Le dérisoire dans Juste la fin du monde

Le lapsus de Suzanne disant « ici-bas » pour « ici » appartient a priori à la même catégorie que les confusions de la Mère dans Nous les héros. Elle le corrige pourtant et met, par là,  l’accent sur lui : « non, pas « ici-bas », ne te moque pas de moi ». Et cette insistance même renvoie à l’étrangeté de la situation. L’ici-bas n’est-il pas le domaine des vivants ? Et l’au-delà le lieu où Louis s’adresse à nous ? Louis, de retour parmi les siens, est un revenant. Louis est pour nous un mort qui a évoqué les vivants (ibid.). Il est, comme Lagarce lui-même se définit dans son Journal, « un mort parmi les vivants ». Dans cette perspective le lapsus met en abyme le quiproquo global sur lequel se fonde la pièce, quiproquo tragique a priori, mais qui place tous les échanges familiaux, et notamment les disputes sous le signe du dérisoire. Et l’on peut entendre ici ce dérisoire comme forme métaphysique du risible. C’est ainsi notamment que l’ironie que partagent volontiers les membres de la fratrie trouve une étrange caisse de résonance dans l’ironie tragique que la double énonciation exploite dans leur ignorance de la situation réelle.

D’un côté des petites finesses complices : « il est passionné, c’est un homme passionné par cette description de notre progéniture, (p.15) ; « Nous nous entendons. – C’est l’amour. » (p.56).

De l’autre une incompréhension totale, donnée à savourer au spectateur : « Je n’ai rien à dire ou à ne pas dire, je ne vois pas », assure Louis (p.34) et plus tard Antoine assure « tu regrettes d’avoir fait ce voyage-là, / tu ne regrettes pas, tu ne sais pas pourquoi tu es venu, tu n’en connais pas la raison » (p. 51). Entre les deux l’ironie de la situation : « Ils reviendront. Ils reviennent toujours. / je suis contente, je ne l’ai pas dit, je suis contente que nous soyons tous réunis./ où est-ce que tu vas ? / Louis ! Catherine reste seule. » (42).

À la jointure des deux, un bon mot que la situation rend atroce, le commentaire d’Antoine sur ses rapports passés avec son frère : « jouir du spectacle apaisant enfin de ta jeunesse légèrement prolongée (72).

L’humour chez Lagarce n’est pas le véhicule d’un divertissement qu’il récuse. Pas davantage celui d’une satire, sauf quand le sujet l’appelle, comme Les Prétendants. Il est l’instrument léger et souple d’une philosophie qui pourrait pasticher celle de Figaro et assurer : « Je me dépêche de sourire de tout de crainte d’avoir à en pleurer ».  Et d’affiner, par cette question encore : « Au nom de quel mandat, de quelle force, prétendre à l’insouciance, et rire encore et oser sourire encore sans nier la réflexion la plus secrète, la plus obscure, la construction d’un questionnement et son absence de réponse ? » (Du luxe et de l’impuissance, p.38). 

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