdre

 

Phèdre, on le sait, est "fille de Minos et de Pasiphaé"5, prise entre la justice extrême et la passion, entre Minos et Vénus, enfermée sous le poids des "revenants", de cette hérédité qui vit en elle, du sang qui parcourt ses veines. Le conflit interne qui la produit n'est pas l'effet des circonstances, car c'est sa destinée d'être partagée et de souffrir de ce partage. Passionnée et consciente, elle se voit aimer, souffrir, mourir. Contrairement à Œdipe, elle sait qu'elle commet un crime en ayant conscience de sa faute potentielle, en se déclarant fautive par intention et par passion. La tragédie de Phèdre ne comporte pas de reconnaissance, d'anagnôrisis, mais représente la verbalisation de la connaissance de soi. Pleinement consciente de ses actes et de ses pensées, dans l'impossibilité de dépasser cette connaissance pour la maîtriser, Phèdre passe à l'acte par le discours, par ses aveux, et poursuit les conséquences de ce passage, à travers Œnone. Qu'on l'appelle "charme fatal" ou "destinée", la route est tout entière tracée sans que sa volonté puisse s'opposer au déroulement des choses.

Je voudrais ici insister sur le fait que cette marâtre maléfique subit non seulement le poids de sa généalogie et, à proprement parler, le révèle, mais qu'elle est encore soumise à sa complexion, au corps et à l'âme qui la constituent, à son "caractère". Il ne faudrait pas pour autant faire de ce personnage une femme véritable, Phèdre reste un être de représentation et n'a d'autre existence que celle du texte écrit puis porté par la comédienne qui le joue. Mais il est pourtant clair que Phèdre réalise le secret du théâtre en dévoilant la représentation de son corps et de son âme par les mots qu'elle emploie. En d'autres termes, elle est une représentation de la maladie de l'âme puisqu'elle en dit les signes, et que les comédiennes sont amenées, par le texte qui le leur prescrit, à en montrer les symptômes. Si l'on peut conclure que sa passion héréditaire l'emporte sur sa volonté, on peut aussi voir, dans les mots du texte, qu'il ne s'agit pas seulement de généalogie, de vie sentimentale ou d'idées abtraites mais de signes physiques qui désignent une tension, un conflit inhérent à la constitution même du personnage.

Phèdre est un donné biologique, généalogique, naturel que les mots représentent au sein d'une crise interne. Elle est donc prise, comme la Phèdre d'Euripide et comme celle de Sénèque — et Racine ne fait là que transmettre, réécrire, ces deux auteurs — entre deux puissances bipolaires de son tempérament. On pourrait dire, en se servant des mots d'Euripide et en paraphrasant les belles études de Jackie Pigeaud6, que son thymos, sa libido qui l'égare, et ses bouleumata, ses plans, sa volonté de maîtrise, son désir raisonnable émis par la partie raisonnable de l'âme qui permet le jugement et le raisonnement, sont en conflit. Mais son thymos est plus fort que ses bouleumata, c'est sa nature, son destin, et le résultat d'une occasion.

Car tout s'est déclenché par un regard : le regard posé de Phèdre sur Hippolyte, première rencontre funeste qui a permis au thymos de détruire l'équilibre fragile du personnage, longtemps avant le début de la pièce. Quand le rideau se lève Phèdre est atteinte d'un mal auquel sa complexion la disposait et qu'elle s'obstine à taire. Quelque chose s'accumule en elle, une force prête à exploser, un torrent dont la puissance gonfle dans ses veines (en français, Euripide et Sénèque parlent de "viscères" pour Phèdre comme pour Médée). Je poursuis maintenant ce parcours clinique en m'aidant des théories galiéniques et des textes médicaux et moraux du XVIIème siècle7. Dans cette tension, au sein de la clôture du corps, le cœur et le corps souffrent. La chaleur, le feu du regard sont entrés dans le sang, assiègent le cœur, qui est le viscère le plus fort. Réceptacle des sensations et lieu de l'élan des mouvements, le cœur ne peut faire naître aucun mouvement, si bien que le corps brûle, les veines se gonflent, le sang noircit et l'extérieur du corps ne peut que rougir ou pleurer. Et lorsque le sang brûlant touche le cerveau, rien d'autre n'est possible qu'une sorte de conscience et de barrage : conscience de la brûlure, barrage des actions. La raison est face à un torrent. Seules sorties possibles, le sang (la rougeur) et les larmes, indices de la douleur brûlante qui emplit le corps. Tout n'est plus que douleur : Phèdre s'appesantit, ne se nourrit plus, est mourante, refuse de vivre, rêve et délire (I, 3). Prenant "au pied de la lettre" les métaphores galantes8, c'est-à-dire réalisant, représentant ces métaphores dans le lieu du corps et de l'âme, Racine fait en sorte que Phèdre brûle véritablement et le constate en l'exprimant. Quelque chose est donc sorti en plus des larmes et du sang, les mots, la poésie violente. La maladie est proclamée, avec honte et désespoir. Dépassant la rougeur du sang et les larmes, Phèdre exprime le mal, puis cède à la colère furieuse. La forte rougeur du visage, la respiration profonde, les larmes, les yeux enflammés, le changement constant d'expression, "tandis que le sang jaillit en bouillonnant des profondeurs de la région précordiale" (Sénèque, De Ira) sont les signes bien connus de la colère et de la folie, à ceci près que rien ne cède tout à fait dans les gestes de Phèdre. Si le bouillonnement est intense, les mots de la passion sont seuls comptables de la souffrance, et toujours opposés à ceux de la raison. Il n'y a pas de furor de Phèdre, mais une longue épreuve, une série de monologues qui déclinent le vacillement d'une âme et un conflit constant entre les deux pôles qui la définissent. Le personnage reste fermé, clos sur lui-même, assiste à son conflit, voit en quelque sorte sa mélancolie érotique sans l'héroïser. Au contraire des formes tragiques précédentes, la tragédie classique n'entend plus laisser un personnage se grandir dans l'expression furieuse de sa mélancolie et renferme au creux des alexandrins la souffrance héroïque. Si bien que l'acte final suicidaire est, lui aussi, un geste qui ne se voit pas. Phèdre prend acte véritablement de son empoisonnement en constatant, par le le venin qu'elle induit dans ses veines, le poison qui l'emplissait déjà. Il n'y a pas eu d'équilibre possible, comme il n'y aura aucune réapparition de la lumière sans un passage par le noir absolu. Le regard, déclencheur de la maladie de Phèdre, doit s'éteindre pour qu'un nouveau feu apparaisse et qu'on puisse espérer sans lui un jour immaculé.

 

Et la mort, à mes yeux dérobant la clarté

Rend au jour, qu’ils souillaient, toute sa pureté.

(v.1643-1644)

 

Rien d'autre n'est sorti du personnage que des larmes, une rougeur de honte, et des aveux, des mots, une poésie tragique.

 

La diffraction des personnages

 

Cependant, Phèdre, s'il est le plus remarquable, n'est pas le seul personnage enfermé dans un conflit interne et construit sur une tension bipolaire. Chacun des autres personnages est en effet double, diffracté et mû par un destin contradictoire explicitement noté par le texte.

Thésée a "deux moitiés" puisqu'il est à la fois un héros mythique et volage — à la première scène, Théramène le soupçonne d'avoir disparu pour cacher "de nouvelles amours" —, et le souverain moral et souffrant qui conclut la pièce. Il est ainsi le vecteur des deux traditions mythologiques du personnage : le rejeton d'une lignée coupable, le vainqueur du Minotaure, le terrible combattant qui sait sans scrupule briser les cœurs les plus tendres — Ariane en est un exemple —, et d'autre part le roi d'Athènes, sage, juste, douloureux et capable de compassion. Entre ces deux états, Thésée, à peine revenu des prisons d'Epire, "lieux voisins de l'empire des ombres", a lui aussi connu le déchirement. Il a accompagné son ami Pirithoüs dans une aventure douteuse où l'amour coupable a été cruellement puni, a cédé dès son retour à la colère dans un long récitatif de rage, aveuglé par sa passion, par Œnone, par Phèdre et par les dieux païens. Et cette passion proclamée est devenue acte lorsqu'elle s'est transformée en vengeance. Au lieu de punir ou de rendre justice en examinant sans passion, le roi a exhorté Neptune à tenir sa promesse — parole performative s'il en est. Avant que tout ne soit dévoilé et que la honte ne le prenne, Thésée n'a pourtant pas comme Phèdre, en pleine conscience, assisté au triomphe de sa passion, simplement parce que cette passion n'est pas construite sur un destin biologique et généalogique, mais sur une réaction, une circonstance, et surtout qu'elle n'est pas irrémédiable, c'est un accès.

En fait, on peut dire que sa colère et sa vengeance ont été déclenchées par la passion de Phèdre, exhumant en lui les restes des fautes accumulées dans un long parcours héroïque et amoureux, le faisant ainsi rompre avec l'amour pur, la prudence et la justice qu'on attendait d'un père et d'un roi. Pourtant, il peut être sauvé, au moins pour un moment, et ne meurt point. Après avoir pensé se bannir, il s'en remet aux larmes expiatoires et décide d'être père à nouveau en adoptant Aricie. Il y a peut-être pour lui un espoir s'il sait souffrir et faire de sa vie une douleur éternelle. Thésée, soumis à la colère divine qui punissait sa propre colère trop humaine, a été pris entre ses deux destins, a cédé durant deux actes à l'héroïsme violent qui le caractérisait pour enfin, grâce au dévoilement progressif de l'horreur de Phèdre, reconnaître ses fautes et aborder une sincère contrition. Outre le fait qu'il est toujours difficile de radicalement condamner un roi sur la scène tragique, on peut voir ici l'exemple d'une possible miséricorde divine, incertaine, certes, mais ouverte, et qui tient compte du fait que la compassion et la contrition d'une âme noble peuvent engager cette âme sur le chemin du rachat, mais sur le chemin seulement, tant il appartient à Dieu seul de juger.

Hippolyte est lui aussi enfermé dans une destinée contradictoire. Simultanément héros légendaire de la chasteté par Antiope, sa mère amazone, et enclin au désir d'aimer — il est fils de Thésée —, Hippolyte hésite. On le sait "ennemi des amoureuses lois", superbe et décidé à rejeter l'amour ; on le voit amoureux et brûlant galamment d'un feu convenable pour Aricie. S'il exprime, lors de l'absence de Thésée, sa culpabilité à vouloir épouser celle qu'il aime d'une tendre inclination, il en revendique ensuite le droit pour dénier l'amour de Phèdre, répondre aux accusations, et opposer à la volonté de son père — vouer Aricie, par politique, à la virginité — le rêve d'un amour galant. Enfin, si Aricie est amoureuse d'Hippolyte et captive de Thésée, elle est de la lignée des Pallantides, descendante de la Terre et en mesure de faire valoir ses droits sur la couronne d'Athènes. Comme Hippolyte, elle fut d'abord longtemps "à l'amour opposée" (v. 433); comme lui, elle a la fierté rare d'avoir aimé l'autre qui ne voulait point aimer, d'être la victime et la complice d'un amour qu'elle a d'abord voulu combattre; enfin, comme lui, elle oppose, dans les trois derniers actes, son innocence et sa pureté aux fautes de Phèdre. Mais ce qui la distingue d'Hippolyte, c'est sa relative victoire sur le plan politique : elle perd un amant mais elle gagne un père. Pourtant, même si Hippolyte et Aricie sont déchirés dans leur essence même, ils n'en restent pas moins galants. Leur tentative matrimoniale leur permet d'échapper au cercle infini de la contradiction, à la diffraction, puisqu'elle les s'installe dans une dynamique qui, même si elle échoue, sapée par la passion destructrice de Phèdre, les rend purs et innocents.

 

Le regard et le poème

 

On le voit, les personnages sont tout entiers construits à partir de l'expression de destins contradictoires qui induit leur diffraction. Mais, si pour Thésée, Hippolyte et Aricie, l'unité peu à peu se forme après la crise et permet d'envisager une ouverture par le rachat, le sacrifice de l'innocent ou la douleur reconnue et protégée, pour Phèdre, les destins qui la mènent restent irrémédiablement inconciliables, ancrés au sein de son corps et de son âme. Phèdre se verra jusqu'à sa fin tomber dans ce "charme fatal" qu'elle endure et sa lutte violente, désespérée, engendre tous les monstres de la pièce.

Ainsi, la clôture ostentatoire du lieu (les voûtes et les murs), l'obscurcissement du jour, programment l'enfermement de la pièce. Dans cette crise étouffante, l'Etat est destiné à vibrer sous ses contradictions et se dispose à l'éclatement; les personnages, construits comme lui par des oppositions fondamentales, se débattent, et Phèdre, image majeure de ce monde, brûle, déchirée par des tensions qui, longuement dissimulées, s'expriment enfin.

Si les murs et les voûtes de Trézène ont des mots accusateurs, c'est qu'ici tout parle de la faute : lieux et personnages. Dans la plainte, la colère, la prière, la déclaration, les mots font véritablement l'action de la tragédie. Venant du langage galant, ils sont resémantisés pour agir dans leur sens et leur violence initiale : quand Phèdre affirme qu'elle brûle, tout son corps en témoigne. Lorsque Thésée ordonne à Neptune d'honorer sa dette, un monstre se dresse sur le rivage et emporte Hippolyte, et Vénus répond aux objurgations de Phèdre (v. 822). Comme le lieu, le temps, l'Etat et les personnages, et plus qu'eux parce qu'ils les produisent, les mots tragiques révèlent leur passé, affichent simultanément leur polysémie, rappellent leur étymologie et s'arriment à la lettre pour mieux emporter les esprits. Fille de Minos et de Pasiphaé, Phèdre en représente toutes les conséquences (excès de justice et de loi, excès de désir9). Phèdre est agie par les mots qui la font, comme elle est agie par les mots de passion qu'elle constate, qu'elle crée et dont elle poursuit le sens à mesure qu'elle parle. Fils de l'amazone et de Thésée, Hippolyte ne peut dissimuler longtemps qu'il est voué à la chasteté comme à l'amour, veut épouser celle qui doit être vierge et s'abolit dans les flots. Fils coupable, fils rebelle, bel indifférent, héros galant, pur innocent condamné, Hippolyte réalise les mots qu'il utilise et ceux dont on l'accable. Cependant, aucune action représentée, aucun geste ne viennent entraver la progression du poème et le sens des mots qui s'enchaînent. Les scènes, comme le dit Jean Starobinski10, sont des "entrevues", des regards et des mots qui se croisent sans étreintes ni blessures mais qui troublent bien plus, sont là pour représenter bien plus que les blessures ou les étreintes véritables. Les regards et les mots viennent des corps interdits des acteurs tragiques pour figurer la chair, la souffrance et l'action. Ce qui suinte, qui paraît comme le sang de la rougeur ou sort des yeux comme les larmes — qui sont les effets amortis du bouillonnement interne —, ce sont les mots disposés en forme de poème dramatique. La parole fait l'acte et l'acte est exposé par la parole.

 

Les fautes et les destins dans Phèdre

 

Il est maintenant possible de mieux comprendre ce qu'on peut entendre, dans cette pièce, par "destin". Car la distance esthétique, dont j'ai fait un préalable, liée à l'art de la disposition et qui s'érige en poème dramatique, a pour charge, en principe, de concilier toute cette tension venue du fond des temps, de la généalogie, de la nature "biologique", avec une leçon morale et religieuse.

Si le destin est une "dispostion ou [un] enchaînement des causes secondes ordonné par la Providence, qui emporte une nécessité de l'événement", comme le dit Furetière, il importe de connaître les causes premières qui président à cette disposition et déterminent l'événement exposé durant la tragédie. Autrement dit, il est nécessaire de faire le point sur cette "Providence" dont il est ici question et qui est placée au-dessus des dieux eux-mêmes.

 

On vient de voir cependant que Racine, parce qu'il conçoit une tragédie et non une œuvre pieuse ou un essai philosophique et théologique, expose avant tout une crise des causes secondes et un enchaînement par degrés qui mènent, en une journée et en un seul lieu, à un événement. Phèdre est ainsi une mise en scène de l'action du destin plus qu'une narration ou une explication de ses causes premières. L'intérêt est donc porté sur les manifestations des destinées prises dans un exercice de la disposition et un poème dramatique. La colère de Thésée, la mélancolie de Phèdre, les atermoiements et le tendre héroïsme d'Hippolyte et Aricie sont d'abord représentés par la parole pour engager la compassion du spectateur, sa condamnation, voire peut-être aussi sa fascination. Mais devant ces exemples terribles, ce même spectateur a pour charge de juger à partir des cas exposés et des émotions qu'il ressent en élaborant une réflexion. Toutefois, rien n'oblige le spectateur à construire une réflexion pleinement cohérente et unie, comme rien n'oblige un auteur à enserrer son discours dans une doctrine précise, toute la littérature en témoigne, et principalement le théâtre. Dès lors, il serait vain de chercher dans l'œuvre de Racine une théorie absolument précise et construite puisque le propre de son théâtre (du théâtre) est justement de montrer des personnages opposés, eux-mêmes pris dans des contradictions. On pourrait même affirmer que le destin du théâtre est de montrer la complexité des destins, de représenter la difficile cohérence des théories et des morales, de laisser le spectateur maître d'un jugement qui lui revient et que l'auteur ne peut que guider, et guider seulement. C'est pourquoi il faudra se méfier des prescriptions auctoriales qui pourraient imposer un sens que leur texte dramatique contredit ou ne rend qu'en partie.

On le sait, une œuvre est "ouverte", surtout lorsqu'elle se présente comme la mise en scène d'éléments radicalement contradictoires. Ce qui fait que, même si la Providence ou les causes premières sont à l'horizon interprétatif de la pièce, l'intérêt repose sur la représentation des causes secondes, leur enchaînement dramatique qui peut fort bien renvoyer simultanément à des significations différentes voire opposées touchant la Providence, la faute, le destin et la volonté.

 

Ainsi, dans Phèdre, les mots touchant à la faute, à l'innocence, au destin, aux dieux, au ciel ou à la fatalité innervent le texte11. Mais c'est d'un labyrinthe qu'il est ici question, labyrinthe des passions construit par Racine pour être vu et pour retenir les spectateurs. Un simple exemple. Phèdre, clamant sa culpabilité, subit son destin et exhibe son horreur fascinante. Elle est donc coupable puisqu'elle le dit. Cependant, cette culpabilité se limite à son intention et peut-être même à l'image projetée de cette intention . Elle aime son beau-fils, donc elle se dit incestueuse et maudite. Déterminée par son lignage et par sa complexion, elle cède à cette passion qu'elle a vu naître en regardant Hippolyte : elle la dit, d'abord, sans pouvoir l'exercer. Secondée par Œnone, à moins que ce ne soit l'inverse, elle discrédite Hippolyte et l'offre à la vengeance de Thésée qui s'en remet aux dieux païens pour punir son fils. Ce faisant, Phèdre se punit, tirant les conséquences de l'état qu'elle a elle-même désigné, en s'empoisonnant, c'est-à-dire en poursuivant sa damnation. Et parallèlement, l'horreur qu'elle a causée a contribué à innocenter les autres personnages, à les sauver de la culpabilité qu'ils concevaient aussi et qu'ils réalisaient. Phèdre n'est pas un bourreau qui fait souffrir les innocents, mais un monstre qui innocente les autres personnages par l'horreur qu'elle répand. Par le mal qu'elle produit, elle "blanchit" Hippolyte et Thésée en assumant leur culpabilité, par sa mort immorale, interdite (le suicide), elle sauve la scène et la purifie. Double jeu, double signification.

Les autres personnages, eux, peuvent-ils être pour autant considérés comme innocents ? Sont-ils pardonnables de leurs fautes ? La fable semble trancher en ce sens, mais c'est encore oublier ce qu'ils ont été, ou considérer qu'ils se sont convertis ou ont reçu la grâce à mesure que Phèdre se chargeait de tous les crimes. Phèdre est décidément bien un être de théâtre puisqu'elle semble concentrer en elle l'ensemble de la problématique esthétique, morale et religieuse. En effet, si l'on admet que les autres personnages conçoivent à son contact de la terreur et parfois même de la pitié et de la compassion, et qu'ainsi ils se purifient, se purgent de leurs propres passions, l'action de Phèdre devient une sorte de transposition dramatique de la catharsis.

Mais qui détermine le destin de Phèdre, quelle est cette Providence qui déchaîne les causes secondes ? Phèdre elle-même parce qu'elle est ainsi construite. En tout cas pas les dieux qui ne font que répondre aux attentes des hommes en prenant leurs malédictions au pied de la lettre. Alors Dieu ? Un Dieu vengeur (mais de quelle vengeance s'agit-il, à propos de quel forfait ?) et cruel qui exclurait pour Phèdre toute grâce, un Dieu, comme l'affirme Antoine Adam, venu d'une "théologie cruelle, et qui ferait penser à celle de Sade"12 ? Alors comment concilier ce Dieu-là avec la conception providentialiste, avec le Dieu de raison et de justice qui préside aux destinées des hommes du XVIIe siècle ?

 

Le jeu des références jansénistes

 

Dans sa "Préface" de 1677, Racine fait clairement référence à la fonction morale et religieuse de sa pièce :

 

Je n'en ai point fait où la vertu soit plus mise en jour que dans celle-ci. Les moindres fautes y sont sévèrement punies. La seule pensée du crime y est regardée avec autant d'horreur que le crime même. Les faiblesses de l'amour y passent pour de vraies faiblesses ; les passions n'y sont représentées que pour montrer tout le désordre dont elles sont la cause ; et le vice y est peint partout avec les couleurs qui en font connaître et haïr la difformité. C'est là proprement le but que tout homme qui travaille pour le public doit se proposer ; et c'est ce que les premiers poètes tragiques avaient en vue sur toute chose. Leur théâtre était une école où la vertu n'était pas moins bien enseignée que dans les écoles des philosophes. [...] Il serait à souhaiter que nos ouvrages fussent aussi solides et aussi pleins d'utiles instructions que ceux de ces poètes. Ce serait peut-être un moyen de réconcilier la tragédie avec quantité de personnes célèbres par leur piété et par leur doctrine, qui l'ont condamnée dans ces derniers temps, et qui en jugeraient sans doute plus favorablement si les auteurs songeaient autant à instruire leur spectateurs qu'à les divertir, et s'ils suivaient en cela la véritable intention de la tragédie.

 

Outre le fait que cette préface n'est pas si simple, qu'elle répond à une stratégie, qu'elle est une sorte de plaidoierie pro domo, et qu'enfin elle n'assure point absolument que les écrivains modernes puissent parvenir à toute la vertu philosophique des anciens — ce "il serait à souhaiter" m'intrigue —, on est ici bien loin d'une théologie pré-sadienne. C'est même cette préface et cette tragédie qui déterminera Port-Royal à accepter l'amende honorable de Racine et à officiellement renouer avec lui. Peu de temps auparavant, "les personnes célèbres par leur piété et par leur doctrine" que sont Nicole, Arnauld, Alexandre Varet et autres prince de Conti, avaient en effet condamné avec force le genre tragique au nom des dangers qu'il représentait, et cette consciente dédicace les déterminera à convenir du fait que quelques tragédies pourraient ne pas être contraires à la religion. Ainsi, ces écrits et cet épisode induiront les lecteurs à penser que Phèdre est une tragédie janséniste et que, selon Voltaire13, on considérait que son héroïne est "une juste à qui la grâce a manqué". Cette lecture s'appuyait surtout sur les vers célèbres :

 

Vous aimez ; on ne peut vaincre sa destinée :

Par un charme fatal vous fûtes entraînée.

 

Or, comme l'indique Philippe Sellier14 cette vision est étrangère à la vision augustinienne du monde. Un charme fatal n'entraîne pas l'homme dans le péché, car l'homme est, dès sa naissance, pris par le péché. C'est plus ici d'un rappel de la thématique païenne propre à Euripide qu'il est question que d'une profession de foi janséniste. Arnauld accepte cependant, non de faire de Phèdre une "juste", mais de considérer que cette pièce est une parabole païenne du péché originel.

 

Il n'y a rien à reprendre au caractère de sa Phèdre, puisque par ce caractère il nous donne une grande leçon, que lorsqu'en punition de fautes précédentes, Dieu nous abandonne à nous-mêmes, et à la perversité de notre cœur, il n'est point d'excès où nous ne puissions porter, même en les détestant15.

 

Phèdre figurerait alors le destin de l'homme abandonné de Dieu et non point soumis à un "charme fatal" puisque sa faute est celle de tout homme et non celle d'une héroïne ou d'une généalogie particulières.

Hippolyte serait-il alors le juste sauvé, l'innocent parmi les damnés ? La théologie augustinienne implique bien que, depuis la Chute, tous les hommes soient corrompus, sans exception, se roulent à travers diverses passions coupables, et que Dieu dans sa justice les abandonne à l'aveuglement et à l'égarement. Mais elle dit encore que "Dieu, par une miséricorde gratuite et incompréhensible pour l'homme, discerne quelques élus, peu nombreux"16, et que dans l'âme de ces saints Dieu répand une grâce suave qui est délices et délectation suffisamment puissante pour chasser "l'ancienne délectation mauvaise qui portait au péché". Outre le fait qu'Hippolyte est bien plus galant que janséniste en apparence, il est notable, on l'a vu, qu'il n'est pas entièrement innocent (Racine insiste sur ce point dans sa préface au nom des principes aristotéliciens) et que sa purification ne vient pas de Dieu mais de l'action des hommes, enfin qu'il préfère proposer un exil à sa belle plutôt que de choisir une vie dédiée à la suavité divine.

S'il y a évidemment des traces sensibles de la problématique augustinienne, en particulier, comme l'a montré Ph. Sellier dans le même article, une réécriture de la paraphrase du Dies irae de Sacy publié dans les Heures de Port-Royal en 1650, il n'y pas, dans Phèdre, de démonstration en règle de la théologie augustinienne. Racine n'est pas un théologien, Racine emprunte, réécrit, réunit au sein d'un poème les éléments épars d'une théologie qui, par ailleurs, n'est aucunement monolithique. Il garde de Sacy l'expression d'un Dieu vengeur, attribue à Phèdre le rôle de tout homme soumis à la Chute qui ne sait ou ne peut être sauvé, insiste sur la représentation des innocents souffrant et persécutés, mais dans le même temps adapte Euripide et Sénèque, renvoie aussi la faute à la lignée mythique de Phèdre ainsi qu'à sa nature biologique. Plus que du Dieu de Port-Royal, il s'agirait donc plutôt ici d'un Dieu des personnages de la dramaturgie17 pris au sein d'un système dramaturgique composite. S'il y a bien figuration du destin, elle est multiple et complexe, saturée de figures augustiniennes, de données morales et médicales, d'images galantes et de références antiques, syncrétique en un mot, et cet ensemble d'éléments s'ordonne afin de représenter poétiquement la crise tragique.

 

Il y a donc bien une destinée de Phèdre et des autres personnages, mais qui n'est pas rigoureusement assignable à une théorie religieuse, ce qui est, après tout, absolument banal. Phèdre est un personnage théâtral constitué par la mise en place de données contradictoires : elle endosse les fautes et les contradictions de son lignage, elle suit les circonvolutions de son tempérament mélancolique et s'abolit dans la faute qu'elle s'attribue en se voyant faire. Autour de ce soleil impur, les personnages satellites sembent happés par la dynamique du personnage éponyme : leur destin dépend de celui de Phèdre, est modifié par lui, jusqu'à ce que l'action négative de Phèdre les en libère.

Thésée permet d'abord concrètement l'ouverture de la crise, en amenant Phèdre à Trézène, puis par une absence voulue, devenue une mort virtuelle dont il n'est pas directement responsable, en la laissant seule avec Hippolyte. Dans le vide qu'il a déterminé et la virtualité qui s'est créée, deux fautes bien "réelles" ont été révélées et déclarées : l'amour interdit d'Hippolyte pour Aricie et l'amour scandaleux de Phèdre pour son beau-fils. Aussi, lorsque le Père-Roi revient des enfers de l'Epire, tout lui échappe. La crise induite par sa mort virtuelle s'arrime au personnage de Phèdre et s'actualise. Marqué par ses fautes passées et par son propre tempérament, et comme agi par la passion de Phèdre, Thésée se jette dans la colère avec ardeur pour participer au désordre généré par la passion déclarée qui a produit cet enchaînement tragique. Hippolyte, héros "naturel", prince galant et fils fautif, sera finalement purifié par un monstre né de l'action de Neptune, elle-même produite par l'ordre de Thésée, lui-même déterminé par la stratégie d'Œnone, elle-même causée par la passion de Phèdre. Et Thésée, lui aussi purifié, cette fois par la mort de Phèdre, regrettant que tout ce désordre ait été représenté mais sachant qu'il est inoubliable, réintroduira l'ordre nécessaire à la clôture morale de la pièce en vouant sa vie à la douleur et à l'amour paternel. Son destin mythique (déjà transmis par la Fable) et institutionnel n'était-il pas, après tout, d'être un bon roi ?

 

L'utilité morale et le désordre

 

Par degrés, la pièce a donc suivi le destin de la marâtre, a inclus dans cette progression l'ensemble du personnel dramatique, a connu le désordre composite dont Phèdre était victime et qu'elle animait à la fois, enfin le rideau est tombé sur le retour à un ordre moral et douloureux.

Cette description de la pièce renvoie ainsi à ce qu'en dit Racine dans sa préface de 1677 : la vertu est mise au jour, le vice est puni, le désordre a lieu et est censé attirer la terreur et la compassion du spectateur afin qu'il haïsse les passions qui sont représentées et qu'il souffre avec les victimes. L'intention proclamée de la tragédie est donc morale et son utilité maintenant évidente. Les fautes, dûment exprimées sont reconnues, la mélancolie perd de l'héroïsme qu'elle avait dans les tragédies du début du XVIIe siècle — guerre est ainsi faite à la passion triste18 et le spectateur, grâce à l'émotion, à la compréhension et à la liberté qu'on lui laisse de juger, ne peut que rejeter l'excès mélancolique pour rétablir l'équilibre en rejetant la passion et en acceptant la raison, l'exercice de la volonté et la remise en ordre finale. Le destin devient ainsi une sorte de maladie (la mélancolie érotique) qu'il eût été possible de combattre en en supprimant la cause (le regard) et en en discréditant les effets. Il y aurait donc ici une volonté de voir le spectateur s'affranchir du destin et des excès de la passion par l'exercice du théâtre. L'émotion des larmes, la compassion chrétienne et la terreur pourraient ainsi vaincre la fascination et l'acceptation de l'irrationnel pour laisser toute la place à la raison.

 

Cependant, bien des choses résistent à cette interprétation et à l'enchaînement de cette série de bons principes. Cette tragédie est conçue à partir de matériaux épars et contradictoires, ses personnages sont déchirés, et il serait fort surprenant que l'interprétation qu'on puisse en tirer soit si simple et si unie. Expliquer la passion par le jeu de la représentation présente en effet certains risques, d'autant que le désordre mis en scène semble détruire, avant d'être éloigné, tout ordre moral et théorique possible. Si Thésée donne l'impression de reprendre la pièce en main, à l'extrême fin de la pièce — mais en laissant néanmoins le spectateur dans l'inquiétude, car rien ne prouve qu'il soit absolument "sauvé" —, les 1654 vers précédents peignent le désordre profond et déchirant. Ils expriment la souffrance, l'injustice, le gonflement des passions en recourant aux figures de la destinée puisées dans la mythologie (le lignage et la faute des "revenants"), dans les pièces précédentes (Euripide, Sénèque, Garnier pour l'établissement du caractère-tempérament et la représentation de la mélancolie ou de la colère), dans la théologie de Port-Royal (les conséquences de la Chute, l'aveuglement des hommes, la colère de Dieu, les souffrances des innocents), etc.

La fonction de la tragédie classique, outre la fonction morale que revendique stratégiquement et peut-être sincèrement Racine, est d'instaurer une crise, d'aller vers les limites de l'homme dans le mal comme dans le bien, de dévoiler le désordre dans le cadre d'une fiction codifiée, disposée et répondant à quelques règles esthétiques générales. Et l'on ne peut attribuer le désordre, ici, à une seule instance, fût-elle divine, fût-elle cachée : les causes secondes montrent assez qu'il est impossible que la Providence elle-même soit tout d'un bloc et assignable à (aux) Dieu(x) seul(s). Les responsabilités sont partagées, diffractées, c'est ce qui crée l'intérêt de la pièce, sa dynamique et son désordre. Les personnages s'acheminent ainsi, scène par scène, vers les limites de l'humain, se dévoilent et dévoilent consécutivement et parfois simultanément leur horreur, leur innocence et l'horreur du monde, au spectateur muet qui assiste au désordre et qui les voit se voir. Si Dieu peut être ce spectateur, il est surtout évident que le spectateur est celui qui se trouve de l'autre côté du quatrième mur, celui qui juge les mots et les actions, qui s'émeut aux alexandrins terribles qu'il entend. Or le spectateur impuissant regarde un dévoilement progressif mettant en scène des personnages qui se voient tomber, constatent leur chute, en prennent littéralement acte jusqu'à ce qu'enfin Phèdre concentre sur elle, dans une liberté négative, toute la culpabilité, et du même coup purifie les autres.

 

Reste enfin le risque même de la représentation des passions : qu’elles fascinent le spectateur au point qu’il sombre dans le plaisir de voir le mal.

 

C'est pour cela que l'œuvre de Racine est plus philosophique qu'on ne le croit ordainairement en France. Il ne s'agit pas seulement de montrer les passions, mais en même temps, que le désir est un crime. Et qu'en pense Racine lui-même ? Ici, comme toujours, le poète est double. Le désir est effectivement un crime, pour lui, et Phèdre est sa dernière pièce avant le retour à l'ordre. Mais aussi le désir dans Phèdre proteste contre l'infamie du crime (le désir proteste seul, comme un personnage autonome de la tragédie).

Antoine Vitez19.

 

Dans tout ce désordre, quelque chose de noir a lui à travers le poème : l'expression de la pure souffrance humaine, violente, sans espoir, la douleur de faire le mal malgré soi et d’en jouir, ou la douleur de ne pouvoir faire autre chose que de souffrir, pris par le monde et le mal. La volonté de dire, confusément, que le désir est le destin de l'homme, sans culpabilité, ni innocence.

“Le destin dans Phèdre ou l’enchaînement des causes”, In Théâtre et destin, Études recueillies par Jean Bessières, Champion, 1997, collection Unichamp, p. 91 à 115.

Notes 

 

  1. Voir Ch. Biet, La Tragédie, Armand Colin, Cursus, 1997, chap. IV.
  2. Thomas Pavel,L'art de l'éloignement, Gallimard, Folio, 1996.
  3. Roland Barthes, Sur Racine, Seuil, 1963.
  4. Jacques Schérer, Racine et/ou la cérémonie, P.U.F., 1982, p. 200-201.
  5. Une note, qui n'a rien à voir avec la démonstration, mais que je donne pour le plaisir..."Il n'y a rien de si bête que de dire comme Théophile Gautier, lequel était du reste un poète de troisième ordre, que le plus beau vers de Racine est :"La fille de Minos et de Pasiphaé". Marcel Proust, Lettre parue dans La Renaissance politique, littéraire, artisitique, le 8 janvier 1921, repris dans Contre-Sainte-Beuve. Pastiches et mélanges. Essais et articles. Gallimard, "La Pléiade", 1971, p. 618.
  6. Jackie Pigeaud, La Maladie de l'âme, Les Belles lettres, 1989, chap. IV, et "Euripide et la connaissance de soi", in Les Etudes classiques, tome XLIV, 1976, p. 3-24
  7. Voir les traités de La Framboisière, de Cureau de la Chambre, entre autres, naturellement les textes de J. Pigeaud et mon étude sur Racine ou la passion des larmes, Hachette, 1996.
  8. Voir l'article d'Alain Viala, "Racine galant, l'amour au pied de la lettre", in Les Cahiers de la Comédie Française, dossier Racine, N°15, automne 1995, POL et Comédie Française.
  9. Voir Francisco Orlando, Lecture freudienne de Phèdre (1971), Les Belles Lettres, 1986 pour la trad fse.
  10. Jean Starobinski , "Racine et la poétique du regard", L'Œil vivant, Gallimard, 1961.
  11. "Innocence, innocent, coupable" : 23 fois; "ciel, destin, dieu, Vénus, Neptune", etc. : plus de 80 fois; "fatal, fatalité, funeste, charme" : plus de 40 fois.
  12. Antoine Adam, Histoire de la littérature française au XVIIème siècle, Del Duca, 1954, tome IV, p. 371.
  13. Lettre du 23 décembre 1760 au marquis Albergati Capacelli.
  14. Philippe Sellier, "Les tragédies de Jean Racine et Port-Royal", Carnet Giraudoux-Racine, N°3, Grasset, 1997 p. 41-61; "Le jansénisme des tragédies de Racine, réalité ou illusion", C.A.I.E.F., 31, 1979; et "De la tragédie considérée comme une liturgie funèbre, Phèdre", L'Information littéraire, XXXI, 1979, p. 11-15. Evidemment, ces articles viennent corriger l'interprétation de Lucien Goldmann, Le Dieu caché, Gallimard, 1955.
  15. Arnauld cité par Louis Racine, Racine, Gallimard, "Pléiade", I, p. 49-50, et repris par Ph. Sellier dans l'article cité.
  16. Ph. Sellier, premier art. cit.
  17. Jacques Schérer, op. cit.
  18. voir l'article de Marc Fumaroli, "Nous serons guéris si nous le voulons", Le Débat, N°29, Gallimard, mars 1984, p. 92-114.
  19. Antoine Vitez, Le théâtre des idées (anthologie proposée par D. Sallenave et G. Banu), Gallimard, 1988, p. 188-198 (reprise d'un article pub. dans Pratiques, N°15, 'Théâtre", 16 juillet 1977) et p. 343-345 (reprise d'un article pub. dans L'annuel du théâtre N°2, 'Théâtre", 21 juillet 1968, 9 mars 1975).
Besoin d'aide ?
sur